Pourquoi le look des grandes dames de ce monde est-il tant passé au crible?
Qu’elles soient ministre ou cheffe d’entreprise, leur look est scruté, admiré, critiqué… Mais ces meneuses entendent-elles, elles aussi, faire passer un message au travers de leurs choix vestimentaires?
« Qu’est-ce que je vais mettre ce matin? » La chancelière allemande Angela Merkel se pose-t-elle parfois cette question, elle qui arbore le même look depuis quinze ans – des souliers confortables, un pantalon sombre et un blazer de couleur vive qui tranche parmi les costumes foncés de ses homologues masculins? Il semblerait en réalité que le ton de cette veste ne soit pas choisi au hasard: le vert, couleur du compromis, serait réservé aux négociations, et le bleu, symbole de compétence et d’objectivité, aux rencontres internationales. Depuis ce jour de 2008 où une soirée à l’opéra dans une longue robe décolletée l’a propulsée à la Une de tous les quotidiens d’Europe, elle s’est résolue à adopter, pour ce genre d’occasion, une jupe étroite avec veste assortie.
Si la tenue de leurs confrères suscite sans doute un peu d’intérêt, ce n’est rien en comparaison avec l’analyse vestimentaire circonstanciée que subissent nos leadeuses dès qu’elles se retrouvent sous les feux des projecteurs. D’après Karen Celis, professeure de genre et politique à la VUB, cela ne tient pas uniquement au fait que leur garde-robe soit nettement plus variée: « Les rôles traditionnels y sont pour quelque chose. Aujourd’hui encore, on attend des femmes qu’elles soient belles, agréables, soignées.«
Côté messieurs, Barack Obama portait toujours à peu près le même costume dans le but, semble-t-il, d’avoir une décision de moins à prendre au cours de la journée… En réalité, c’est exactement ce que fait aussi Angela Merkel: le choix d’un « uniforme » lui permet de consacrer son temps et son énergie à son travail plutôt qu’à sa tenue. Sans se tenir à des habitudes aussi strictes, bien d’autres femmes, comme Christine Lagarde, Sophie Wilmès ou Michelle Obama ont également adopté un style bien spécifique. D’après Sophie Woodward, sociologue à l’université de Manchester, chaque femme, quelle qu’elle soit, affiche en réalité un look « habituel ». Dans le cadre d’une étude, la spécialiste s’est attachée à cataloguer la garde-robe d’une série de ses paires avant de leur demander d’expliquer chaque matin pourquoi elles choisissaient de porter tels ou tels habits. Les résultats sont rapportés dans son ouvrage Why Women Wear What They Wear. « Nos vêtements habituels ne sont pas simplement ceux que nous avons l’habitude d’enfiler, mais surtout ceux qui nous correspondent – parce qu’ils nous vont bien, parce qu’ils sont adaptés à notre mode de vie, parce que nous nous y sentons à l’aise. Parvenir à un résultat cohérent d’un point de vue à la fois physique, esthétique et social relève d’un processus extrêmement complexe. En général, nos vêtements doivent nous donner l’impression d’être nous, même s’il nous arrive aussi de les choisir en fonction de la personne que nous aimerions être. Notre âge, notre féminité, notre sexualité, nos goûts et les tendances du moment ont tous un rôle à jouer dans notre tenue, mais celle-ci doit aussi être adaptée au contexte », développe-t-elle.
Les notions de puissance, de compétence et d’autorité éveillent en effet malheureusement encore souvent dans les esprits l’image d’un homme en costume.
Ainsi, on ne se rendra pas à un enterrement en survêt’ ni à une soirée entre fashionistas habillée comme une grand-mère. « De cette façon, nous développons petit à petit des habitudes dont nous savons qu’elles conviennent à peu près à toutes les occasions, des tenues qui ne sont ni forcées ni incongrues, mais les plus naturelles possible, poursuit l’experte. C’est important, car ceux qui nous entourent sont prompts à percevoir la moindre bévue stylistique… et les conséquences seront évidemment plus sérieuses pour celles qui doivent entretenir une image publique. » En effet, si un individu lambda se présente au travail ou devant l’école de ses enfants habillé n’importe comment, il ne s’expose qu’au regard de ses collègues ou connaissances. Mais lorsque l’ancienne Première ministre britannique Theresa May portait des escarpins à motif léopard, elle pouvait, elle, s’attendre à faire jaser les tabloïdes.
Compétence et féminité
Si nous aspirons sans doute fondamentalement toutes et tous à une image qui nous corresponde à 100%, le tableau peut aussi être dominé par un aspect de notre identité, commente Karen Celis. « En général, une femme politique ou cheffe d’entreprise voudra mettre en avant sa compétence plutôt que sa féminité. Les notions de puissance, de compétence et d’autorité éveillent en effet malheureusement encore souvent dans les esprits l’image d’un homme en costume, puisque les hautes sphères ont longtemps été le domaine à peu près exclusif de ces messieurs. » A présent que les femmes s’y aventurent, elles doivent en respecter les règles informelles et faire sentir au premier regard qu’elles y ont leur place. Dans le passé, elles adoptaient pour cela un style « masculin » fait de tailleurs et de teintes sobres sans fioritures. Mais en même temps, « on attend tout de même qu’elles restent femmes », souligne encore notre spécialiste: « Arrivées au sommet, elles doivent réussir un véritable exercice de corde raide pour se fondre dans leur environnement et afficher leur compétence sans se masculiniser. » De quoi expliquer les vestes d’Angela Merkel, les foulards bariolés de Christine Lagarde et les colliers et escarpins de Theresa May. Les femmes politiques américaines semblent souvent tout droit sorties de House of Cards avec leurs robes et tailleurs structurés et leurs manteaux hors de prix. Michelle Obama affichait à cet égard un bon goût onéreux plus proche de celui de la haute société « ordinaire », tandis que Melania Trump s’est profilée aux côtés de son mari comme une authentique « trophy wife » – soit une coûteuse potiche. Certaines réussissent toutefois l’exploit de détourner l’attention de leur garde-robe. La Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern, par exemple, se distingue par l’absence d’un look défini, forte de la philosophie que ce qui n’apporte rien n’est finalement qu’une distraction inutile.
Jeu de symboles
Quand la tenue de Jacinda Ardern se remarque, c’est donc un choix conscient – comme lorsqu’elle s’est rendue en hijab dans une mosquée de Christchurch après les attentats ou en korowai, une cape maorie traditionnelle, symbole de prestige, à une fête à Buckingham Palace. Ce que nous portons peut faire passer un message et les grandes dames n’hésitent pas à exploiter cette possibilité. Ainsi, Elizabeth II, en particulier, est la reine du symbolisme vestimentaire – lors de son couronnement déjà, les broderies de sa robe évoquaient la nature du Royaume-Uni et du Commonwealth. Lors de la visite de Donald Trump, elle arborait en guise de royale provocation une broche reçue du couple Obama. Quant au chapeau bleu à fleurs jaunes qu’elle portait lors de l’ouverture du Parlement britannique en 2017, au lendemain du référendum sur le Brexit, son habilleuse affirme que sa ressemblance avec le drapeau européen n’était qu’un hasard…
Le problème, c’est que le message échappe parfois à tout contrôle, poursuit Sophie Woodward. « L’interprétation, c’est celle du public et de la presse. » On songe par exemple à Melania Trump, avec sa blouse à lavallière, ou « pussy bow », qui a beaucoup fait jaser en raison des propos de son mari envers les femmes – « attrapez-les par la chatte. » Sans doute y avait-il un message sous-jacent, mais lequel? Pour Karen Celis, c’est justement cela qui rend si passionnante la communication explicite de certaines sur la signification de ce qu’elles revêtent. « Le blanc choisi par Hillary Clinton pour l’annonce de sa candidature à la présidence et par Kamala Harris lors de sa victoire est une référence aux suffragettes. Au cours de sa campagne, Kamala Harris s’est aussi régulièrement affichée en jeans et en baskets, comme les femmes qu’elle représente. Une manière, pour ces femmes de tête, de récupérer une apparence physique si souvent utilisée contre elles pour faire passer un message. »
Risque de dérapages
Cependant, jouer avec son look n’est pas toujours sans danger, et les leading ladies qui sortent des sentiers battus s’en prennent parfois plein la figure. Lorsque, en 2013, la députée française Cécile Duflot a poussé la porte de l’Assemblée Nationale vêtue d’une robe-chemisier fleurie – au demeurant tout à fait convenable! -, elle a été accueillie par un concert de sifflements et d’invitations à ouvrir quelques boutons supplémentaires. Après la « photo de famille » du nouveau gouvernement, la Secrétaire d’Etat italienne Teresa Bellanova a été fustigée pour son originale robe bleu roi, que certains jugeaient « inappropriée ». Sanna Marin, la toute jeune Première ministre finlandaise, a, elle, été décriée pour avoir posé dans un blazer très décolleté.
Ces critiques sur l’apparence des grandes dames – et des autres! – sont moins anodines qu’il n’y paraît, souligne Karen Celis. « C’est un jeu de pouvoir. Les attaquer pour leur apparence, c’est aussi une manière de dire qu’elles restent finalement des ovnis, qu’elles ne sont pas à leur place parce que leur corps ne remplit pas sa fonction, qu’il n’est pas assez beau, pas assez féminin, pas assez attirant. C’est cet éternel exercice d’équilibriste qui fait de leurs vêtements un tendon d’Achille que d’autres ne se privent pas d’exploiter. De quoi expliquer pourquoi, même au cours de l’épisode du Brexit, ce sont les souliers de Theresa May qui ont fait parler d’eux. C’est une manière de miner leur autorité. Et quand Sanna Marin se fait critiquer pour son décolleté, la réaction dominante est qu’elle l’a bien cherché. On assiste à une évolution vers moins de rigueur, mais la société continue à juger plus durement les jeunes femmes que leurs aînées. »
En couverture
Lorsqu’il y a quelques mois, la vice-présidente américaine Kamala Harris a fait la couverture de Vogue en jeans, blazer et baskets plutôt que dans une création haute couture, la photo a suscité un véritable tollé. Pensez donc: la première femme vice-présidente, de couleur et d’origine asiatique de surcroît, méritait mieux que d’être présentée comme une souillon! La professeure de genre, à la VUB, Karen Celis n’est pas étonnée. « Elle a toujours voulu, dans ses choix vestimentaires, donner l’image d’une femme comme les autres, observe l’experte. Mais pour le coup, c’était un mauvais calcul, parce qu’il y a aussi une dimension raciale. Le fait qu’elle participe au pouvoir au même niveau que les hommes blancs mérite une reconnaissance qui, pour beaucoup d’observateurs, ne se reflétait pas dans cette couverture. Qu’on le veuille ou non, nos vêtements restent étroitement liés à notre statut, et l’image de Vogue ne confirmait pas le sien comme on aurait pu l’attendre. » En définitive, le magazine a rapidement publié une seconde couverture plus formelle, où elle pose cette fois dans un tailleur de créateur pastel…
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