Reportage à Detroit sur la piste du racisme institutionnel

Birwood Wall, les briques de la honte © TRUI MOERKERKE
Trui Moerkerke Journaliste free-lance

Le racisme institutionnel est l’un des thèmes majeurs de la campagne présidentielle qui bat son plein outre-Atlantique. Nous sommes partis à la découverte de cinq lieux historiques de Detroit en compagnie de l’historien et guide Jamon Jordan. Objectif: comprendre à quel point le fléau xénophobe gangrène tout le système social américain.

Si la ville a joué un rôle déterminant dans l’histoire afro-américaine, c’est parce qu’elle fut notamment une étape importante du Chemin de Fer Clandestin – ou Underground Railroad -, un mouvement secret ayant contribué à la libération d’innombrables esclaves au XIXe siècle. C’est également dans cette cité du Michigan que l’activiste Malcolm X fonda son organisation Nation of Islam. Et c’est même au Detroit Walk to Freedom que Martin Luther King présenta une première version de son célèbre discours « I have a dream », deux mois avant de l’immortaliser à Washington. Sur le plan culturel, il faut aussi rappeler que nous sommes dans le berceau de la légendaire Motown, premier label de musiques noires à avoir conquis la planète. Bien entendu, comme un étendard, le mouvement Black Lives Matter est ici sur toutes les lèvres et sur tous les murs, puisque les chiffres sont limpides: l’aire urbaine est composée à 80% d’Afro-Américains.

Jamon Jordan
Jamon Jordan© TRUI MOERKERKE

Nous retrouvons Jamon Jordan dans un parc du nord-ouest de Detroit. Enseignant et spécialiste de l’histoire afro-américaine, l’homme est aussi un excellent guide. Masqué, il m’avoue avoir contracté le coronavirus en avril dernier, tout en m’informant que sa maman en est décédée. Le lieu de rendez-vous n’a pas été choisi par hasard. Nous sommes juste en face du Birwood Wall qui, construit en 1941, devait séparer un quartier noir d’un nouveau district destiné aux Blancs. « Pour comprendre pourquoi la ségrégation est si présente à Detroit et dans tant d’autres villes américaines, il faut notamment s’intéresser à la politique du logement », souligne-t-il. Aussi, nous quittons notre banc pour partir à la découverte d’une Histoire qui se lit au fil de cinq lieux hautement symboliques…

1. Black Bottom, ghetto animé

Il y a encore quelques décennies, les habitants noirs de Detroit n’avaient pas le droit de s’installer où ils le voulaient: des clauses dans les actes de vente ou les contrats de location les excluaient de certains segments du marché immobilier. Ainsi, jusqu’au milieu du XXe siècle, ils se sont concentrés en masse dans le quartier de Black Bottom, un district animé, surpeuplé et extrêmement pauvre qui correspond à l’actuel lower east side de Detroit, la zone autour de Lafayette Park, Elmwood Park et Greektown. Dans les années 50, le quartier fut entièrement rasé dans le cadre de la destruction des chancres, du renouvellement urbain et de l’aménagement d’une voie rapide. Bien peu d’alternatives ont alors été proposées aux habitants chassés de leurs foyers. Pour eux, le séduisant « urban renewal » scandé par les autorités locales n’était rien d’autre qu’un « negro removal ». On y a implanté notamment le Lafayette Park, quartier utopiste et moderniste imaginé en 1956 par le légendaire architecte allemand-américain Mies van der Rohe.

Lafayette Park
Lafayette Park© TRUI MOERKERKE

Si Black Bottom n’existe plus aujourd’hui, la bibliothèque publique de Detroit conserve une foule de photos du quartier. Les bulldozers ont également épargné la Second Baptist Church sur Monroe Street, la plus vieille église noire de l’Etat du Michigan. « Le bâtiment se trouve ici depuis 1857, mais la création de la paroisse est légèrement antérieure. Elle a été fondée par les leaders du Chemin de Fer Clandestin, explique Jamon Jordan. Au XIXe siècle, foi et liberté étaient indissociables: quand on appartenait à la communauté noire et qu’on était croyant, on aidait les esclaves à s’échapper. » Autre témoin du passé du quartier: l’ancienne Miller High School, sur Dubois Street. Malgré un manque de moyens, entre les années 30 et sa fermeture en 1957, l’école fut un lieu d’enseignement performant pour la population afro-américaine de Detroit. Parmi ses anciens élèves, se trouvent pléthore de dirigeants politiques, avocats et professeurs.

Second Baptist Church
Second Baptist Church© TRUI MOERKERKE

2. Souvenirs de Paradise Valley

Souvenirs de Paradise Valley
Souvenirs de Paradise Valley© TRUI MOERKERKE

Lorsque les Detroit Lions jouent au football américain au Ford Field ou que les Detroit Tigers s’adonnent au base-ball au Comerica Park, les rues qui entourent les deux stades sont bondées. Mais là où se pressent aujourd’hui les fans, s’étalait jusqu’à la fin des années 50 le quartier d’affaires et de divertissement de Paradise Valley, à un jet de pierre de Black Bottom. Dans les années 20, la ville avait vu sa population noire passer de 40.000 à 120.000 personnes sous l’effet d’un afflux massif de travailleurs en provenance du sud du pays, attirés par l’industrie automobile florissante. Regorgeant de restaurants, de bars, de night-clubs, de salles de concert, de salons de beauté, d’églises, de bookmakers et de médecins, ce district « paradisiaque » a même vu passer des légendes du jazz nommées Duke Ellington, Ella Fitzgerald ou Billie Holiday. « Il s’est développé parce que de larges pans de la ville étaient interdits aux blacks, explique Jamon Jordan. Ils n’avaient accès qu’à ce quartier-ci, où quelque 350 commerces étaient tenus par des Afro-Américains. » Au début des années 60, Paradise Valley a été complètement rasé pour permettre la construction d’une nouvelle autoroute, la Chrysler Freeway.

Les stades Ford Field et Comerica Park occupent l'ancien quartier de Paradise Valley.
Les stades Ford Field et Comerica Park occupent l’ancien quartier de Paradise Valley.© TRUI MOERKERKE

3. La maison maudite du Dr. Ossian Sweet

En 1925, Ossian Sweet, un jeune médecin afro-américain à la clientèle florissante, fait l’acquisition d’une maison à l’angle de Charlevoix et de Garland Street, dans l’east side de la ville. Objectif: quitter le quartier surpeuplé de Black Bottom pour offrir une vie meilleure à sa fille qui vient de naître. Comme de coutume à l’époque, l’acte de vente précisait qu’il n’avait pas accès à cette habitation située en plein quartier blanc. « C’était la norme, commente Jamon Jordan. Certaines de ces clauses étaient assez générales, interdisant simplement la vente ou la location aux Noirs. D’autres comportaient des dispositions beaucoup plus précises et autorisaient, par exemple, la présence de gens de maison, mais à condition qu’ils empruntent la porte de derrière. » Ossian Sweet et son épouse étaient toutefois résolus à ne pas se laisser décourager. « Le Dr Sweet a fait une offre bien supérieure à ce que demandaient les propriétaires, payant le prix d’une villa pour une modeste maison ouvrière… et l’argent l’a emporté sur le racisme. »

Certaines clauses dans les actes de vente interdisaient tout simplement la vente ou la location aux Noirs.

La maison maudite du Dr. Ossian Sweet
La maison maudite du Dr. Ossian Sweet© TRUI MOERKERKE

Lorsqu’il emménage, Ossian Sweet ne s’attend pas à un accueil chaleureux de la part de ses nouveaux voisins. Ses proches l’entourent, il s’est acheté des armes, et la police veille au grain. Mais les choses tournent au vinaigre dès le second soir, lorsqu’une horde de plusieurs centaines de personnes se met à bombarder la maison de pierres et de bouteilles. Les occupants répondent par des coups de feu qui feront un mort et un blessé. Toutes les personnes présentes dans la maison Sweet seront arrêtées et emprisonnées, avant d’être jugées pour meurtre. Le mouvement afro-américain des droits civiques fait alors appel au célébrissime avocat Clarence Darrow. « Il plaide la légitime défense, arguant qu’une maison est l’extension de celui qui l’occupe et que celui-ci a le droit de la protéger. » Un véritable thriller juridique qui se soldera par l’acquittement du frère d’Ossian Sweet – qui a déclaré être le tireur – et le retrait des plaintes contre les autres inculpés. Une grande victoire pour le mouvement des droits civiques, même si l’histoire connaîtra une issue tragique. « L’incident a détruit la famille du médecin. La tuberculose emporte successivement son épouse, sa fille et son frère. Dans les années qui suivent, il est harcelé en permanence par le fisc, avant de se suicider en 1960. » Récemment, une bourse d’un demi-million de dollars était dégagée pour faire de la maison d’Ossian Sweet un musée et un centre de droits civiques, dont l’inauguration devrait avoir lieu en 2021.

4. La porte qui change tout

La porte qui change tout
La porte qui change tout© TRUI MOERKERKE

Autre lieu phare d’une Histoire agitée: la maison de Rosa Gragg, cheville ouvrière du mouvement des droits civiques à Detroit et conseillère de trois présidents américains. En 1942, cette opiniâtre doctoresse fait l’acquisition d’un bâtiment qui doit abriter l’association de femmes dont elle assure la présidence. La demeure est très bien située, à l’angle de la majestueuse Ferry Street et de Brush Street. Mais bien sûr, une clause interdit aux Noirs d’acquérir des biens immobiliers sur Ferry Street. « Les voisins et la ville essaient d’intervenir, mais en fait, Rosa Gragg a déjà une solution toute trouvée: elle déplace la porte d’entrée principale vers Brush Street, où les restrictions ne s’appliquent pas, relate Jamon Jordan. Ainsi, dans la foulée, grâce à la Detroit Association of Women’s Clubs, c’est tout un quartier qu’elle ouvre aux Afro-Américains fortunés. »

5. Birwood Wall, les briques de la honte

Birwood Wall, les briques de la honte
Birwood Wall, les briques de la honte© TRUI MOERKERKE

« Les restrictions imposées à la population noire n’étaient pas forcément dictées par les propriétaires ou les associations de quartier. Non, le principal moteur de cette discrimination immobilière, c’était le gouvernement lui-même », affirme Jamon Jordan, évoquant le Federal Housing Act de 1934. Le texte s’inscrit dans le cadre du New Deal du président Roosevelt, une série de programmes censés remettre l’économie américaine sur les rails après la Grande Dépression. « Le gouvernement avait chargé le secteur de la construction, pratiquement à l’arrêt à cause de la récession, de construire de nouvelles maisons, tout en se portant lui-même garant des emprunts contractés en vue d’achats immobiliers et en imposant des taux d’intérêts extrêmement bas. En soi, c’était un projet très progressiste: la classe ouvrière avait enfin la chance d’accéder à la propriété! Sauf que le système des emprunts garantis ne s’appliquait que dans des quartiers « racialement homogènes ». Traduction: dans ceux où la population était blanche. Du coup, même si les employés de Ford ou de GM gagnaient la même chose, peu importe leur couleur de peau, les Noirs n’avaient pas accès à la propriété. » Argument invoqué? L’instabilité et les tensions présentes dans les quartiers plus mixtes. « Comme Black Bottom était néanmoins devenu un quartier noir homogène dans les années 40, certains habitants ont sollicité un emprunt. Mais le gouvernement avait imaginé une carte urbaine pour distinguer les zones stables et les zones soi-disant « à risque ». Je vous laisse deviner où se trouvait Black Bottom… »

Les restrictions imposées à la population noire n’étaient pas forcément dictées par les propriétaires. Non, le principal moteur de cette discrimination immobilière, c’était le gouvernement lui-même.

En 1941, l’apothéose de cette triste et austère politique prendra le nom de Birwood Wall, un mur bâti sur une longueur de 800 mètres. « Un entrepreneur blanc avait décroché un contrat pour la construction d’un certain nombre de maisons. Au moment d’entamer les travaux, un bureaucrate venu contrôler le chantier s’était inquiété de la présence, juste à côté, de taudis de fortune où vivaient des familles noires. Craignant que le projet ne lui soit retiré, l’entrepreneur a proposé d’ériger cette barrière de briques afin de confiner les communautés noires et blanches dans leurs quartiers respectifs. Certains pans du mur sont toujours là aujourd’hui, et le quartier tient vraiment à préserver ce puissant symbole de l’histoire récente. En 2006, les ruines ont d’ailleurs été décorées de fresques par les habitants et des artistes, histoire de recouvrir ce sombre passé d’un peu de couleurs… »

Et aujourd’hui?

Le Mémorial international de l'Underground Railroad.
Le Mémorial international de l’Underground Railroad.© TRUI MOERKERKE

Auteur de l’ouvrageThe Color of Law(2017), l’Américain Richard Rothstein est convaincu que l’ancienne politique du logement continue à influencer fortement l’ensemble de la société américaine. « La ségrégation de nos villes est à l’origine d’inégalités qui persistent jusqu’à nos jours. Les chances de s’élever dans la société restent beaucoup plus faibles pour les personnes qui vivent dans un quartier ségrégé, affirme-t-il. Le revenu moyen d’un Afro-Américain n’atteint que 60% du revenu d’un Américain blanc. Le patrimoine d’un Noir, lui, ne dépasse pas 5% de celui de son compatriote à la peau claire, et pour cause: aux Etats-Unis, l’accès à la propriété est la principale façon de se constituer ce fameux patrimoine. Ce sont des différences colossales. »

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