Pourquoi la maigreur redevient-elle tendance quand le monde va mal
À nouveau tendance alors qu’on la croyait remplacée par les formes épanouies post-mouvement body positive, la maigreur outrancière, façon tournant du siècle dernier, inquiète. Une ombre bien sombre qui revient dans un contexte anxiogène tout sauf anodin.
«La maigreur des mannequins de certains défilés était choquante, effrayante même», décriait déjà à l’automne 2021 dans nos pages le spécialiste parisien des tendances Vincent Grégoire. Un cri du cœur désormais repris en chœur par les médias des quatre coins de la planète, alarmés de voir le come-back de la tristement célèbre «taille zéro». «Heroin chic, le retour d’une tendance critiquée» titre La Presse, «Comment la mode s’est lassée des formes» décrypte le Guardian, tandis que le magazine Insider partage le témoignage d’une femme «horrifiée» par le retour en grâce d’une morphologie dont la quête l’a vue cumuler les troubles alimentaires dans les années 90.
A l’époque, Kate Moss règne sur le monde de la mode et sa silhouette éthérée est le canon de beauté à émuler. Et tant pis si pour nombre de femmes, cela implique restrictions alimentaires sévères, voire plongée dans l’anorexie: l’ère est à l’allure heroin chic, laquelle, comme son nom l’indique, se caractérise par le visage creusé, la structure osseuse apparente et le contraste entre pâleur et cernes foncés associés jusque-là aux consommateurs de drogues dures. Un modèle émacié progressivement passé de mode, entre signature d’une charte visant notamment à protéger la santé des mannequins (et bannir de facto la taille zéro) par les grands groupes de luxe et émergence du mouvement body positive et de sa célébration des formes.
‘Le mouvement body positive a été un épiphénomène. On a célébré les rondeurs, mais sans faire disparaître le culte de la minceur ancré dans nos sociétés européennes.’ Thomas Zylberman, tendanceur
Ces dernières années, bien que l’engouement pour Kate Moss, aka la brindille, ne se soit jamais vraiment essoufflé, les mannequins à succès s’appelaient Paloma Elsesser, Ashley Graham et Precious Lee. Et avaient en commun des silhouettes voluptueuses plus évocatrices de Botero que de Modigliani. Suivies par plusieurs dizaines de millions de personnes sur les réseaux, les sœurs Kardashian revendiquaient quant à elles leur morphologie gironde, tandis que fleurissaient sur TikTok les vidéos démontrant que les filles rondes pouvaient tout porter, contrairement à ce qu’on avait longtemps voulu leur imposer. En pleines formes, donc? Pas si vite.
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D’autant qu’ainsi que le souligne Thomas Zylberman, styliste pour le bureau de tendances international Carlin, «si on regarde les choses en face, la maigreur n’a jamais vraiment disparu». Et l’expert de souligner que si on a assisté récemment à l’essor de quelques célébrités aux formes généreuses, elles ont continué de cohabiter avec «des filles très minces, voire maigres». Pour le spécialiste, c’est bien simple.
Le mouvement body positive a été un épiphénomène. On a montré des corps avec des morphologies différentes et célébré les rondeurs, mais sans faire disparaître le culte de la minceur ancré dans nos sociétés européennes pour autant» Thomas Zylberman.
Et de voir dans la libération des formes quelque chose de «très anglo-saxon, qui nous a fait légèrement sortir de notre zone de confort, mais sans pour autant modifier notre déterminisme culturel. Les cultures américaine et britannique s’accommodent bien mieux d’une diversité de morphologies, d’ailleurs, tout le vocabulaire qu’on utilise pour les désigner vient de l’anglais: plus size, body positivism… Il y a une forme de tropisme culturel, qu’on a tenté d’importer en Europe à une période où cela avait du sens. Le courant body positive a explosé chez nous durant la pandémie, une période où on était moins dans la séduction, on ne sortait pas et on restait en jogging sur son canapé». Adieu confinement, (re)bonjour maigreur maladive?
Les gens en ont marre du laisser-aller et des tenues à la taille élastique, on retourne au bureau, il y a comme une électricité dans l’air, et notre société, qui n’a jamais été très encline à accepter le surpoids en tant que norme physique, revient à son déterminisme » assure encore Thomas.
La maigreur, remise en forme(s) ?
Signe des temps: Kim et Khloé Kardashian, jusqu’ici célébrées pour leurs silhouettes en sablier, affichent désormais une minceur suffisamment prononcée pour susciter nombre de réactions inquiètes et/ou indignées («Comment osent-elles trahir celles qui se sont acceptées grâce à elles?») et devenir un sujet récurrent dans leur émission de téléréalité. «Kim Kardashian est quelqu’un qui est extrêmement en phase avec la tendance et qui a le don d’analyser ce qui va se passer et dans quelle direction il faut aller», décrypte Thomas Zylberman.
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Mais gare à l’exemple que ce revirement esthétique donne à celles qui avaient jusqu’ici enfin nombre de célébrités voluptueuses auxquelles s’identifier. Cela fait trente-cinq ans que le neuropsychiatre bruxellois Yves Simon a choisi de se spécialiser dans le traitement des troubles alimentaires, et pour lui, «les réseaux sociaux jouent désormais un rôle bien plus important que les médias dans la représentation des corps. Les jeunes vont s’inspirer des influenceurs qu’ils suivent et subir une pression très forte à leur ressembler. Il y a une tendance à privilégier les réseaux sociaux aux relations réelles, ce qui augmente les risques de développement de troubles du comportement alimentaire». Et le médecin de souligner que «les réseaux sociaux changent le rapport au corps et à la maigreur, parce que les algorithmes font qu’on est exposé à des personnes qui partagent les mêmes intérêts.
Autrement dit, une jeune fille déjà préoccupée par son poids va être exposée à des personnes qui ont des inquiétudes similaires, ce qui facilite l’intégration au groupe mais a aussi des effets délétères, puisque l’intégration va passer par la critique de corps qui ne ressemblent pas à celui qu’on fantasme». Résultat: la patientèle adolescente d’Yves Simon a tendance à se diviser en deux camps, celui qui jalouse les influenceuses, et celui, plus influent, qui va se réjouir de susciter une forme d’envie en ligne.
C’est paradoxal, parce qu’on va sur les réseaux pour trouver une forme de validation, et plus on y passe du temps, plus cette faim devient dévorante», met en garde celui qui a vu les troubles alimentaires augmenter en flèche durant le confinement: «Mis dans une situation de très grande anxiété, les jeunes, privés de tous contacts sociaux, ont cherché à retrouver une forme de contrôle».
Lequel, ainsi que l’explique la psychologue namuroise Christine Calonne, peut passer par la gestion de son corps: «En le contrôlant excessivement, on devient anorexique pour retrouver le contrôle et un sentiment de perfection personnelle.» Une perfection illusoire, qui semble toujours plus inatteignable dans le contexte bousculé actuel, lequel offre un terreau fertile au retour du culte de la minceur extrême. «On veut pouvoir se raccrocher à quelque chose, ralentir le temps qui nous échappe, or la maigreur est l’apanage de la jeunesse, donc elle a quelque chose d’aspirationnel», avançait Vincent Grégoire lors de notre conversation sur le sujet.
‘Les réseaux sociaux changent le rapport au corps et à la maigreur, parce que les algorithmes font qu’on est exposé à des personnes qui partagent les mêmes intérêts.’ Yves Simon, neuropsychiatre
Le miroir déformant de la nostalgie
Et son confrère Thomas Zylberman d’y voir un autre stigmate de l’actualité anxiogène. «Lors de son âge d’or, au début des années 2000, l’allure heroin chic était plutôt perçue comme un vecteur de glamour que quelque chose de maladif. On était dans la figure de la rock star avec le visage creusé et les cernes profonds et sombres, c’était l’époque de l’apparition de marques à l’esthétique glam rock comme The Kooples, Zadig & Voltaire… Le retour en grâce de cette morphologie est un symbole de la nostalgie du début des années 2000. On a toujours besoin de faire référence à une sorte d’âge d’or: il y a cinq ans, c’était les années 90, dont des jeunes qui ne les avaient pas vécues adoptaient tous les codes esthétiques, et désormais on est dans l’évocation du tournant du millénaire. On veut retrouver le glamour des rock stars de l’époque, et après les années jogging et Crocs de la pandémie, on veut à nouveau une forme de nervosité et de sexualité ».
Mais aussi, paradoxalement, une forme de libération par le biais de la restriction du corps, avance le styliste parisien. «On vit dans une société très policée, où tout est contrôlé par la menace d’être cancelé, et les années 2000 apparaissent comme une période où on était bien plus libres. C’était une époque complètement invraisemblable, où des starlettes à la Lindsay Lohan semblaient avoir de la poudre sous le nez en permanence, tandis que Paris Hilton s’affichait avec un tee-shirt qui disait «stop being poor». Dans l’imaginaire collectif, cette décennie apparaît comme des années folles et électrisantes, où tout ce qui cartonnait serait interdit aujourd’hui, à commencer par la maigreur extrême», avance celui pour qui il s’agit là d’une vision «déformée par le prisme de la nostalgie». Même s’il y voit aussi «une forme de bras d’honneur au politiquement correct».
On sort de trois saisons étouffantes de modération, or la société a besoin d’électrochocs. Dans quelques années, on se souviendra de la période relativement bien-pensante du courant body positive comme d’un temps où on s’est étiolés. Là, on s’inscrit dans un processus d’affranchissement» affirme Thomas.
Une lecture que nuance le Dr Simon, pour qui l’obsession renouvelée de la maigreur est ancrée bien plus profondément que dans le contexte actuel, une explication étant à trouver du côté de la pression sociale à la réussite. Laquelle implique de correspondre aux modèles qui l’incarnent. Or, chez les femmes, «celles qu’on présente comme ayant réussi dans la vie sont la plupart du temps assez minces». Avec pour résultat qu’on idéalise cette morphologie, présentée comme étant la plus désirable, «et pire encore, comme un idéal à la portée de tout un chacun, avec l’idée que si on le veut vraiment, on peut y arriver», regrette le neuropsychiatre bruxellois. Pour lui, bien qu’on ait tendance à assimiler succès et minceur puisque cette dernière implique une forme d’effort, «il faut rappeler que ce n’est pas un idéal culturel à l’épreuve du temps, ni même répandu dans toutes les cultures». Et de conclure en partageant la position du corps médical, qui est de mettre en garde contre les conduites de régime, «parce qu’elles sont toutes délétères».
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