Réinventer la ville pour que les femmes s’y sentent en sécurité
Dans des cités dessinées par et pour les hommes, les femmes se sentent souvent à l’étroit. Urbanistes et pouvoirs publics semblent de plus en plus décidés à y remédier. Un rééquilibrage qui profiterait à tous.
Un trottoir cabossé qui oblige à avancer les yeux rivés au pavé et renforce le sentiment d’insécurité en empêchant l’anticipation ; des portiques de métro trop étroits pour se frayer un chemin avec carte Mobib dans une main, sacs de courses dans l’autre ; un éclairage inadapté dans le parking d’un centre culturel qui pousse à rester devant Netflix pour se sentir en lieu sûr ; des bancs installés à l’entrée d’un parc, invitant l’installation d’une équipe de commentateurs de longueur de jupe… Nombre de détails urbains influencent l’atmosphère et vont parfois jusqu’à créer un environnement dans lequel les femmes ne se sentent pas les bienvenues.
» La ville, comme n’importe quel espace, est un produit social. C’est donc aussi un produit politique, affirme Corinne Luxembourg, géographe et directrice de publication de La ville : quel genre ? (Le Temps des Cerises). Qui prend possession de l’espace public ? Les hommes, souvent en groupe. Et qui circule ? Les femmes, souvent seules, avec enfants ou avec une personne qu’elles assistent. » Les uns profitent de la cité, les autres la traversent, avec un but précis, sans en jouir.
Chacun sa place
La place de la gent féminine est à la maison ? Ce que notre société semble s’évertuer à dépasser ou gommer, la métropole continue de le sous-entendre. » Une lecture historique récurrente pointe la femme comme reléguée au domicile, l’espace public étant un lieu de négociations réservé à l’homme, explique Pavel Kunysz, diplômé en architecture et en sociologie, coprésident de l’ASBL Crible, qui sensibilise aux questions de genre. Aujourd’hui encore, même si l’on n’interdit plus aux femmes d’être à l’extérieur, le rapport aux différents quartiers dans une ville est différent. Une dame seule qui se promène la nuit va par exemple moins passer dans certaines zones, là où un monsieur n’aura pas ce problème. Et ce n’est pas juste une affaire d’éclairage ! « Tout est question de place, jusqu’au manspreading, cette tendance à l’étalement qu’ont les passagers masculins sur les sièges des transports en commun et qui fait l’objet de campagnes de sensibilisation au même titre que le harcèlement de rue.
Le » gender mainstreaming » est déjà mentionné dans le Traité européen d’Amsterdam. Vingt ans après, on est loin du compte.
Le conflit spatial existe dès la cour de récréation : » La géographe Edith Maruéjouls a observé une école primaire à Bordeaux, rapporte Pavel Kunysz. On voit bien que le terrain de foot prend énormément de place et qu’il est classiquement l’espace des garçons qui ont plus de droits dessus, alors que les zones des filles sont beaucoup plus restreintes. » Une gentille gamine, ça se fait toute petite. Le déséquilibre est aussi flagrant dans les activités proposées. Une analyse genrée des contrats de quartier montre par exemple que la plupart des propositions sont à destination des jeunes gars, jugés cible prioritaire, car posant potentiellement plus de problèmes (décrochage scolaire, violences, radicalisation…) Le » gender mainstreaming « , invitant à une égalité homme-femme dans tous les secteurs, est déjà mentionné dans le Traité européen d’Amsterdam (1997), mais dans la pratique, vingt ans après, on est loin du compte.
Symbolique et éducation
Faisons un petit jeu. Citez les cinq premiers noms d’architectes qui vous viennent à l’esprit. Vous avez placé Zaha Hadid, entre Norman Foster et Renzo Piano ? Pas mal ! On doute que vous ayez ajouté Kazuyo Sejima (qui a pourtant notamment dessiné le Louvre-Lens) ou une homologue en activité dans la liste…
» Les facultés d’architecture sont celles dans lesquelles il y a une grande parité, or, dans la profession, selon des chiffres de 2014, nous sommes à 39 % de femmes en Europe, 27 % en Belgique. Très vite, celles-ci « disparaissent » après les études « ,notePavel Kunysz. Architectes, urbanistes, maçons ; la ville est imaginée par et pour des hommes. Ces derniers qui, durant longtemps, ont peu pensé à elles.
Bonne nouvelle : rien ne les empêche génétiquement de rectifier le tir et d’arrêter de construire en suivant l’idéal du Modulor du Corbusier, c’est-à-dire pour un mâle athlétique d’1,83 m.
Nous pourrions lancer une autre devinette en demandant de citer un nom de place ou de rue, dans notre agglomération, qui évoque une grande dame. Pas simple ! Le symbolique a aussi sa place dans la construction des sociétés, tout comme l’éducation, les conditionnements et même la langue ont un impact sur la ville.
Quelle femme déambule librement dans la cité, qui » fait le trottoir » ? » Beaucoup d’entre elles tiennent à montrer qu’elles n’attendent pas de contact, qu’elles ne sont pas disponibles, et de nombreux hommes utilisent le prétexte de la fille dans l’espace public pour dire que si elle est là, c’est qu’elle veut être abordée. Il y a énormément de confusion « , explique Irene Zeilinger, directrice de l’association Garance, qui lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles et se penche activement sur la question de l’urbanisme. Dès l’enfance, on apprend au » sexe dit faible » à avoir peur du noir, à ne pas sortir seule. » Pourtant, quand on regarde les statistiques, ce sont les jeunes hommes qui sont le plus souvent victimes de violences à l’extérieur, tandis que les femmes, elles, sont en première ligne pour celles qui se passent à la maison. »
Les espaces non mixtes peuvent être émancipateurs s’ils ne renforcent PAS les stéréotypes.
Par ailleurs, le décalage entre sentiment d’insécurité et insécurité réelle est un facteur essentiel qui pousse parfois à prendre plus de risques que nécessaire, en marchant sur la chaussée ou en faisant un détour pour éviter de passer devant une terrasse, par exemple. De mauvaises lectures de cette donnée de sécurité peuvent amener des aménagements contre-productifs : » Le fait qu’un lieu soit éclairé n’est pas une garantie de sécurité, estime Corinne Luxembourg. On sait qu’en apprivoisant la nuit et les espaces plus à l’ombre, la cachette est possible pour tout le monde : si elle l’est pour un agresseur, elle l’est aussi pour un potentiel agressé. On a tendance à lire l’espace public comme quelque chose de dangereux et pas comme quelque chose qui peut ne pas l’être. «
Sans sexisme
Pour permettre une réappropriation de la ville par celles qui y vivent, l’outil souvent employé est celui des marches exploratoires. L’ASBL Garance en organise régulièrement. » Ce sont des promenades d’un petit groupe de personnes, dans un endroit qu’elles connaissent bien parce qu’elles y habitent, parce qu’elles y passent, etc., détaille Irene Zeilinger. On cherche à analyser leur lecture de l’espace, ce n’est pas une balade guidée, au contraire. Des questions sont posées pour que les participantes fassent voir à la personne qui prend note comment elles expérimentent le lieu avec leurs sens, comment elles l’utilisent. Cela fait appel aux expériences déjà vécues, aux sensations, aux possibilités d’utilisation. »
Des marches ont récemment été organisées à Namur. La capitale wallonne entend tenir compte de l’analyse du genre dans son développement urbanistique. » Il y a eu une prise de connaissance du rapport de Garance lors du dernier conseil communal et nous allons concevoir un guide de bonnes pratiques. Il sera mis à disposition de l’administration communale et nous le donnerons aussi à tous les promoteurs et aménageurs, indique Arnaud Gavroy, échevin de l’Aménagement du territoire de la ville. Dans le projet de rénovation du quartier des Casernes, j’ai déjà intégré au cahier des charges l’obligation de consulter une ASBL qui fait l’analyse genrée des espaces publics. Nous avons aussi fait une réserve de quinze noms de Namuroises du passé qui méritaient d’être mises à l’honneur, dans le cadre d’ouvertures de voiries. «
L’élu précise : » L’analyse ne profite pas qu’aux dames, elle est aussi intéressante pour les enfants, pour les publics âgés… » Des papas ont besoin de trottoirs larges pour faciliter le déplacement avec une poussette et de vaillants seniors masculins apprécient également la présence de bancs, qu’ils utilisent pour reprendre leur souffle. » A Vienne, cité modèle dans le domaine, on parle par exemple de « la personne dépendante du local » (de l’école, du club de sport, de la maison de retraite) plutôt que de dire homme ou femme. Il ne s’agit pas de faire une métropole qui est adaptée aux citadines mais bien une ville dans laquelle tout le monde se trouve bien « , nuance l’auteure de La ville : quel genre ?
Car les répercutions vont bien au-delà d’un sentiment de bien-être dans les rues : il en va également de l’accès à l’emploi ou d’écologie puisqu’une personne qui ne se sent pas à l’aise en arpentant les trottoirs… utilisera davantage sa voiture ! De quoi fédérer les genres pour ériger la ville de demain.
Pour permettre aux filles de réinventer l’usage d’un espace ou pour garantir un sentiment de sécurité, certaines organisations décident de bannir les hommes (à des moments déterminés ou en permanence). On a par exemple vu, en Suède, un appel à une version 100 % féminine du festival de rock de Bråvalla suite à de multiples plaintes pour agressions sexuelles et viols lors de l’édition de cet été. Et le festival de Glastonbury a prévu dès 2016 un espace, The Sisterhood, réservé aux spectatrices. Des pays comme le Japon, le Mexique, l’Inde ou encore le Brésil ont testé les rames réservées à la gent féminine dans les transports en commun tandis que fleurissent les offres de taxis conduits par des femmes, pour des femmes. » La non-mixité n’est pas quelque chose de nouveau, elle est notamment utilisée pour libérer la parole des dames, rappelle la géographe Corinne Luxembourg. Mais on a vite vu les limites, avec les rames qui leur sont réservées par exemple : qu’arrive-t-il quand l’une d’elles veut continuer sa conversation avec l’homme avec lequel elle voyage ? Se met-elle en danger si elle se rend dans la rame de l’autre sexe ? Que se passe-t-il si un homme décide de pénétrer dans la rame des femmes en les considérant comme des proies ? Et Irene Zeilinger de l’ASBL Garance d’ajouter : « Les espaces non mixtes peuvent être émancipateurs s’ils ne renforcent pas les stéréotypes des femmes faibles qui ont besoin d’une protection spéciale. » «
Une initiative de non-mixité qui a fait ses preuves : à Malmö, en Suède, un skate park a décidé de réserver des créneaux horaires aux filles. Ces dernières se sont déclarées contentes de pouvoir s’essayer à la discipline sans être bousculées par des garçons qui seraient plus dans la performance. Mises en confiance, elles profitent également des plages mixtes.
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