Au XIXᵉ siècle, une orchidée venue du Brésil, la Cattleya labiata, a déclenché en Europe une véritable fièvre baptisée orchidomanie. Entre fascination scientifique, symbole de statut social et ruée commerciale effrénée, cette fleur rare cristallisait toutes les contradictions de l’ère victorienne. Et l’histoire de sa découverte et de sa disparition apparente raconte autant l’essor du capitalisme mondialisé que les premières inquiétudes environnementales.
En 1818, une orchidée fut envoyée du Brésil en Grande-Bretagne. Le spécimen, plus tard baptisé Cattleya labiata, avait été collecté par William Swainson, un naturaliste anglais désireux de se faire un nom à une époque où l’histoire naturelle devenait une mode. Lorsqu’on parvint finalement à la faire fleurir, révélant des pétales cramoisis en forme de lèvres, C. labiata fut unanimement reconnue comme l’une des plus splendides de son genre. Elle « doit susciter l’admiration de tout spectateur qui n’est pas complètement insensible aux charmes de la nature », écrivit un admirateur passionné.
Malheureusement, Swainson avait émigré en Nouvelle-Zélande sans préciser exactement d’où provenait son spécimen. D’autres membres du genre Cattleya furent ensuite décrits, mais aucun autre exemple de C. labiata ne fut retrouvé. Dans les années 1880, au grand désarroi des anthophiles, il était largement mis en doute qu’elle existât encore. Puis, à la veille de l’Exposition universelle de Paris en 1889, une peinture fut découverte, laissant penser qu’il y en avait d’autres. Une nouvelle ère frénétique d’orchidomanie prit alors naissance.
L’universitaire britannique Sarah Bilston découvrit ce phénomène en effectuant des recherches pour un précédent ouvrage. Les Victoriens étaient en effet devenus obsédés par l’idée de posséder ces plantes, en partie par intérêt scientifique et en partie pour exhiber leur richesse dans une société nouvellement enrichie. Les orchidées exotiques pouvaient se vendre au prix d’un mois de salaire d’un employé de bureau, ce qui en faisait des symboles de statut comparables à un sac Birkin ou une voiture de sport aujourd’hui.
La ferveur gagna les plus hautes sphères de la société: même la reine Victoria appréciait ces fleurs.
En 1889, les prix des spécimens les plus rares avaient été multipliés par cent depuis l’époque de Swainson, atteignant parfois l’équivalent de 100 000 dollars actuels. Une compétition acharnée pour redécouvrir l’habitat naturel de C. labiata s’engagea rapidement, impliquant des hommes venus de plusieurs pays européens. Ils risquaient blessures et maladies pour mettre la main dessus. (Ils faisaient souvent appel à l’expertise et à la main-d’œuvre locales pour soutenir leurs expéditions.) The Lost Orchid offre un récit divertissant des rivalités entre chasseurs de plantes.
Plus qu’une fleur, « un aperçu de la main de Dieu »
À partir de ces faits, la Dr Bilston tisse une histoire de changement social, de capitalisme libéral et d’interaction entre science et commerce. Les lecteurs y verront toutes les contradictions du XIXe siècle dans l’histoire de C. labiata. D’un côté, c’était une époque de progrès sans précédent. Les découvertes scientifiques étaient célébrées, le commerce et l’industrie prospéraient, et les populations devenaient plus riches, en meilleure santé et plus instruites. En Grande-Bretagne, l’orchidée devint un symbole de ces évolutions. Elle « était un signal tangible de… la portée mondiale de la Grande-Bretagne et de sa puissance technique et économique croissante », écrit l’autrice.
En même temps, souligne la Dr Bilston, l’orchidée incarnait aussi les craintes liées « aux dangers du consumérisme et du capitalisme ». Les forêts du monde entier furent mises à sac pour en extraire des orchidées. En Malaisie, un habitant se plaignait en 1850 : « Les jungles sont presque dépouillées de toutes leurs orchidées, tant la demande a été forte ces derniers temps ».
Au Brésil, l’exploitation forestière pour le bois ou le charbon détruisait précisément les lieux où poussaient des orchidées comme C. labiata. Les terres étaient converties en plantations, les grains de café s’avérant plus lucratifs que les fleurs. La Dr Bilston observe : « Un ton de chagrin consterné face aux moteurs de la vie moderne est une caractéristique commune du fin de siècle victorien en Grande-Bretagne et en Europe ». À mesure que les gens prenaient conscience de l’impact de l’homme sur l’environnement, les germes d’un mouvement de conservation étaient semés.
Ainsi, la Dr Bilston utilise l’orchidée pour dérouler une histoire plus vaste sur le progrès et la planète. Parfois, cela vire à des lamentations inutiles sur la diversité de ses sources ou à l’usage de termes vagues tels que « pratiques d’effacement » — ce qui prouve que toute histoire reflète l’époque où elle est écrite. Néanmoins, horticulteurs comme économistes prendront plaisir à son récit haut en couleur de C. labiata et de ses multiples significations. « Ce fut un spectacle séduisant et un objet scientifique, une source de délectation pour un public élargi et un terrain de rencontre pour les esprits sérieux… une marchandise de marché et un aperçu de la main divine de Dieu ».
Voilà bien ce qu’on peut appeler le pouvoir des fleurs.
Envie d’en lire plus? The Lost Orchid: A Story of Victorian Plunder and Obsession, par Sarah Bilston, Harvard University Press.