Lost in Translation

Christine Laurent
Christine Laurent Rédactrice en chef du Vif/L'Express

Certes, on ne leur a pas demandé de retourner leur veste. Mais c’est tout comme. Car les voilà bien chamboulés, tous ces cadres japonais. Leur premier choc, c’est en mai dernier qu’ils l’ont eu. Quand ils ont découvert que l’honorable Hiroshi Okuda, le patron le plus puissant de l’empire du Soleil-Levant, jouait les top models devant les caméras pour persuader ses compatriotes de laisser tomber non seulement la veste, mais la cravate en prime cet été ! Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Quoi, dans un pays tout de discrétion, de respect et de modestie, fi-ni le costume trois-pièces, l’indispensable uniforme de la business attitude, l’outil de communication hautement stratégique, celui derrière lequel on se camoufle, véritable passe-muraille pour entamer des vraies négociations !

Hélas, hélas, ce n’était pas un mauvais rêve. Encore moins une hallucination. Car quelques jours plus tard, le tout aussi honorable ministre de l’Environnement, Yuriko Koike, prenait le relais. Avec la mâle assurance d’un daimyo, il faisait savoir que  » cet été, il n’autoriserait aucun de ses employés à venir travailler avec une veste et une cravate « . Une décision sans appel, relayée par le Premier ministre en personne. Mettant ainsi tous les contestataires K.-O. sur le tatami. Mais qu’est-ce qui pouvait bien motiver une orientation modeuse aussi drastique ? L’invasion sournoise et décalée de la vague du casual Friday inventé il y a quelques années par les entreprises américaines et incitant leur personnel à venir travailler en jeans et baskets le vendredi, histoire de séduire les jeunes loups de la bulle Internet et qui, depuis l’éclatement de cette dernière, a fait long feu ? L’intervention en coulisse d’un mystérieux shogun pour donner un coup de jeune à une population sur la pente dangereuse du vieillissement ? La tentative d’un lobby occidental du luxe de faire glisser le pays vers plus de branchitude ? Que nenni ! En réalité, à Tokyo, aujourd’hui, on ne plaisante plus avec les gaz à effets de serre. Objectif : les voir diminuer de 6 %, soit de moitié, d’ici à 2012. En ligne de mire, rien moins que l’air conditionné dont on sait combien il vampirise l’énergie.

Alors, de juin à septembre, désormais tous en pantalon léger et chemisette à manches courtes ! Une sorte de  » chic-easy  » en somme. Col ouvert ou boutonné ? Le doute plane encore. Mais pas question pour autant de la chemise hawaïenne, au top pourtant cette saison chez la fashion victim au masculin, qui transforme les honnêtes citadins en oiseaux de paradis ! Trop c’est trop ! Surtout quand on sait que la relation d’affaires avec la clientèle nippone, faite de codes presque secrets, de signes de reconnaissance subtils, d’attitudes sibyllines, de courtoisie retenue, de non-dit, est délicate. Dans les entreprises, déjà on s’émeut. Comment être pris au sérieux en tenue légère ? Sur quelle garde-robe se jeter pour remplacer l’habit traditionnel ? Un véritable casse-tête. Et certains de craindre déjà que la mesure, ô combien chiffonnante, ne sera pas suivie d’effets. Car s’il n’est pas encore question de se faire hara-kiri, ou pire, de se noyer dans le saké, il paraît que même les employés modèles seraient entrés en résistance. Et les officiels de guetter avec angoisse, chaque matin, le look des honnêtes travailleurs que déversent les trains bondés des banlieues. Un suspense qui frise l’insoutenable !

Christine Laurent

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