La barbe !
(*) » Petite philosophie de l’ennui « , éd. Fayard, 250 pages.
Ange déchu, le diable en personne ? C’est surtout un sacré empêcheur de tourner en rond. Tapi dans l’ombre, il apparaît toujours là où on ne l’attend pas, soufflant un petit courant d’air froid qui colle à l’âme, sabotant le bricolage souvent fragile de nos petites vies. On ne l’invite pas, il s’impose. Depuis la nuit des temps, il nous enquiquine. Alberto Moravia prétendait même qu’il empoisonnait déjà le jardin paradisiaque d’Eve et d’Adam. Aujourd’hui, à l’heure de l’ordi, du courriel, du portable, la porte se fait certes plus étroite pour ce cauchemar éveillé qui s’amuse à nous faire suer. On s’agite, on s’agite, on est à vif (ce qui vaut mieux, certes, que d’être mort), pressé par la tyrannie du temps trop court, de l’instantanéité, de l’urgence permanente. Même le temps libre doit être rentabilisé. Lui, il surgit à l’improviste, s’incruste au détour du quotidien, d’une conversation, sur le coin d’un bureau. Soudain on s’embête à cent sous de l’heure, la léthargie s’installe, l’insipide, le soporifique aussi. Pour l’empêcher de nous dévorer, on se précipite vite fait dans un do it yourself existentiel, on s’inocule des doses de plaisirs immédiats, on se laisse entortiller par de nouvelles aventures, des frissons exaltants, des palpitations inconnues, des drogues aux promesses douteuses. Pas le temps de faire le tri. D’autant plus qu’on ne peut chasser l’ennui par la seule volonté. C’est ce que prouve adroitement Lars Fr. H. Svendsen, dont le récent opuscule fait, nous affirme l’éditeur, un tabac dans les pays scandinaves (*). » Toute la vie n’est qu’une fuite devant la vie « , diagnostiquait Pascal. Svendsen surenchérit. Plus que jamais, nous voilà livrés à nous-mêmes, enchaînés tant à notre travail qu’à nos loisirs. En quête d’occupations qui seules nous délivreront, croit-on, du vide de l’ennui. Mirage et poudre de perlimpinpin. Car ce qui nous a occupés ne nous a pas pour autant remplis. La multiplication des placebos modernes n’y change donc rien, la vacuité des temps modernes est bien une vacuité du sens. Bref, il n’y a pas de recette universelle, on doit apprendre à vivre avec son spleen. En renonçant, par exemple, à inscrire nos bien courtes existences dans des majuscules plutôt que des minuscules. Et puis, l’ennui porte conseil. En lui résonne déjà, paraît-il, l’écho de la promesse d’une vie meilleure. Ah, la volupté, enfin, de bâiller aux corneilles…
Christine Laurent
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