Les directeurs artistiques jouent aux chaises musicales, les prix s’emballent et l’inclusivité semble ralentir sa course. Notre journaliste mode nous livre sa vision d’un secteur sous tension… mais en pleine mutation.
L’échiquier de la mode est en pleine effervescence. LVMH, Kering et consorts déplacent leurs pions. Le premier a profité des Fashion Weeks de l’été dernier pour introniser deux nouveaux directeurs artistiques: Jonathan Anderson chez Dior et Michael Rider chez Celine. Deux débuts salués positivement, proposant des collections commerciales, affirmées, accessibles. Kering, de son côté, célébrait la même semaine le départ de Demna Gvasalia de chez Balenciaga par une exposition consacrée à ses dix années au sein de la maison, un sobre défilé de couture et une fête d’adieu chez Maxim’s. Son successeur, Pierpaolo Piccioli, venu de Valentino, assistait à la fois au vernissage et à la soirée. Que cette passation se soit déroulée dans le calme est rare dans le secteur. D’ordinaire, l’œuvre d’un créateur sortant est balayée d’un revers de main. Piccioli a d’ailleurs confié, dans quelques brèves interviews, qu’il n’entendait pas faire table rase chez Balenciaga. Il souhaite bâtir sur l’existant, sans rupture stylistique majeure.
Demna, lui, a déjà fait savoir qu’il respecterait l’héritage de ses prédécesseurs dans son nouveau rôle de directeur artistique de Gucci – de Tom Ford à Alessandro Michele, avec qui il avait déjà cosigné une collection par le passé. Demna est sans doute le designer le plus brillant de sa génération, et l’un des rares à avoir influencé la rue à travers une marque couture. Si les jeunes arborent des jeans ultralarges, c’est à lui qu’ils le doivent. Mais saura-t-il sortir Gucci de l’ornière? La réponse reste en suspens. Un aperçu de la collection sera dévoilé en septembre à Milan, tandis que son premier véritable défilé Gucci n’aura lieu qu’en février 2026. Les pièces arriveront en boutique à l’automne suivant.
Jusque-là, la maison florentine doit continuer à ramer à contre-courant. Gucci, jadis toute-puissante, s’est retrouvée le mois dernier sous le feu des projecteurs pour de nouvelles baisses spectaculaires de ventes: moins 25% au deuxième trimestre. Marc Jacobs, marque en perte de vitesse chronique, a été mise en vente par LVMH. Prix demandé: un milliard de dollars – une aubaine, selon certains experts. Chez Chanel, Matthieu Blazy (ex-Raf Simons et Bottega Veneta) présentera en octobre, à Paris. Sa missio: tourner définitivement la page Lagerfeld. parvien ou , ce sera un moment historique.
Des clients cruciaux
La vraie question est de savoir si ce grand reset change réellement quelque chose. L’équation est simple, il s’agit de fidéliser la clientèle existante tout en séduisant de nouveaux acheteurs. Hedi Slimane, en son temps, avait pu se permettre chez Céline de se mettre à dos presque tous les clients de Phoebe Philo. Mais cette époque est révolue. On le voit chez Valentino, où Alessandro Michele peine à trouver son rythme de croisière. Néanmoins il serait illusoire d’attendre d’un créateur qu’il triomphe à lui seul de la conjoncture économique mondiale.
À cela s’ajoute une réalité: les prix du luxe ont grimpé de manière excessive ces dernières années. Une clientèle qui pouvait autrefois s’offrir une pièce, même à la limite de son budget, en est désormais exclue, volontairement ou non. groupe demeure bien plus vaste que la catégorie des «very important clients», et même des «extremely important clients», sur laquelle les maisons de luxe se sont focalisées. Ces fameux 1% pèseraient entre 30 et 40% du chiffre d’affaires de certaines griffes. Impressionnant, certes. Mais la classe moyenne, repoussée peu à peu vers la sortie à chaque hausse tarifaire, dépensait collectivement davantage. De plus en plus de marques internalisent aujourd’hui leur production, afin d’éviter les scandales liés aux sous-traitants. Mais cette décision se traduit peut-être aussi, immanquablement, par des prix encore plus élevés.
Un créateur ne peut pas à lui seul triompher de la conjoncture économique mondiale.
De l’inclusion, vraiment?
La mode est désormais devenue un spectacle que nous consommons passivement, en scrollant sur nos smartphones. Le tempo imposé par les réseaux sociaux est impitoyable, y compris pour les marques. Dans notre culture de la dopamine, nous réclamons sans cesse de nouvelles stimulations, et nous en recevons à volonté. Nouveau créateur, nouvelle égérie, nouveau CEO. Nouveau flagship store, nouveau pop-up. Nouvelle campagne imprimée, nouvelle campagne digitale. New York, Londres, Milan, Paris. Mais aussi Berlin et Copenhague. Défilé croisière dans un décor exotique. Annonce du prochain défilé croisière dans un autre cadre tout aussi dépaysant. Dans le même temps, la communication sur les ambitions de durabilité et d’inclusion s’amenuise. Le site professionnel Vogue Business tient depuis deux ans et demi un baromètre de la représentativité pendant les Fashion Weeks de New York, Londres, Milan et Paris. Sur les 8.704 silhouettes féminines présentées en février et mars – soit 198 défilés et présentations – à peine 2% étaient «mid-size» et 0,3% «plus-size». La saison précédente, les chiffres atteignaient respectivement 4,3% et 0,8%.
Lorsque Vogue Business avait observé pour la première fois les collections masculines, il y a quelques années, on comptait au moins un mannequin «plus-size» dans huit défilés sur 69. En juin dernier, il n’en restait plus que quatre sur 65. La baisse est encore plus marquée pour les mannequins «mid-size», passant de 22 défilés à seulement neuf. Milan, l’inclusivité était inexistante. Paris, seuls Willy Chavarria et Doublet ont fait un effort notable.
La représentation des femmes créatrices reste aussi problématique. D’après The New York Times, sur 17 nouveaux directeurs artistiques nommés l’an passé par les grandes maisons, 13 étaient des hommes. Les quatre femmes sont Sarah Burton chez Givenchy, Veronica Leoni chez Calvin Klein, Meryll Rogge chez Marni et Louise Trotter chez Bottega Veneta.
L’idéal de beauté, lui, est redevenu plus classique. Cela se voit non seulement sur les podiums, mais aussi dans les vêtements présentés. La (fausse) fourrure est omniprésente, le tailleur revient en force et le noir domine. Ferragamo recentre son activité sur la chaussure et les accessoires, «dans des styles classiques et contemporains, mais moins tendance», expliquait récemment un porte-parole dans WWD. Burberry revient aussi à ses fondamentaux, notamment le tartan historique dont la maison avait voulu se détacher. La stratégie semble porter (timidement) ses fruits. Mais l’audace créative n’y est guère. Quant à Matthieu Blazy, son titre officiel chez Chanel est «directeur artistique des activités mode». Le pouvoir dont jouissait Karl Lagerfeld, et la liberté qu’il incarnait, ne sont plus d’actualité.