Elle peut être positive ou négative, ténue ou parfois si forte (et correcte) qu’elle semble presque tenir de la magie. Mais notre intuition nous souffle qu’il y a probablement une explication plus rationnelle… qu’on est allée chercher auprès d’experts de la question.
Notre panel
Le psychologue américain David G. Myers est considéré comme une des figures principales du positive psychological movement. Auteur de dix-sept livres, avec son best-seller Intuition: its powers and perils, il a tenté de déterminer jusqu’à quel point on pouvait se fier à notre intuition.
Gerd Gigerenzer est psychologue allemand, professeur émérite au Max-Planck-Institut für Bildungsforschung de Berlin. Spécialiste de l’étude de la rationalité limitée, il est l’auteur du livre Le génie de l’intuition, traduit dans plus de vingt langues.
Inge Oud est une thérapeute intuitive basée à Loosdrecht, aux Pays-Bas. Elle exerce depuis plus de trente ans et a travaillé avec des patients en neurologie durant de nombreuses années.
Qu’est-ce que l’intuition?
S’agit-il vraiment de messages qui viennent tout droit de nos tripes? Ou est-ce carrément une voix venue d’ailleurs qui nous parle? Rien de tout ça! Comme l’explique Gerd Gigerenzer, l’intuition est une forme d’intelligence inconsciente caractérisée par trois composants. Premièrement, elle est basée sur des années d’expérience. Deuxièmement, elle est perçue comme un stimulus immédiat, et on ne peut pas expliquer pourquoi on a cette certitude, ce qui est le troisième composant. En pratique, si un médecin examine un patient, et qu’il a l’impression que quelque chose ne va pas, mais sans pouvoir instantanément expliquer pourquoi, c’est une intuition, qui peut ensuite déboucher sur un raisonnement délibéré. «L’intuition est le fait de sentir quelque chose sans y réfléchir. Une forme de connaissance immédiate, sans l’avoir raisonnée. C’est un mode de connaissance qui ne repose pas uniquement sur le savoir, l’expérience et l’apprentissage linéaire», complète Inge Oud. Qui précise qu’Albert Einstein trouvait qu’il s’agissait là de la forme de savoir la plus importante, le célèbre scientifique ayant notamment affirmé que «l’esprit intuitif est un don sacré et l’esprit rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui vénère le serviteur, et le don sacré a été oublié». Si l’on prend l’exemple du médecin qui a des années d’expérience (et d’études) derrière lui, son intuition est ainsi basée sur un savoir concret, même si celui-ci se manifeste de manière inconsciente. Dans la vie de tous les jours, cela peut expliquer pourquoi, alors qu’une personne vous assure qu’elle est ravie du cadeau que vous venez de lui faire, vous sentez bien que ce n’est pas le cas: vous lisez les indices non verbaux et vous les interprétez de manière intuitive en fonction de votre expérience des interactions humaines.
Est-elle innée?
Non. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, vu le ressenti viscéral qu’on y associe, l’intuition n’est pas quelque chose d’inné avec lequel on naît tous, mais plutôt une capacité que l’on peut tous développer en acquérant de l’expérience. Celle-ci est en effet la condition sine qua non pour être intuitif, ce qui explique aussi pourquoi certaines personnes vont avoir une excellente intuition dans certains domaines, et des instincts bien moins fiables dans d’autres. Le lien entre intuition et expérience permet aussi d’expliquer pourquoi les enfants se comportent parfois de manière si téméraire, voire inconsciente. Si vous vous apprêtez à traverser une rue et que vous remarquez au loin une voiture qui déboule à toute vitesse, vous aurez tendance à attendre prudemment sur le trottoir qu’elle soit passée, là où un enfant continuerait à marcher. «Les enfants vivent merveilleusement bien dans l’ici et le maintenant. Ils sont très intuitifs et tous leurs sens sont en éveil. On constate que dès qu’ils vont à l’école et qu’ils doivent commencer à utiliser davantage leur cognition, ils désapprennent peu à peu à utiliser leur intuition», pointe Inge Oud.
Quand faut-il vraiment écouter (ou ignorer) son intuition ?
La règle d’or, selon le Dr Gigerenzer: «Si vous avez de l’expérience dans un domaine, vous devriez avoir le courage de suivre votre intuition.» Mais attention, cela ne vaut pas pour tous les secteurs. De manière générale, si vous n’avez pas (beaucoup) d’expérience du sujet, il est toujours dangereux de suivre aveuglément votre intuition. En pratique, il est découragé d’engager une personne sur la base d’un entretien informel plutôt qu’un test de compétences accompagné de références de précédents employeurs, car vous n’êtes pas en possession de tous les éléments qui influencent cette décision. Même chose pour les investissements en Bourse: même si vous n’en êtes pas à votre premier achat d’actions, leur cours fluctue en fonction d’une série de facteurs exogènes qui doivent aussi être pris en compte. N’en déplaise à ceux qui choisissent une série de chiffres en suivant «leur instinct», persuadés que celui-ci leur souffle la combinaison gagnante, ce raisonnement vaut aussi pour la loterie. Gagner le jackpot est une question de statistiques et de probabilités, et comme le rappelle David G. Myers, l’industrie du pari tout entière est bâtie sur la culture des intuitions illusoires et des faux espoirs. Leur faire confiance mène le plus souvent à la déception. Voire à de l’addiction, si on se persuade que cette fois, notre «petite voix» dit vrai. Ces comportements, qu’il s’agisse du jeu, de la consommation d’alcool ou de drogue, ne font d’ailleurs pas bon ménage avec l’intuition. Peut-être que votre voix intérieure vous souffle de jouer «juste cette combinaison», ou de boire «juste un verre», mais ce n’est pas votre intelligence inconsciente qui parle, c’est votre addiction.
En est-on tous pourvus?
Si nos experts s’accordent sur le fait que nous sommes tous capables de faire preuve d’intuition, certaines personnes sont toutefois plus intuitives que d’autres. Pourquoi? Ici aussi, contrairement aux idées reçues, ce n’est pas lié à leur empathie, mais plutôt à la curiosité dont elles font preuve. «L’intuition implique concentration et apprentissage. Il faut faire preuve d’une certaine curiosité et d’une volonté de s’instruire, ce qui veut dire aussi qu’en règle générale, notre intelligence inconsciente n’est pas aussi développée dans tous les domaines: un joueur de tennis pourra faire preuve d’une intuition excellente quand il s’agit de savoir à quel moment taper la balle, mais cela ne veut pas dire que son intuition sera aussi bonne dans d’autres aspects de sa vie quotidienne», note le Dr Gigerenzer. Et sa consœur néerlandaise d’ajouter que «les personnes qui osent lui faire confiance utilisent davantage leur intuition. Les gens très sensibles, voire ultrasensibles, possèdent souvent une grande capacité d’intuition. Cela s’explique par le fait qu’ils ont une perception sensorielle plus profonde.»
Comment distinguer l’intuition de l’émotion?
En cas d’émotions intenses, qu’elles soient positives ou négatives, il est aisé de confondre la surstimulation émotionnelle avec l’intuition… et de prendre de mauvaises décisions. Ce n’est pas pour rien que l’on recommande aux personnes ayant subi un événement traumatique – rupture, deuil… – d’attendre un certain temps avant de faire des changements de vie. Peut-être que tout vous souffle de déménager à l’autre bout du monde, mais ce n’est pas intuitif, c’est juste une réaction à un choc émotionnel. Dans la même veine, on évitera de suivre son intuition en situation de crise, notamment au travail, quand le jugement est susceptible d’être impacté par le stress ou l’angoisse. A l’ère des réseaux sociaux et du dating en ligne, il s’agit aussi de veiller à ne pas être trop prompt à réagir. En effet, si David G. Myers compte l’analyse des émotions que l’on lit sur le visage des autres (particulièrement nos proches) parmi les situations où il est bon de suivre son intuition, de nos jours, certaines personnes charismatiques ont fait de leur charme ou de leur soi-disant expertise un outil de vente. Aussi, si on repère en ligne quelque chose de «trop beau pour être vrai», un remède miracle, même si on veut y croire car nos tripes nous disent de faire confiance à la personne qui le met en avant, on se renseigne au préalable.
Intuition ou prémonition?
Pour illustrer la différence entre les deux, Inge Oud prend un exemple où faire confiance à une prémonition a sauvé une vie. «Chaque semaine, je vais passer une journée avec ma mère. Une fois, je me suis dit que j’irais bien la voir un peu plus tôt. Et elle a subi un AVC au moment où j’arrivais. Je l’ai reconnu immédiatement et j’ai pu agir. Après des examens à l’hôpital, on lui a administré des anticoagulants. Si j’étais arrivée plus tard, je n’aurais peut-être rien remarqué, je n’aurais pas reconnu qu’il s’agissait d’un AVC et, sans anticoagulants, elle avait plus de risques de récidiver. A la maison, j’avais le pressentiment que quelque chose allait se produire. Quoi? Je n’en savais rien. Quelque chose qui n’avait pas encore eu lieu. Et c’est là toute la différence avec l’intuition.» Plus précisément: «On peut avoir un sentiment indéfinissable, désagréable, comme si quelque chose allait arriver. Et quelques jours plus tard ou plus (cela peut aussi être le même jour), quelque chose se passe, quelque chose tombe, et on se dit, oui, je l’ai senti.»
Peut-on s’entraîner à devenir plus intuitif?
La bonne nouvelle, c’est qu’il est possible d’apprendre à faire preuve de plus d’intuition. La mauvaise, c’est que ce n’est pas si simple que ça, ou du moins, pas de manière immédiate. On l’aura compris, la première condition pour être intuitif est d’avoir de l’expérience. «L’intuition est une expertise acquise qui est immédiatement accessible, et l’intuition valide est une expérience qui devient une habitude», rappelle David G. Myers. Qui prend l’exemple des violonistes expérimentés, qui savent à tout moment et sans réfléchir où et comment placer leur archet. L’expert précise aussi que, pour penser de manière intuitive, un prérequis doit également être rempli: il faut être détendu, et capable de ne penser à rien d’autre qu’à la question qui nous préoccupe. Un état dans lequel l’inconscient prend le dessus, ce qui permet d’appréhender une situation autrement que par le «raisonnement rationnel». Et de comparer ces idées et impulsions créatives aux pop-up qui surgissent par surprise sur Internet, mais dont l’apparition serait conditionnée aux moments de détente. En résumé: «Combinez une expérience chevronnée avec un esprit détendu et le résultat est souvent une intuition éclairée, les murmures de notre connaissance ineffable», encourage l’Américain.
Les femmes sont-elles vraiment plus intuitives?
Non seulement cette croyance populaire n’est pas vraie, mais en plus, elle se base sur une approche discriminatoire. Depuis les Lumières, l’intuition, qui était pourtant célébrée jusque-là, est vue comme quelque chose de mystique, peu fiable et méprisé à ce titre par la plupart des scientifiques. Or, dans une société patriarcale, les femmes sont forcément considérées comme des citoyens de seconde zone, ce qui conduit à des proclamations du genre «les femmes sont intuitives et les hommes sont plus rationnels».
«Nous louons souvent l’intuition des femmes parce qu’elles sont davantage considérées comme des personnes sensibles. On dit souvent qu’une femme parle le langage du cœur, mais l’intuition masculine est souvent attribuée à la chance. Si un homme freine sur la route avant que l’on puisse voir quoi que ce soit, et qu’il s’avère qu’un accident vient de se produire plus loin, on dira que c’est de la pure chance», explique notre thérapeute, qui ajoute que la sensibilité masculine est moins reconnue car «un homme qui montre ses sentiments reste vu comme une mauviette et un faible. Alors que l’intuition de l’homme existe. Nous devrions tous la célébrer et la cultiver.» Car nos trois experts sont formels: il n’y a pas de différence selon les sexes, puisque l’intuition est liée à l’expérience. Si on oppose les femmes, «plus émotionnelles» (et donc, irrationnelles) aux hommes, qui «pensent de manière plus logique», c’est uniquement pour inférioriser les femmes, met en garde Gerd Gigerenzer.
3 pistes pour optimiser votre intelligence émotionnelle
Essayez d’accumuler un maximum d’expériences, tout simplement. Gerd Gigerenzer recommande ainsi aux gens d’avancer «en explorant le monde les yeux ouverts».
Apprenez à faire confiance à votre intuition, quitte à la défendre si elle est remise en question. Si vous savez que vous possédez assez d’expérience sur un sujet, écoutez votre intelligence inconsciente.
Osez! C’est le conseil d’Inge Oud: «Exploiter son intuition est une question d’audace. Osez écouter cette voix intérieure, ce sentiment, cette intuition, même si les autres disent ou font le contraire. Votre sagesse intérieure est là, elle a toujours été là, c’est à vous de la chérir et de l’utiliser.»