Décryptage | Les produits « naturels » le sont-ils vraiment?
Des crèmes de jour aux peintures, de l’eau en bouteille aux traitements médicaux, de nombreux produits se déclarent « naturels » à grand renfort d’étiquettes séduisantes. L’évolution semble évidemment positive. Mais tout cela est-il bien juste?
« Eau pure »: ce terme sur les étiquettes de certaines eaux plates a connu un succès important ces dernières années, dans les riches familles américaines surtout. Derrière cette expression: la promesse d’une eau mise en bouteille à la source, donc non filtrée, et contenant dès lors tous les minéraux nécessaires. Un raisonnement absurde puisque que par définition, ce type d’eau non traitée contenait aussi des substances nocives et des traces d’excréments d’animaux, entre autres. La dysenterie, pour ne citer qu’elle, est causée par l’ingestion d’une telle boisson. Mais ces acheteurs ont été aveuglés par le concept de « nature pure », ce qui illustre parfaitement le flou qui s’est installé, depuis une dizaine d’années déjà, autour de cette notion.
Concevoir notre environnement en opposant ce qui est naturel ou pas, cela revient à simplifier un monde complexe et encourager le dogmatisme.
Alan Levinovitz
Dans l’esprit de la plupart des gens, le naturel est bon, le chimique est mauvais. Aujourd’hui, on trouve des peintures et des vins naturels, des baskets et des meubles végans, des bougies et des produits de beauté « clean », des matelas et des cercueils biologiques… Ces adjectifs séduisent plus que jamais les consommateurs, et pas seulement dans les épiceries bio. Le naturel s’impose partout, même dans la mode et la beauté (lire encadré ci-dessous), la construction et le monde médical. Une bonne nouvelle pour l’homme et la planète? Pour le professeur américain Alan Levinovitz, ce n’est pas si simple. Dans son livre Natural, il explique que ces étiquettes ont aussi un impact moral et que nous oublions trop souvent notre esprit critique. Nous croyons à ces vertus les yeux fermés, ce qui peut conduire à des comportements néfastes et à des justifications scientifiques mal placées. « Concevoir notre environnement en opposant ce qui est naturel ou pas, n’est fondamentalement pas une bonne idée, cela revient à simplifier un monde complexe, encourager le dogmatisme et cela ne résoudra pas les problèmes fondamentaux auxquels nous sommes confrontés en tant qu’humanité, bien au contraire », affirme-t-il.
Un tournant historique
Le coeur du problème réside dans la façon dont nous concevons la nature, explique Bernard Feltz, biologiste et professeur émérite en philosophie des sciences du vivant à l’UCL. « Depuis le XVIIe siècle, avec Galilée et d’autres, la science a imposé une image de la nature comme une ennemie à vaincre et à maîtriser pour assurer la santé, les déplacements… C’est sur cette base que la société moderne s’est construite. Cette vision de la science a connu son apogée dans la deuxième moitié du XXe siècle, avec au sommet, entre autres, le premier pas de l’homme sur la Lune. Il y avait une foi dans le progrès, le neuf, le scientifique, le technologique, et une sorte d’euphorie sociétale par rapport à toutes ces avancées. Le label « produit en laboratoire » était alors vu comme un gage de qualité. A l’époque, lors d’un voyage en Inde, je me souviens avoir même trouvé de la confiture « garantie chimique »! Entre 1950 et 1970, quelqu’un qui remettait le progrès en cause était marginalisé et vu comme conservateur. »
Selon l’expert louvaniste, le tournant s’est produit dans les années 70, quand le grand public a commencé à prendre conscience des premiers problèmes environnementaux, que la nature n’était pas infinie et que des réalités qu’il pensait acquises, comme la qualité de l’eau et la diversité de la faune et de la flore, étaient en péril à cause de son comportement. « Nous avons compris que la nature n’était pas seulement quelque chose que nous devions mesurer et contrôler, mais un écosystème dont nous faisons nous-mêmes partie, au même titre que les autres espèces. Nous avons entrevu que nous avions une responsabilité. »
Le philosophe estime que notre rapport à la nature peut dès lors prendre diverses formes: soit purement scientifique, à l’image de ce qui s’est fait jusque dans les années 70; soit liée à une vision plus écologique du monde, basée sur le respect de l’écosystème. D’autres vont plus loin encore; on parle alors d’écologie profonde, ajoute le professeur: « Toute la culture moderne présuppose que l’humain est au-dessus de l’animal et que c’est ce premier qui décide de l’avenir de la planète, de l’éthique et de la valeur des choses. L’écologie profonde, elle, prône un retour à un rapport plus fusionnel avec la nature. »
Le retour à la nature est une manière de protester, de dénoncer et combattre les excès.
Bernard Feltz
Aujourd’hui, le lien qui s’installe peu à peu avec cette dernière semble moins radical, plus équilibré: « Il ne s’agit pas de se soumettre à une nature toute puissante mais de s’installer dans un rapport de reconnaissance. Mais qu’on le veuille ou non, l’évolution de notre monde dépend de l’humain, c’est lui qui est responsable de la gestion de la nature. » Même si le progrès reste nécessaire, les gens sont mieux informés et le doute s’installe. Nous constatons des excès, par exemple dans l’agriculture ou l’industrie pharmaceutique; nous remarquons que la médecine nous considère comme des êtres mécaniques et non comme des êtres humains complexes… Face à ces constats, Bernard Feltz estime que le retour à la nature devient « une manière de protester, de dénoncer et combattre les excès ».
Herman Konings, psychologue du changement et spécialiste des tendances, voit également une autre raison pour laquelle la nature séduit tant de nos jours. La rareté fait la valeur, explique-t-il. « Nous avons l’impression de vivre dans un monde de plus en plus rationnel et nous avons parfois besoin de prendre du recul. Nous voulons nous évader, revenir à l’émotionnel, et la nature est le remède parfait à cette omniprésence de la raison. »
L’appel à la prudence
Mais si notre attirance pour les produits étiquetés naturels apparaît logique, la prudence s’impose néanmoins, rappelle Bernard Feltz. « Tout n’est pas blanc ou noir… Il y a des petits producteurs, avec une logique de circuit court, qui prennent cela très au sérieux. Quand les grandes surfaces réintègrent ces principes, ils essayent d’abord de récupérer un marché qui leur échappe. Et il faut dès lors une législation rigoureuse et des contrôles. Si c’est le cas, pourquoi pas? »
L’authenticité est cruciale, ajoute Herman Konings. « Le label « naturel » peut effectivement vous donner un coup de pouce auprès des consommateurs, mais seulement s’il est justifié et authentique. La clientèle d’aujourd’hui connaît les ficelles du marketing, elle est plus critique que jamais et les entreprises ont peur. » Pour le psychologue, le label « naturel » ne perdra pas de son influence à l’avenir, bien au contraire. « Nous n’avons encore rien vu. Ce concept va encore faire son entrée dans d’autres secteurs, où nous ne nous y attendons pas. Le domaine bancaire essaye de battre des records avec les fonds ESG, acronyme de « environmental, social & governemental ». Des fonds d’investissement utilisent comme critères la durabilité, l’écologie et la solidarité. Dans l’industrie automobile, la voiture électrique gagnera en importance, et que dire du tourisme? Jusqu’à récemment, 80% des touristes dans le monde se retrouvaient dans vingt régions. Venise, Barcelone, la côte méditerranéenne… A l’avenir nous irons voir les aurores boréales, quelque part dans le Grand Nord. Même dans le domaine de l’urbanisme, nous constatons une transition. Pensez aux plans d’Anne Hildago, qui veut faire de Paris une ville verte et piétonne. »
Le naturel, c’est quoi?
Dans cette déferlante bien-pensante, il est néanmoins important de se méfier des greenwashers et autres charlatans de la nature, avertit Alan Levinovitz. Mais nous devons aussi nous rendre compte que la frontière entre le naturel et l’artificiel n’est pas si nette que nous le pensons. Nous trouvons les légumes génétiquement modifiés suspects, mais nous mangeons tous volontiers des carottes orange. Alors qu’à l’origine, les carottes se déclinaient du jaune au violet. « Le label naturel est souvent très vague, souligne Alan Levinovitz. Nos ancêtres reconnaîtraient-ils les légumes que nous vendons aujourd’hui sur les marchés? Sûrement pas. Dans son best-seller A Plea for Real Food, Michael Pollan préconise de ne pas manger ce que nos grands-mères ne reconnaîtraient pas. Un beau conseil, mais si nous l’avions suivi les siècles passés, nous n’ingérerions pas de vanille, de tomates ou de pommes de terre aujourd’hui. Nous associons la nature à tout ce qui est bon et sain, mais elle n’est pas parfaite. Les maladies, la mortalité infantile, les mutations et les malformations sont également « naturelles ».
Notre conception est le résultat d’idéologies liées à notre culture. La nature n’est pas un objet statique, mais une histoire qui évolue avec le temps. De bons aliments ne sont pas seulement des aliments aussi peu transformés que possible. C’est aussi une question de transparence de la production, de commerce équitable, de bien-être des producteurs et des animaux, de traditions culturelles, de facilité de transport, de prix. »
Herman Konings se questionne également sur le flou qui entoure cette définition: « Le coton est écologique, car il est issu de la nature à l’état pur, n’est-ce pas? Pourtant, on oublie qu’il faut beaucoup d’eau pour produire du coton, même s’il est biologique. Il doit ensuite être transporté sur de longues distances, il s’abîme plus rapidement que les matières synthétiques et son entretien nécessite plus de produits de nettoyage. Lorsqu’on s’engage dans le débat sur ce qui est naturel ou pas, rien n’est simple. »
L’approche médicale
Dans le contexte médical, cette dichotomie naturel-artificiel est encore plus bancale. Il suffit de penser aux sceptiques qui mettent en doute l’utilité du vaccin contre le coronavirus. Pour Dirk Devroey, professeur en médecine de la VUB, « quand les gens parlent de médecine naturelle, ils pensent à la phytothérapie ou à l’herboristerie. Ou à l’homéopathie. Mais dans ce dernier cas, il s’agit de substances toxiques qui sont tellement diluées qu’elles perdent tout effet. Et certaines herbes utilisées en médecine chinoise sont dangereuses. Il suffit de penser à l’aristolochia, longtemps présentée comme une aide à la perte de poids, mais qui s’est avérée cancérigène. D’un autre côté, il existe une chimiothérapie à base d’if, et l’arythmie cardiaque est traitée avec des médicaments contenant de la digitaline… »
Mais finalement, est-ce que les patients qui affluent chez les naturopathes le font aussi par protestation – au même titre que ceux qui achètent des produits naturels, comme le suggérait plus haut Bernard Feltz? « Les patients choisissent en effet des alternatives « naturelles » s’ils ont le sentiment que la médecine conventionnelle ne leur suffit plus, répond Dirk Devroey. Il est vrai que les naturopathes consacrent plus de temps à leurs patients, mais a contrario votre médecin généraliste vous connaît souvent depuis de nombreuses années… »
En gynécologie, ce débat est également très présent. « Je remarque deux camps. Les mères qui veulent accoucher le plus naturellement possible, et celles qui veulent une péridurale le plus rapidement possible. Alors qu’il y a souvent moyen de trouver une solution intermédiaire. Oui, les césariennes ont trop souvent lieu, donc le désir d’une naissance naturelle peut être une réaction à cela. Mais ces procédures sont aussi souvent vraiment nécessaires. C’est une question d’équilibre », insiste le médecin de la VUB.
Et de reconnaître cependant que cet équilibre est souvent difficile à atteindre. « Prenons le sujet de l’alimentation saine. Bien sûr, il est recommandé de manger équilibré. Beaucoup de légumes, moins de viande, des aliments variés. Mais quand on voit que ça va trop loin, et qu’on reçoit des enfants à l’hôpital, en très mauvaise santé, parce que leurs parents leur imposent un régime végan extrême, il y a un problème. Les idées sur la santé deviennent une sorte de religion ou de culte. Or il n’est jamais bon d’en faire trop. »
Un équilibre à trouver
Dans son bouquin, Natural, Alan Levinovitz va un pas plus loin et déplore finalement que le naturel soit toujours associé au « bon » et l’artificiel au « mauvais »: « Vous ne serez pas une meilleure mère si vous mettez au monde votre enfant sans péridurale, ou si vous l’allaitez. Vous ne serez pas une meilleure personne si vous devenez végétarien, utilisez du déodorant bio et ne faites pas la file chez Primark », relève-t-il. Pour s’expliquer, il pointe le site Internet de Gwyneth Paltrow, Goop, un temple à la gloire du naturel. « Tout est artisanal, écologique, green, détox, clean, et la marque se présente comme l’opposé du reste du monde, artificiel et « sale ». Tout est également très cher, car la vraie nature n’est pas accessible à tous. Vivre dans le respect de la nature est un luxe offert à ceux qui savent se le payer… » Une dérive aux relents consuméristes qui renvoie à une autre, plus grave encore: le fait que les sexistes, les homophobes et suprématistes blancs utilisent le concept de « naturel » pour contrer le principe d’égalité.
Selon Alan Levinovitz, l’avenir de l’humanité et de la nature qui nous entoure devrait donc être construit grâce au dialogue et aux preuves scientifiques, et non aux tabous et au fanatisme. « Ce n’est pas parce que la nature est importante que nous devons toujours faire corps avec elle, et nous sentir coupables quand ce n’est pas le cas, argue-t-il. Il n’y a pas de certitudes absolues et c’est une bonne chose. Presque tout ce qui nous entoure peut être classé sur une échelle entre le naturel et l’artificiel. Nous devons nous débarrasser de cette vision binaire, et regarder le monde avec un esprit critique et ouvert. »
En matière de cosmétique, l’argument naturel semble parfois davantage lié au marketing qu’à une véritable prise de conscience. Etat des lieux.
« Certains produits synthétiques, comme des médicaments, sauvent des vies. L’arsenic et la ciguë, eux, sont naturels, mais pourtant dangereux. Les soins de la peau ne peuvent pas être mortels mais les ingrédients naturels qu’ils contiennent ne vous sauveront jamais la vie et les ingrédients synthétiques ne posent pas vraiment de problème », résume ainsi Paula Begoun, la grande spécialiste des cosmétiques et fondatrice de Paula’s Choice.
Pourtant, l’idée selon laquelle les ingrédients naturels sont meilleurs que ceux aux noms impossibles à prononcer et sortis de laboratoires est un des moteurs derrière le succès toujours grandissant des cosmétiques naturels. « Il n’existe aucune étude qui prouve que les ingrédients naturels, qui doivent aussi être transformés avant d’être utilisés dans des cosmétiques, sont meilleurs pour la peau, insiste l’experte. Bien sûr, il existe de bons ingrédients naturels, comme le thé vert antioxydant, mais de nombreux composants bénéfiques sont conçus en labo: Acides AHA, céramides, nicotinamide… »
Le marketing, Internet et la culture de la peur sur laquelle les lobbys aiment tant jouer, entre autres, nous font croire que les produits naturels sont meilleurs et que les crèmes « synthétiques » pourraient entraîner des cancers. En indiquant sur les produits à quel point ils sont naturels, exempts de parabène, de silicone ou de sulfate, les fabricants créent l’illusion que les autres articles ne sont pas bons.
La dose fait le poison
De plus, la science derrière les cosmétiques reste difficile à comprendre pour les profanes. Les recherches concernant certaines substances sont souvent mal interprétées et les mauvaises recherches sont difficiles à distinguer des bonnes, ce qui conduit à la diffusion de fausses informations sur le Web et, parfois, à la création d’une culture de la peur qui pousse la clientèle à se tourner vers la nature. « Pour beaucoup, Google est le temple de la vérité et leur perception devient réalité, explique Jeremy Muys, cofondateur de Grown Alchemist, une marque de cosmétiques naturels. Comme de nombreuses marques, nous évitons d’utiliser certains composants, car nous savons que les consommateurs les évitent, et non parce qu’ils sont dangereux. »
Prenons les parabènes, ces perturbateurs endocriniens potentiels. D’un point de vue toxicologique, ils sont dangereux à très forte dose, mais la concentration maximale autorisée par l’UE dans les produits de cosmétique est bien inférieure à cette limite. La dose fait le poison et l’Europe a, en outre, interdit certains parabènes. Pourtant tout le monde cherche des articles sans. Et le fait que la lavande est aussi un potentiel perturbateur endocrinien ne semble inquiéter personne. Si l’industrie des cosmétiques avait communiqué plus clairement sur la sécurité de ses composants, au lieu de remplacer avec empressement les parabènes par d’autres conservateurs qui, soit dit en passant, déclenchent davantage de réactions allergiques, la méfiance aurait probablement été moins omniprésente…
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici