L’OEUVRE TOTALE

Au départ, une maison casse-tête avec pignon arrière aveugle. A l’arrivée, une rénovation audacieuse, un cocon lumineux où chaque détail fait sens. Tour du propriétaire avec le jeune architecte Nicolas Schuybroek, qui a tout d’un grand.

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C’est une maison qui date des années 30, bruxelloise mais pas typiquement ; elle n’a aucune qualité architecturale, servit d’atelier de mécanique et de menuiserie avant de tomber en ruine. A ces tares, réellement peu engageantes, s’ajoute un pignon arrière aveugle, ce qui en langage courant signifie zéro lumière naturelle. Malgré les apparences, ce n’est pas l’énoncé casse-tête d’un problème pour étudiant en architecture mais la description prosaïque – et avant travaux – de cet espace de 170 mètres carrés dont personne n’aurait eu envie si Nicolas Schuybroek, architecte, n’avait relevé le gant. Et Dieu sait s’il en fallut du cran, du talent, de l’entêtement pour inventer ce qui aujourd’hui se déploie sous nos yeux – un cocon lumineux, un îlot de sérénité, un loft avec patio, passion et cohérence.

UN CHÂSSIS À ENCHÂSSER

Le défi ? Tout repenser, oser bâtir ce projet autour d’une pièce maîtresse, un châssis en acier de 25 mètres carrés, réalisé sur mesure, d’un seul tenant, qui court sur deux étages, fait entrer la lumière et dégage l’horizon, illusion d’optique, car le regard s’aventurant à l’extérieur se noie dans le mur de briques blanches au rez-de-chaussée et, à l’étage, dans le ciel bas et ixellois qui aujourd’hui donne raison à Jacques Brel. Nicolas Schuybroek pourrait y voir un inconvénient s’il n’aimait viscéralement cette lumière du Nord qui l’habite depuis l’enfance. Celle qu’absorbent les parois rouge brique de l’abbaye de Zevenkerken, à Loppem, où il fait ses études secondaires, en internat, avec en guise de devise  » duc in altum « , à traduire par  » Avancez au large  » – il suivra ce conseil, il n’a pas peur d’épouser les difficultés, cette maison le prouve à suffisance.

Quand vient le moment de choisir une voie, lui qui a hésité longtemps entre les Affaires étrangères et l’architecture laisse tomber sa fascination pour la diplomatie, mais pas les voyages ni l’ouverture aux autres, et encore moins la chose politique. Il s’inscrit en archi à Saint-Luc et décide de  » sortir du carcan belgo-belge  » après deux ans pour terminer son cursus à l’Université McGill, à Montréal, avec un  » magna cum laude  » et un mémoire sur  » La neutralité politique de l’architecture « . Nicolas Schuybroek se frotte alors aux rudiments du métier, toujours au Canada, chez Intégral Jean Beaudoin,  » atelier de conception d’espaces permanents et éphémères « , il y reste un an, dans un grand bouillonnement intellectuel, polyglotte et transversal. Mais la nostalgie le rattrape et, surtout, cette envie de travailler avec Vincent Van Duysen  » l’architecte belge dans toute sa splendeur et sa qualité « . Chez lui, beaucoup de choses le fascinent –  » l’apparente simplicité de son travail, la noblesse de ses projets, une justesse aboutie « . Il intègre son bureau et le côtoie durant cinq ans, jusqu’en août 2011, le temps que cette idée qui lui  » trottait en tête  » prenne forme : et si à l’aube de la trentaine, il mettait ses nom et prénom sur son propre bureau ? N’y voyez pas une bouffée d’orgueil mal placée, il n’en a pas une once, juste le besoin de marcher seul sur le chemin, travailler énormément, ne rien laisser au hasard, faire preuve d’exigence, avec soi-même et avec ses clients  » qui le lui rendent bien « .

UNE ARCHITECTURE INTEMPORELLE

On l’écoute s’enflammer, confier qu’il est  » obsédé par l’idée d’oeuvre totale « , mais sans que cela soit  » totalitaire « , il est simplement question de  » fil rouge  » et de  » cohérence  » ; Nicolas Schuybroek a grandi dans la vénération des architectes du Bauhaus. Dans son esprit, se bousculent les mots  » honnêteté « ,  » volumes épurés « ,  » détails réfléchis « ,  » atmosphère réchauffée par les matériaux « ,  » architecture jamais ostentatoire « , il renchérit  » pas bling bling ni m’as-tu-vu « , et surtout,  » intemporelle  » – on ne saurait pas de quand date son travail,  » cela pourrait être construit il y a quinze ans ou dans trente ans, on n’y changerait rien « , alors oui, ce serait parfait.

Il ne fait aucun doute que son premier émoi architectural l’a viscéralement modelé, un face-à-face au creux d’un vallon provençal, une abbaye cistercienne datée du XIIe siècle, Notre-Dame de Sénanque, le dépouillement pour tout éblouissement.  » J’avais 10 ou 11 ans et je pense qu’à l’époque je ne m’imaginais pas architecte. Cette pureté absolue, la façon dont la lumière était filtrée, le côté brut et pourtant tellement chaleureux des matériaux, cette quiétude, un véritable choc.  » Depuis, Nicolas Schuybroek se construit sa propre  » bibliothèque émotionnelle  » où il range, avec fougue mais rigueur, toutes ses références intenses. Du côté des dieux et des hommes : Peter Zumthor, Valerio Olgiati, Luis Barragan, Axel Vervoordt, Dom Hans Van der Laan et David Chipperfield. Du côté des monuments : le couvent du Thoronet, la Casa Poli (Pezo von Ellrichshausen), la maison de verre (Pierre Chareau). Du côté du mouvement : Fase d’Anne Teresa De Keersmaeker.

DES PIÈCES D’EXCEPTION

Ce qui impressionne chez lui, c’est qu’il a (presque) tout connu, même l’ombre de la mort, presque tout vu, tout lu, tout touché. Il admire le travail de l’architecte Bijoy Jain et de son Studio Mumbai, sis Watsa Wadi, Nagaon Bunder à Alibag, Inde. Il y va, c’est plus fort que lui, tendre vers la beauté, c’est aussi l’expérimenter grandeur nature. Il envoie un courriel au grand patron précisant qu’il est un  » grand admirateur  » ; Bijoy Jain lui répond :  » Voici les heures de bateau pour arriver chez nous, vous prenez un rickshaw, nul besoin de spécifier l’adresse, juste « le bureau de Bijoy Jain ».  » Le jeune architecte suit scrupuleusement les instructions, se retrouve dans la jungle, n’en est toujours pas revenu, tant d’humanisme vous secoue durablement. Et s’il recommande  » chaudement  » la lecture de la monographie qui est consacrée à ce bureau,  » le plus beau du monde « , Work Place Studio Mumbai, c’est parce que lui, à ses heures perdues – bien entendu elles ne le sont jamais -, il s’y plonge afin d’approfondir le pourquoi du comment d’une telle  » architecture texturée « .

De même, il collectionne, c’est un grand mot, les chaises de Pierre Jeanneret, qu’il est aussi allé admirer in situ, à Chandigarh, capitale du Penjab et de l’Haryana, Inde, quintessence du rêve éveillé de Nehru réalisé par le duo que Jeanneret formait avec son cousin Le Corbusier. Du coup, quand les circonstances le permettent, il propose de meubler l’espace qu’il a dessiné, toujours à la main dans un premier jet, de  » pièces d’exception « , proposant des fiançailles contrastées entre la lampe Totem de Serge Mouille, la chaise class-room de Pierre Jeanneret, la table en Inox et piètement couleur basalte de Jean Prouvé rééditée par Vitra, le bois et le métal, le béton et la toile brute peinte par l’artiste belge Saskia Pintelon qui interroge  » Where is God ? « .

Il y a alors quelque chose de monacal, mais jamais de froid ni d’austère. L’éclairage intégré très doux, du TL chaleureux, donne vie au marbre de Carrare qui s’offre la crédence et la tablette du bloc cuisine ; il ne ricoche par sur les murs blancs, très mats, il réchauffe l’ensemble graphique où tout est millimétré. L’escalier en chêne mène à l’étage où là aussi la lumière lèche les murs, grâce aux gorges qui, par la même occasion, indiquent la voie à suivre, le chemin vers les chambres – Nicolas Schuybroek parle de  » sentiment d’ouverture, d’espace « , il n’a pas tort, ce serait miraculeux, si ce n’était pensé avec tant de talent. Il sourit quand on lui demande si on ne répond pas  » courage, fuyons  » à la première visite d’un tel chantier, d’un tel pari.  » Non, on pense immédiatement : « merveilleux, je suis devant une somme de possibles » ; même si on voit que cela ne va pas être évident.  » Car il a fallu  » détricoter les lieux « , abattre un pignon, créer un patio, convaincre les voisins, l’urbanisme, beaucoup de monde, faire installer ce châssis gigantesque, jouer du contraste entre la banalité extrême de la façade et ce cocon en devenir avec petite musique minimaliste. Certes, ce fut un processus  » long et pénible, dit-il avec le sourire, mais je suis récompensé aujourd’hui ô combien « .

Depuis, Nicolas Schuybroek a quitté ce chantier qui n’en est plus un pour Paris où il repense un appartement haussmannien, Bruxelles où il aménage deux boutiques – celle du lunetier Sonkès et un nouveau concept pour la marque Bowen – et la campagne bourguignonne où il travaille à la rénovation d’une chasse du XIIe siècle,  » un projet étonnant « . Et complexe, est-ce nécessaire de le préciser ? Sur son front sous sa mèche blonde, on a cru lire en lettres phosphorescentes duc in altum.

Carnet d’adresses en page 110.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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