Robinsonnade en Croatie
Dans l’archipel des Kornati, petit paradis quasi vierge de toute présence humaine, on peut y louer une modeste maison de pêcheur sur une île déserte. Au menu du séjour ? Mer translucide, rougets et… solitude absolue.
La silhouette écumante du bateau qui vous a déposé n’est plus qu’un point à l’horizon. Vous voilà seul sur une île déserte, au beau milieu de la Méditerranée. L’aventure commence. Pour une semaine, vous allez régner sur ces arpents de pierre et de cyprès noyés dans l’Adriatique. Disons-le tout net : il faudra être soit très amoureux, soit avoir un roman à livrer en catastrophe à un éditeur excédé, soit, enfin, goûter infiniment le silence de la mer. Loin, très loin du récent rush balnéaire vers la Croatie, vous allez rejouer Robinson Crusoé à deux heures d’avion de Bruxelles.
Le hors-bord a maintenant définitivement disparu au loin. Vous êtes là, sur le ponton, devant l’eau verte, quelques sacs de ravitaillement à vos pieds. Sage précaution, le bâteau-épicerie ne passera pas avant trois jours. Après avoir médité un instant sur le délicieux vertige de la solitude, il est temps de prendre possession du » domaine « . Sur chaque îlot de l’archipel des Kornati û on en compte une bonne centaine, s’étirant entre Split et Zadar û on trouve une ou deux modestes maisons de pêcheur. Il faut imaginer de grands cabanons, comme on en trouve au fond des calanques marseillaises. Mais totalement coupés du reste du monde. Une treille de vigne vierge couvrant la terrasse, des volets verts, une façade de pierres claires entourée de pins ou de figuiers. Voilà pour l’extérieur. On pousse la porte : une pièce, mi-cuisine, mi-salle à manger, avec une très poétique pompe manuelle raccordée à une citerne d’eau de pluie. Les chambres sont monacales, l’ensemble alimenté en électricité par un discret panneau solaire. Les lectrices de revues de décoration risquent d’être un peu déçues, les amoureux de la vie » à la dure » seront aux anges. Ici, pas un hôtel, pas une route, pas une télévision, pas un commerce dans tout l’archipel, classé parc naturel depuis 1980.
En cadeau de bienvenue, sur la table, une corbeille de figues séchées, une bouteille d’huile d’olive maison û on ne connaît pas plus onctueux entre Marseille et Istanbul û et, » last but not least « , un litre de rakija, un doux schnaps de prune. Tout autour, mer translucide, soleil éblouissant, voiles blanches. » Que voulez-vous de plus ? » demande, sûr de son effet, Branko, propriétaire d’un adorable cabanon sur l’île de Zut.
Vous avez aimé Homère, Stevenson et Koh-Lanta ? Alors, vous adorerez les Kornati û littéralement les » îles couronnées « . L’archipel a tout d’une hallucination marine. Et même divine, si l’on en croit le dramaturge irlandais Bernard Shaw : » Au dernier jour de la création, Dieu voulut couronner son £uvre. C’est pourquoi il créa les îles Kornati avec des larmes, des étoiles et du souffle. » Une citation dont tous les offices de tourisme du monde n’oseraient rêver. Plus prosaïquement, il faut imaginer un Massif central ne laissant émerger des eaux que les courbes de ses sommets. Pas de plages, mais des falaises tombant à pic dans la mer, des criques azur et, devant chaque maison, un petit ponton pour se laisser glisser dans l’eau. Et encore de longs murets de pierres sèches qui montent tout droit sur le flanc des collines û l’île Kornat culmine à 235 mètres û et servent d’enclos pour les moutons et les chèvres. Des champs d’oliviers, des figuiers, quelques ânes. C’est tout.
Les Kornati réactivent ce fantasme ancestral de vie en autarcie que nous avons tous au fond de nous. » Vous voyez les nasses métalliques, là ? interroge, sourire aux lèvres, Davorka. Mettez quelques tranches de pain à l’intérieur et laissez-les couler à trois ou quatre mètres de fond dans la petite crique en face, vous verrez… » On a vu. Chaque matin, le c£ur battant, on remonte quelques dorades argentées ou une belle anguille. Le soir venu, Zeljko, un solide Croate qui écume ces îles depuis quarante ans, vous apprend, lui, à pêcher le calamar au clair de lune. Et toutes ces merveilles finissent sur des braises, au crépuscule, face à la mer. Le pari » autarcique » est clair : ne puiser qu’en dernière extrémité dans les sachets de tortellinis apportés du continent…
On peut toujours tricher un peu et sauter dans » son » bateau pour rejoindre l’une de ces terrasses que les pêcheurs croates transforment en restaurant improvisé à la belle saison. Si l’on pousse jusqu’au hameau de Vruje û une mégalopole de quinze habitants avec deux (!) ruelles qui se croisent û on trouvera Ante, qui fait grésiller rougets et saint-pierre sur le port. Deux tréteaux, une grande planche en guise de table, quelques chaises déployées sur le môle avec, au centre, une assiette débordant de poissons dans laquelle chacun se sert avec les doigts dégoulinant d’huile d’olive. Le » cinéma vérité » du Marseillais Robert Guédiguian paraît soudain bien fade…
Les Kornati, on le voit, s’accommodent mal du tourisme de masse. Quelques jet-setteurs s’y risquent parfois à bord de leurs yachts. Mais sans plage privée où s’asperger de champagne, ils ne restent jamais longtemps… Alors, les Kornati ne sont qu’à vous. Petit déjeuner sur la terrasse, baignade, pêche, sieste, grillade û finalement, on se fait assez vite à cette vie » sauvage « . » Vous savez, nous, Robinson Crusoé, ça nous fait gentiment sourire « , confirme Josip depuis son petit ponton. Ah, oui, un dernier conseil : pensez à prendre avec vous » Belle du seigneur » d’Albert Cohen ou quelques polars de Jean-Patrick Manchette. On ne sait jamais, ça pourrait servir…
Jérôme Dupuis
Croatie en pratique
Y aller.
Vols hebdomadaires Bruxelles-Split ou encore Bruxelles-Zagreb (6 vols par semaine) par SN Brussels Airlines. Les vols sont directs.
Internet : www.flysn.com
Rejoindre les îles.
Depuis Zadar ou Split, on atteint le petit port de Murter par la route (les propriétaires de maisons assurent le transfert. Compter entre 60 et 80 euros). Puis acheminement sur les îles en bateau.
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