Le succès des fragrances de créateurs
Bingo pour les jus des créateurs! L’arrivée d’Issey Miyake, de Jean Paul Gaultier, de Kenzo, de Jean-Charles de Castelbajac, de Christian Lacroix et de Lolita Lempicka a bouleversé le marché de la parfumerie et créé de nouveaux classiques. Avec des stratégies marketing innovantes.
En 2002, on a fêté le dixième anniversaire de L’Eau d’Issey d’Issey Miyake. En 2003, ce sera au tour de Jean Paul Gaultier de célébrer la première décennie de succès de sa fragrance Classique. Les parfums des créateurs ont le vent en poupe et, en dix ans, ont changé la donne du marché. Au début des années 1990, les parfums des grands couturiers ou les parfums proposés par des marques de cosmétiques se taillaient la part du lion, avec, respectivement, 60 % et 30 % du marché. Aujourd’hui, face à l’offensive des créateurs, ces chiffres sont tombés à 44 % et 20 % (*). Les grands succès s’appellent Lolita Lempicka, Jean-Charles de Castelbajac, Kenzo et Christian Lacroix.
Pourquoi un tel engouement? Un parfum de créateurvéhicule un esprit « objet de luxe », empreint de rêves et d’émotion. Il raconte une histoire qui reflète fidèlement l’univers et les valeurs de la griffe. Le flacon fait le bonheur des collectionneurs, d’autant plus que les créateurs rivalisent d’imagination et lancent, régulièrement et en édition limitée, des interprétations remarquables. Le jus, enfin, ose toutes les audaces et devient, souvent, précurseur d’une tendance olfactive, comme ce fut le cas pour L’Eau d’Issey d’Issey Miyake et ses notes transparentes, marines, très innovantes.
Quand on pénètre dans l’univers singulier d’Issey Miyake, il « faut apprendre à abandonner ses habitudes ». Quoi de plus déroutant pour la femme occidentale que ces tenues architecturales et sculpturales, taillées avec une sobriété un peu rigide, dans ces drôles de matières froissées ou plissées. La première impression? L’étrangeté. Mais on comprend rapidement que la mode d’Issey Miyake touche à l’essentiel. Les vêtements sont en réalité doux, confortables, mouvants, ils coulent sur le corps comme de l’eau. L’Eau d’Issey est donc née ainsi, tout naturellement. Elle devait être « claire comme de l’eau de source ». Limpide et transparente, certes, mais en même temps grisante, sensuelle et subtile. Jacques Cavallier, nez chez Firmenich (société genevoise de parfumerie fine et de matières premières) a beaucoup écouté Issey Miyake, avant d’imaginer une architecture olfactive simple et épurée et, à la fois, tellement originale. On est dans un jardin japonais et, soudain, jaillissent pêle-mêle le lotus, l’eau de rose, le cyclamen, la pivoine et le lys blanc. Petit à petit, la fraîcheur cède la place aux bois doux et aux muscs, suaves et chaleureux. Pour cette Eau-là, Issey Miyake a voulu un flacon très simple. Pas d’artifice, pas d’anecdote. L’essentiel, une fois de plus. Fabien Baron a imaginé une longue goutte d’eau. Il l’a fait tailler dans un verre soyeux et l’a parée d’une perle de lumière. Par après, chacun voulait avoir « sa » fragrance marine et « son » flacon minimaliste. Souvent copiée, mais jamais égalée, L’Eau d’Issey caracole, depuis dix ans, en tête des hit-parades olfactifs.
Un an plus tard, en 1993, le premier parfum de Jean Paul Gaultier met tous nos sens en émoi. Le créateur crée un électrochoc avec son concept, son jus et son flacon. Du jamais-vu! Gaultier est un « enfant turbulent » et sévit dans la mode depuis 1976. Les règles? Il s’en moque. Tout peut se mélanger: les genres, les idées et les cultures. Tout peut se marier: l’étriqué et le large, le long et le court, le flou et le rigide. Il emprunte, détourne, récupère et fait claquer les couleurs. Rien n’est gratuit, tout a un sens. On découvre un nouveau style, une nouvelle idée, très couture, de la mode et une nouvelle femme, audacieuse, extravertie et sensuelle. Plus tard, beaucoup plus tard, Jean Paul Gaultier est titillé par des envies olfactives. Il veut « le parfum qui serait une femme ». D’où, pour le flacon, ces épaules épanouies, cette taille de guêpe, ces hanches souples et ce corset couleur chair. C’est tout simple, mais il fallait y penser. A l’intérieur? Un parfum-femme, rond, rose, moelleux et tendre. A l’ouverture, la fleur d’oranger de Tunisie et la rose bulgare tracent une belle mélodie fleurie. La mandarine d’Italie et l’alcool de poire apportent du mordant. Le coeur est doux, subtilement épicé, avec l’orchidée, l’ylang-ylang, l’iris de Florence et le gingembre d’Inde. Le fond, très Gaultier, métisse l’accord de vanille douce de la Réunion et une note de bois ambré. En guise d’écrin, le créateur imagine une boîte de conserve en métal. Après l’étonnement, c’est l’adhésion la plus totale. Et chaque année, les collectionneurs s’arrachent une édition limitée de la femme au corset, habillée au goût du jour. A sa naissance le parfum n’avait pas de nom. Vu son succès et sa longévité, en 2001, Gaultier le baptise Classique.
Dans les années 1970 et avec quelques longueurs d’avance, Kenzo « invente » le métissageet lenomadisme, concepts très largement exploités, aujourd’hui, en mode, en décoration et en art de vivre. Le sympathique Japonais mélange tout: les symboles d’Orient et les motifs exubérants d’Europe centrale, les tissus soyeux et les matières rustiques, les couleurs d’ici et d’ailleurs. Le fil conducteur? Une même idée du bonheur et de l’insouciance, un même regard tendre et léger sur les gens et la vie. En 1992, Kenzo crée Parfum d’été, une feuille qui virevolte sur des notes florales vertes. Dix ans plus tard, Parfum d’été s’offre à nous dans une version « liftée », sans pour autant renier son caractère originel. Le flacon symbolise toujours une feuille, mais plus plate, plus souple et plus épurée. La fragrance est plus dans l’air du temps, plus zen, avec une inclination pour les fleurs aériennes (pivoine, jacinthe d’eau et fleur de pêcher), le langage spirituel de la « sève énergique » et la sérénité du lotus aquatique.
En 2000, Kenzo désire interpréter olfactivement son goût pour le nomadisme. Comment? En choisissant le symbole du coquelicot. Vivace et volontaire, le coquelicot peut s’épanouir partout: dans les champs, au bord des routes, mais aussi sur le béton ou entre deux pavés. Le seul hic? La fleur ne sent rien! Qu’à cela ne tienne… Alberto Morillas, nez chez Firmenich, « imagine » le parfum de coquelicot. Il le « sent » suave, subtil et poudré, tressé avec des notes de violette de Parme, de rose bulgare, d’aubépine sauvage et de vanille Bourbon. Alberto Morillas tape dans le mille: Flower by Kenzo, enfermé dans un ravissant flacon transparent, rafle tous les suffrages. Pour emporter ce parfum « nomade » plus facilement, on l’a récemment équipé d’une « coque » de voyage, blanche et opaque, légère et très ergonomique.
En 1968, Jean-Charles de Castelbajac a 19 ans. C’est la révolution, et le jeune aristocrate y contribue à sa façon, en coupant un manteau dans sa couverture de pensionnaire. John Lennon l’adopte tout de suite et … c’est la célébrité. Dix ans plus tard, Jean-Charles touche à tout, habille les héroïnes de la série « Drôles de dames » et repense la déco des avions d’Air France. Il fait travailler des artistes. Keith Harring ou Ben lui dessinent des motifs délirants. Ben, avec son écriture ronde, trace « je suis toute nue en dessous » sur une robe. C’est le scandale. Dans les années 1990, longue traversée de désert. Pour le minimalisme ambiant, Castelbajac est « too much ». Trop d’originalité, trop de couleurs, trop d’exubérance. Mais aujourd’hui, grâce au retour du balancier, le quinquagénaire surdoué est de nouveau furieusement tendance. Et il nous offre même son premier parfum, haut en couleur et habillé d’une doudoune matelassée, rouge pour le flacon Quotidien et argent pour le flacon Nomade. Le jus? Un accent d’amande et de fleur d’oranger, une caresse de muguet et de cyclamen, quelques soupirs de vanille et de patchouli. C’est ce qu’on appelle « la nouvelle féminité ».
Christian Lacroix est un autre magicien de la couleur. Pendant quatorze ans, il l’a abondamment utilisé dans ses folies baroques et ses délires folkloriques. Aujourd’hui, tout change. Plus mûr et assagi, le créateur élague, épure et se dirige vers un style plus architecturé et plus graphique. Un duo de parfums accompagne cette métamorphose. Tout sourit dans Bazar pour femme: la délicate fleur d’abricotier, la piquante capucine, la lumineuse fleur de frangipanier, le sensuel bois de sycomore… Le pamplemousse et la lavande donnent le ton dans Bazar pour Homme. La fraîcheur un peu piquante est relayée ensuite par un halo racé de cèdre, de patchouli et de santal. Très chic.
L’année prochaine, Lolita Lempicka fêtera ses vingt ans de mode. Vingt ans d’un style immuable et cohérent, empreint de « l’obsession du féminin » où tout n’est que lignes galbées, décolletés plongeants, fentes, jeux de transparence. Les femmes-femmes, les femmes-princesses et les femmes-fées en raffolent. Son parfum? Il est conçu comme un conte de fées. La réglisse, la violette, la vanille et le lierre ondoient dans un tourbillon floral et gourmand qui met l’eau à la bouche et les sens en éveil. Née en 1997, cette saveur délicate et désirable, enfermée dans une délicieuse pomme mauve, est toujours en tête des hit-parades.
Barbara Witkowska [{ssquf}]
(*) « Cosmétique Magazine », N° 32, octobre 2002.
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