Dilan Lurr (36 ans) a grandi à Kirkouk, au Kurdistan irakien, avant de partir vivre en Suède avec sa famille. Il est le directeur créatif de Namacheko, la griffe qu’il a lancée à Anvers en 2016 avec sa sœur Lezan. Il a choisi de déménager à Paris cette année.
Des contes de fées
Je suis né dans une famille de conteurs. Quand j’étais petit, mon père aimait nous parler de la monarchie irakienne et son enfance. Mais le plus important pour moi, c’était les deals que je faisais avec ma grand-mère: je lui massais le dos, en échange de quoi elle me racontait des contes de fées truffés de faits tirés de sa propre vie et de ce qui s’était passé dans notre ville. En l’absence d’électricité, je n’avais de toute façon rien d’autre à faire à la maison. Ses récits m’ont vraiment façonné. Car je visualisais tout ce qu’elle racontait dans ma tête.
Un immigré
Déménager en Suède avec mes parents était excitant. Voir la neige pour la première fois, les centres commerciaux et les plaines de jeu, faire du vélo ou regarder la télé quand j’en avais envie: du haut de mes 8 ans, j’avais l’impression de vivre à Disneyland. Nous étions les seuls immigrés de notre quartier à Halmstad et je ne me sentais pas toujours à ma place à l’école. Un immigré à succès comme le footballeur Zlatan Ibrahimović était considéré comme suédois. Alors que d’autres personnes portant des noms étrangers ne l’étaient pas. C’est pourquoi j’ai déménagé à Anvers, et maintenant à Paris – des endroits où je devrais moins me préoccuper de mes origines. Ce privilège n’est accordé qu’à peu de gens.
La vie est courte
Il ne faut pas reporter ses projets à trop long terme. A cet égard, le décès soudain de ma mère en 2015 a eu un impact important sur moi. J’avais 26 ans et je faisais des études d’ingénieur à Lund. Mais la perspective d’un travail de bureau répétitif me rebutait. Je rêvais d’un boulot créatif: pouvoir exprimer ma passion pour le cinéma, l’art et la mode et me développer artistiquement. Cette voie en apparence risquée me faisait peur. Après la perte de ma mère, j’ai pris conscience que la vie était courte et que je devais essayer. Toutes mes inquiétudes concernant le fait d’avoir un revenu stable et de pouvoir payer le loyer se sont dissipées.
‘Mon appartenance ethnique ne représente qu’une partie de ce que je suis.’
De la fierté
Je n’ai assumé mes racines que tardivement. Devoir toujours expliquer d’où l’on vient et que tous les musulmans ne sont pas des terroristes ne m’a pas aidé à ressentir de la fierté. Le tournant pour moi a eu lieu en 2014, lorsque l’Etat islamique a envahi l’Irak et que les combattants de la résistance kurde, dont faisaient partie mes cousins, sont devenus de véritables héros. A partir de là, je me suis vraiment intéressé au Kurdistan. J’ai été tellement enthousiasmé que j’ai réalisé un court-métrage sur mes cousins en 2016. Les costumes que j’ai conçus pour ce film ont débouché sur une commande de la boutique de mode parisienne The Broken Arm. Ce qui a marqué le début de Namacheko.
La confiance
La créativité, c’est avant tout une question d’idées. Adolescent, j’ai puisé ma force dans le travail de Martin Margiela, qui m’a appris que l’on peut créer quelque chose de puissant même sans moyens financiers. Plus tard, juste avant le lancement de Namacheko, j’ai eu la chance de rencontrer Marc Gysemans, le fabricant de vêtements basé à Rotselaar qui a cru en mon histoire et a finalement produit nos premières collections. Il m’a donné la confiance nécessaire pour me lancer.
Persévérer
Pour s’améliorer, il faut persévérer. Je constate que les jeunes veulent parfois en faire trop: ils commencent à peindre ou font de la musique mais aussi de la photographie, tout en gérant une marque de vêtements. Or, toutes ces activités nécessitent des connaissances et des compétences qui ne s’acquièrent qu’avec le temps.
Pas d’étiquettes
Je suis bien plus qu’un designer kurde. Je comprends que les étiquettes simplifient la vie, mais si je m’y plie, je me limite. Il y a des références au Kurdistan dans mes collections parce que je veux accorder de la visibilité à mon pays d’origine. Et montrer que les Kurdes peuvent faire des choses innovantes. Mais aussi importante que soit mon appartenance ethnique, elle ne représente en fin de compte qu’une partie de ce que je suis et de ce que je veux exprimer.
Vivre libre
J’ai appris à ne pas prendre ma liberté pour acquise. La situation au Kurdistan est meilleure aujourd’hui que sous la dictature de Saddam Hussein, lorsque les Kurdes étaient persécutés, que la police fouillait régulièrement les maisons et extorquait les gens. Et que l’accès à l’information était inexistant. Cependant, lorsque j’appelle mes cousins, je me rends compte à quel point leurs horizons sont limités. Voyager librement, aller vivre quelque part sans parler la langue: ils ne peuvent pas l’envisager. On prend alors conscience du fait que les rêves et les ambitions que l’on nourrit dépendent de l’endroit où l’on vit.