Femmes et sciences: quelles sont les initiatives pour changer ce duo difficile ?

Cherche chercheuses au top. © GUDRUN MAKELBERGE
Isabelle Willot

Le verrou de l’accès des filles aux études universitaires a sauté depuis longtemps. Elles boudent pourtant toujours les sciences exactes et sont à peine 34 % à postuler un jour pour une place de chercheur qualifié permanent. Pour de nombreux experts, c’est dès l’adolescence qu’il faut changer les mentalités.

Dans le jargon des spécialistes des questions de genre, on appelle cela le phénomène du  » leaky pipeline « , autrement dit ce tuyau percé qui symboliserait la disparition progressive et insidieuse des femmes dans les carrières scientifiques et académiques de haut niveau. Une réalité de terrain d’autant plus difficile à comprendre qu’elles ont désormais accès sans tabous aux études universitaires, y compris dans les filières de sciences exactes, voire appliquées. Elles sont même plus nombreuses, toutes disciplines confondues, à décrocher un master – qu’elles réussissent souvent avec de meilleures notes que les garçons. Pourtant, les chiffres publiés par le FNRS (Fonds national de la recherche scientifique) sont sans appel : si 55 % des candidats à une bourse de doctorat sont des filles, elles ne sont plus que 45 % à entrer une demande de financement pour un post-doctorat et à peine 34 % à tenter leur chance pour une place de chercheur permanent. Au regard des statistiques mondiales, que l’on retrouve dans un récent rapport du Boston Consulting Group, la Belgique n’est finalement pas si mal lotie : l’étude, qui prend en compte la situation des pays développés autant qu’émergents, estime que seuls 2 % des diplômées de l’enseignement secondaire obtiendront un jour un doctorat en sciences, contre 6 % pour leurs condisciples masculins. En se contentant simplement de viser l’équité, on pourrait ainsi gagner 300 000 docteures chaque année, soit 3 millions de scientifiques de haut niveau en dix ans, avec tout ce que cela sous-tend comme possibles avancées à la clé…

Les sciences exactes ne sont pas réservées aux génies.

Besoin de modèles

Depuis 1998 et le lancement du programme For Women in Science, la Fondation L’Oréal, aux côtés de l’Unesco, essaie d’aller dans ce sens de l’histoire. En mettant à l’honneur des chercheuses confirmées mais également en octroyant des bourses à de jeunes talents. Dès 2007, la filiale belge du géant de la cosmétique a aussi financé des travaux menés par des femmes scientifiques au sein des différentes universités du pays. Trois de nos brillantes compatriotes – Aurélie De Groote (ULB), Mieke Metzemaeckers (KULeuven) et Emmanuelle Wilhelm (UCL) – viennent ainsi d’être distinguées cette année. Une opportunité dont Laure Twyffels, aujourd’hui directrice opérationnelle de la plate-forme d’imagerie interuniversitaire ULB-UMons, a eu la chance de bénéficier lors du lancement du programme.  » Grâce à cette bourse, j’ai également eu l’occasion de rencontrer d’autres personnes qui pouvaient me servir de role model alors que je commençais mon doctorat, rappelle-t-elle. Si les filles ont encore des réticences à s’engager dans la recherche, c’est parce qu’elles ont du mal à se projeter dans un futur professionnel. Elles peuvent aimer les maths et la physique et s’imaginer professeur dans le secondaire mais se voir un jour dans un poste d’ingénieur en électromécanique, cela reste compliqué. Le fait que l’on parle ainsi de celles qui se sont fait un nom dans les hautes sphères académiques contribue certainement sur le long terme à faire évoluer les mentalités.  » Claudine Hermann, premier professeur féminin à la prestigieuse Ecole polytechnique de Paris, aujourd’hui présidente de la Plate-forme européenne des femmes scientifiques, insiste quant à elle sur l’importance de ces réseaux qui permettent aux chercheuses, souvent isolées dans leurs laboratoires, d’échanger avec leurs pairs qui connaissent le même type de problème et permettent par ailleurs d’être plus rapidement informées d’opportunités de carrières.  » Aujourd’hui, lorsqu’un comité se construit, on a tendance à travailler à l’envers : les hommes pensent d’abord à des hommes qu’ils connaissent, puis lorsqu’il ne reste plus qu’un ou deux postes à pourvoir, pour lequel on a généralement besoin d’une fonction très spécifique, on se dit qu’il faudrait des femmes… et forcément on n’en trouve pas ! Alors que si on recourait à elles au début de la procédure de sélection, on ne rencontrerait pas ce type de souci vu que les candidats masculins sont encore aujourd’hui par essence plus nombreux. « 

Femmes et sciences: quelles sont les initiatives pour changer ce duo difficile ?
© GUDRUN MAKELBERGE

Convaincue que c’est aussi à l’université que les chercheuses peuvent trouver des figures inspirantes, l’ULB a introduit l’an dernier la mesure Cascade, qui a pour but d’éviter l’érosion graduelle de la présence des femmes dans la carrière académique où elles n’occupent encore que 16 % des postes de professeur ordinaire, toutes disciplines confondues, en Belgique francophone. Pas question toutefois de parler de quotas mais simplement d’introduire une parité lors des promotions qui soit au moins équivalente à celle de la classe antérieure. Ainsi, s’il y a 34 % de femmes chez les chargés de cours, il faudra qu’il y en ait au moins 34 % chez les professeurs promus.  » Comme nous l’escomptions, le nombre de candidatures féminines a augmenté, se réjouit Laurent Licata, vice-recteur à la gestion des carrières en charge de la politique de diversité et de genre. Or jusque-là, le nombre de postulantes restait très inférieur au nombre de postulants. Ce plan arrive en bout de course d’un long processus d’examens de dossiers qui ne garde que ceux qui répondent pleinement aux critères. Si nous ne recevons pas assez de candidatures de femmes, nous stoppons le nombre de promotions. C’est donc dans l’intérêt de tous que de bons dossiers féminins soient présentés, sans quoi, par ricochet, il y aura également moins d’hommes promus.  »

Preuve que la réflexion fait son chemin, des personnes de contact  » genre  » ont été désignées dans les six universités francophones du pays. Et un comité interuniversitaire présidé par le sociologue Bernard Fusulier, professeur à l’UCL, travaille notamment à la mise en place de nouveaux critères de régulation de la recherche et des carrières (lire par ailleurs).

Agir dès l’adolescence

Femmes et sciences: quelles sont les initiatives pour changer ce duo difficile ?
© GUDRUN MAKELBERGE

Conscient qu’un travail de fond sur les idées reçues est plus que nécessaire bien en amont, Jean-Claude Marcourt, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en Fédération Wallonie-Bruxelles, a également octroyé une subvention au projet  » Yes She Can  » porté par deux anciennes étudiantes de l’Ecole polytechnique de l’ULB.  » Pour nous, c’est au moment où les filles choisissent leurs options dans le secondaire qu’il faut pouvoir agir, insiste Lola Wajskop, cofondatrice de l’initiative. Elles sont trop peu nombreuses encore à « oser » se diriger vers les maths et les sciences, encore moins, plus tard, vers une filière « tech ». Il nous semblait important de leur faire rencontrer des femmes ingénieures qui leur parlent de leurs études, de leur boulot, de les mettre à l’honneur en quelque sorte, car on ne les voit jamais. Il faut aussi changer les mentalités au sein même des écoles qui, souvent, à la base, étaient réservées aux garçons et qui, sans s’en rendre compte, ont parfois tendance à perpétuer certains stéréotypes.  »

Moins sûres d’elles au même âge que leurs camarades, les filles tendraient par ailleurs à s’interdire de rêver grand.  » Lorsque l’on met en lumière le travail de chercheuses, cela permet de montrer que ce sont des personnes comme les autres, qu’il n’est pas nécessaire d’être un génie pour entreprendre des études scientifiques et que l’on peut en vivre ensuite avec beaucoup de plaisir et de passion « , insiste Claudine Hermann. Et à ceux et celles qui questionneraient encore le bien-fondé de prix et de bourses réservés à la gent féminine, la docteure en sciences appliquées Véronique Halloin, secrétaire générale du FNRS, apporte une réponse sans appel.  » Les critères d’attribution sont bien sûr identiques à ceux qui prévalent pour n’importe quelle bourse, insiste-t-elle. Réussir un concours, c’est un élément qui compte dans une carrière. La médiatisation en plus ne gâte rien. Elle met à l’honneur des parcours et permet de montrer au grand public qu’il est tout à fait possible aujourd’hui de se distinguer dans la recherche en étant une femme. Il y a des métiers fabuleux – je pense en particulier au secteur de l’informatique – dont beaucoup de jeunes filles ne soupçonnent même pas l’existence.  »

3 questions à Bernard Fusulier

Président du comité interuniversitaire Femmes & Sciences

Les filles réussissent souvent mieux que les garçons à l’université. Comment expliquer qu’elles désertent ensuite les carrières scientifiques et académiques ?

Bien entendu, elles peuvent légitimement rêver de faire une carrière de chercheuse, d’ailleurs environ un tiers des chercheurs qualifiés du FNRS sont des femmes. Si nous sommes loin d’avoir atteint la parité, en particulier au niveau des positions les plus valorisées, c’est que les discriminations sont souvent discrètes, indirectes et subtiles. Par exemple, le poids accordé au nombre de publications, à la mobilité géographique ou à la capacité d’encadrement d’une équipe dans l’évaluation des recruteurs pour l’attribution de postes définitifs continue de véhiculer l’image d’un professeur d’université ou d’un chercheur totalement dévoué à son travail qui cadre mal avec la situation de nombreuses femmes, aux prises avec des responsabilités familiales à des âges déterminants pour la vie professionnelle.

Des études ont montré que, de manière insidieuse également, les chercheuses avaient tendance à assurer des  » tâches domestiques académiques « . De quoi s’agit-il ?

Elles vont passer plus de temps à des tâches d’enseignement, à assurer du secrétariat, à prendre soin des étudiants ou de leur labo, un peu comme ce qui se passe dans les familles : c’est un travail indispensable mais invisible et peu valorisé. Car ce qui est mis en avant dans le développement d’une carrière, c’est publier, s’inscrire dans des réseaux internationaux, obtenir des financements… Donc, si les femmes ne sont pas explicitement traitées différemment des hommes, l’organisation et le mode de fonctionnement du monde de la recherche répondent encore à une certaine conception masculine de la performance.

Que peut-on mettre en place sur le terrain ?

Les universités n’ont pas toutes les clés en main car la problématique est en première ligne sociétale. Le rapport aux mathématiques et aux technologies se construit bien avant l’arrivée dans l’enseignement supérieur. Nous réfléchissons à la mise en place de nouveaux critères de régulation des carrières : cela passe par une réduction de la cadence dans une perspective  » slow science « , qui favorise la qualité par rapport à la quantité. A la création de commissions mixtes de recrutement et de promotion. Un programme de mentorat ambitieux a déjà démontré son efficacité en Suisse, par exemple. Mais cela demande d’importants moyens financiers dont nous ne disposons pas aujourd’hui…

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