“C’était ma mère ou moi”: comment vivre avec une personne bipolaire

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© Getty Images
Kathleen Wuyard

Avec son premier long-métrage de fiction, La Ruche, le réalisateur belge Christophe Hermans a choisi de rendre un hommage émouvant à sa mère, bipolaire. Et montre aussi le scénario catastrophe qui attend parfois les proches de personnes qui souffrent de ce trouble. À l’image de Marianne, entrepreneuse bruxelloise, qui a dû faire le choix de couper les ponts pour se protéger.

Témoignage recueilli par Kathleen Wuyard

“Ma mère a commencé à traverser des phases dépressives à l’adolescence. Elle pleurait beaucoup et avait des périodes où elle se refermait entièrement sur elle même et était incapable de sortir de son lit. Je suis née en 1982 et cinq ans plus tard, ma petite soeur est décédée, ce qui a aggravé la “dépression” de maman. J’en parle entre guillemets parce que je pense qu’on aurait dû appeler ça sa maniaco-dépression, mais à l’époque, ça ne se faisait pas. Les médecins ne nous ont jamais parlé de cette maladie, et ce n’est qu’une fois que maman a commencé à faire des crises graves que ce mot est apparu dans notre vie. Mais même sans diagnostic clair, je n’oublierai jamais le jour où tout a basculé. À l’époque, je vivais seule avec ma mère suite au divorce de mes parents et d’un coup, elle a commencé à parler seule et très fort, le regard vide, à rire sans s’arrêter. Elle ne dormait plus, elle se baladait nue, elle abordait des gens dans la rue et inventait des histoires abracadabrantes. J’ai immédiatement alerté ma famille, mais les premières 48 heures, personne ne comprenait ce que je décrivais. J’étais ado, j’avais 17 ans, et on ne m’a pas vraiment prise au sérieux, jusqu’à ce que je me réveille en sursaut avec le visage de ma mère collé au mien et que je sente qu’elle m’agrippe par la gorge. J’ai réussi à m’enfuir, mon papa est venu me chercher et on a mis une procédure de collocation en place. J’ai dû témoigner contre ma mère, expliquer qu’elle était devenue folle et ingérable, voire même dangereuse. Ca a marqué le début de 20 ans de combat pour la faire soigner et tenter de la sortir de cette maladie”.

Elle a commencé à parler seule et très fort, le regard vide, à rire sans s’arrêter. Elle ne dormait plus, elle se baladait nue, elle abordait des gens dans la rue et inventait des histoires abracadabrantes.

Volte-face

“Il a fallu expliquer à chaque membre de la famille ce qu’elle avait, ce qui était plus facile à dire qu’à faire car à l’époque, on parlait beaucoup de dépression mais peu de bipolarité ou de maniacodépression. C’était très difficile à comprendre pour tout le monde parce que maman était une très belle femme, élégante et toujours impeccable, et d’un coup, c’est comme si elle était passée d’ange à démon.

Ma mère était très malade mais aussi très intelligente, et elle a vite compris que devant les médecins, elle devait être exemplaire et se contenir pour pouvoir sortir. Quand un patient bipolaire est coloqué, cela dure 40 jours. A la fin de cette quarantaine, les médecins et le juge de paix se réunissent pour décider si le patient est dangereux pour lui-même et pour les autres. Si c’est le cas, il reste enfermé. Si ce n’est pas le cas, il sort et reçoit un traitement ou un suivi en ambulatoire. En tout, nous avons dû faire interner maman plus d’une quinzaine de fois. Et à chaque fois, tout recommencer depuis le début car elle était à chaque fois envoyée dans un hôpital différent, là où il y avait de la place pour la soigner en urgence.

Elle me hurlait dessus que c’était de ma faute si elle était là, que sa famille était méchante avec elle. Puis dès que le médecin apparaissait, elle redevenait gentille

J’ai des images horribles d’elle attachée à son lit, en camisole de force, pleine de bleus sur le visage de s’être tapé la tête contre les murs. Elle me hurlait dessus que c’était de ma faute si elle était là, que sa famille était méchante avec elle. Puis dès que le médecin apparaissait, elle redevenait gentille”.

Se défaire des liens

Cela a été très dur pour moi de me construire avec cette image de « la fille de la folle ». J’étais ado et j’avais besoin de ma maman, mais c’était moi qui m’occupais d’elle et qui me battait pour la faire soigner. Ses phases up étaient les pires car elle était incontrôlable. Elle n’avait plus aucune limite d’argent, de sexe, de paroles, de respect d’elle même. Elle confondait le jour et la nuit, faisait du bruit, achetait un bateau sur un coup de tête, puis voulait installer une piscine dans le salon de son appartement au deuxième étage. J’avais honte, je voulais l’en empêcher mais la maladie était plus forte que tout. C’était impossible de cacher la situation à mes proches, et j’ai perdu des amis qui ont eu peur. J’ai aussi perdu mon premier emploi à cause d’elle, car elle avait débarqué sur place hystérique. Jusqu’au jour où j’ai dit “stop” en 2011. J’ai décidé de ne plus la voir, de ne plus l’aider et de laisser les autorités et les médecins la prendre en charge. J’ai coupé les ponts. Je ne l’ai plus vue. C’était cela, ou je plongeais avec elle. Ça a été très dur de faire comprendre à ma grand mère et à ses sœurs ma volonté de ne plus rien savoir de ma mère. Nous avons eu des discussions très dures et de fortes tensions dans la famille. Mais je devais me construire, réussir ma vie sur tous les plans et avec une maman bipolaire qui ne veut pas se soigner, c’est impossible. Je ne regrette pas ce choix. J’ai souffert de sa maladie durant 38 ans de ma vie, aujourd’hui j’en ai 40 et je suis enfin devenue maman à mon tour. J’ai quitté mon emploi, je me suis jetée à corps perdu dans le projet de créer ma propre marque. Je prends ma revanche sur la vie, qui, elle, commence maintenant pour moi”.

Elle n’avait plus aucune limite d’argent, de sexe, de paroles, de respect d’elle même.

Lâcher-prise

“Malgré cette prise de distance nécessaire, toutes les femmes de la famille ont peur de la bipolarité. Aujourd’hui j’observe même mon petit garçon de 1 an et demi en priant pour qu’il ne soit jamais malade. C’est une maladie qui entraîne tout le monde sur son passage. Si la personne refuse de se soigner, ce qui était le cas de ma mère, les proches sont emportés dans le tourbillon avec le malade. La personne étant ingérable, les proches doivent être derrière jour et nuit pour ramasser les pots cassés. Encore aujourd’hui, je vois bien que des gens qui ont connu ma mère, quand ils me croisent, m’observent … pour voir si moi aussi je ne serais pas malade comme elle. Je lui ressemble très fort physiquement et je sais que cela perturbe les gens. Mon compagnon sait ce qu’il doit faire si un jour je bascule, même si je suis convaincue que ça n’arrivera pas. J’ai tellement vécu un enfer toute ma vie jusqu’au suicide de ma maman il y a un an, que j’ai une force de caractère incroyable et une envie dingue de vivre la vie à fond. Je pense que si j’avais dû développer un trouble bipolaire, j’aurais déjà présenté des symptomes il y a bien longtemps”.

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