Pas lu, tout vu

Christine Laurent
Christine Laurent Rédactrice en chef du Vif/L'Express

 » Les Bienveillantes  » (1) ? Pas lu. LA HONTE. Comment ? LE livre chouchou des critiques de l’automne dernier ? Même pas feuilleté, pas même un petit coup d’£il, histoire d’en savoir plus, de briller dans les dîners en ville, de ne pas avoir l’air idiot ? Non ? Vraiment ? Alors que son auteur Jonathan Littell est annoncé comme le nouveau messie des lettres contemporaines ? Toujours non ? Pas de chance, vous voilà définitivement classé au rang des indécrottables béotiens.

Pour vos amis, vos voisins, vos collègues de travail peut-être. Mais pas pour Pierre Bayard. Car ce fin lettré, professeur de littérature de son état, a un faible pour ceux qui ne lisent pas. Provocateur ? Sûrement. Mais délicieusement dérangeant. D’autant plus qu’il s’appuie, pour définitivement nous décourager d’ouvrir un ouvrage quelconque, sur les plus grands : Balzac, Graham Greene, Paul Valéry… tous sceptiques, voire même désabusés par rapport à la lecture en profondeur. Bayard va même traquer dans son antre Montaigne qui, non seulement se désespérait d’oublier très vite tout ce qu’il lisait, mais ne se souvenait même plus de ce qu’il avait lui-même écrit ! C’est dire !

En fait, toute la pensée de Bayard peut se résumer en un seul paradoxe : lire les livres des autres tue toute créativité personnelle, empêche de plonger au plus profond de soi pour y puiser sa propre inspiration. Devenir soi-même créateur, tel est son credo. Et rien de mieux, pour y parvenir, que de parler des livres que l’on n’a pas lus. Interrogés à ce sujet par les autres, nous voilà bien embarrassés. Il faut alors improviser, digresser, virevolter, voire s’indigner, autant d’acrobaties qui fouettent l’imagination. Surtout quand on se frotte à un interlocuteur (et ils sont bien plus nombreux qu’on ne le croit) qui, lui non plus, n’a pas ouvert l’objet en question. Prenez  » Les Bienveillantes « . Il vous en faudra des stratagèmes, des pirouettes et des circonvolutions pour être crédible alors que sur le fond, vous n’y connaissez goutte.

Bien sûr, vous pourriez vous appuyer sur le vague souvenir de l’une ou l’autre critique. Mais attention, prévient Bayard qui les connaît bien, les journalistes ne lisent pas davantage que le lecteur lambda.  » Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer « , notait malicieusement Oscar Wilde que Bayard place en entête de son pamphlet.

Contrairement à ce que le titre de son opuscule :  » Comment parler des livres que l’on n’a pas lus  » (2) pourrait laisser supposer, Bayard n’est pas un usurpateur dans la veine de ceux que nous épinglons cette semaine (lire pages 32 à 35). Bien au contraire. Pas question, ici, de recettes pour faire illusion, de trucs et ficelles pour s’imposer… dans l’imposture. Car le mensonge est général, affirme notre auteur. Mensonges aux autres, mensonges à soi. Nous voilà tous dans le même panier. Tous en train de faire semblant. Et Bayard, dans notre intérêt, de nous secouer, de nous ébranler. Finie la culpabilité inconsciente que suscite l’aveu de n’avoir pas lu certains livres ! Affichons, au contraire, notre volupté zappeuse, libérons-nous de la parole des autres pour trouver en nous la force d’inventer notre propre texte et de devenir… écrivain.

(1) éd. Gallimard.

(2) éd. Les Éditions de Minuit, coll. Paradoxe.

Christine Laurent

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