Faire régime à l’heure du self love & de l’Ozempic n’est pas une mince affaire
À l’ère du self love et de l’Ozempic faire régime n’est plus une décision individuelle; c’est devenu un tabou qui pèse lourd sur les personnes qui veulent perdre du poids.
Prenez une journaliste, la trentaine, avec une taille 38 pulpeuse qui lorgne parfois vers le haut quand les sollicitations gastronomiques se multiplient. Tenez, l’auteure de cet article, par exemple, avec son BMI de 19, soit certainement pas en surpoids, aussi contestée cette unité de mesure soit-elle, mais tout de même. Qui dit trentaine dit enfance dans les années 90, ère de la maigreur à outrance, et intégration dès le plus jeune âge, celui où on est le plus influençable, qu’être jolie, c’est être mince, et qu’être « mince », c’est rentrer dans un 36 voire, idéalement, un 34.
De dangereuses croyances déconstruites patiemment au gré d’années de travail sur soi, mais tout n’est pas qu’une question de perception: si, comme notre journaliste, vous aimez la course à pied, le fait est que la volée est plus vive quand la balance affiche quelques kilos de moins. Et que fondamentalement, il est plus agréable de se sentir à l’aise dans ses vêtements que d’avoir le bouton du jeans qui laisse une empreinte dans la chair. Vous décidez donc de faire un petit régime. Et là, surprise: lorsque vous en parlez autour de vous, c’est comme si vous annonciez que vous aviez décidé de noyer des chiots pour le plaisir. Effroi! Accusations! Horreur! Dénonciations!
C’est qu’à l’heure de l’acceptation de soi, il est malvenu de se préoccuper de son poids. Et faire régime est donc doublement pesant, le jugement sociétal s’ajoutant aux efforts pas toujours hyper drôles à mettre en place pour se sentir plus léger·ère. Une légèreté qui semble plus inaccessible que jamais, poids du jugement social oblige. De nos jours, un régime n’est en effet plus simplement un régime, c’est un acte militant, à rebours des avancées accomplies ces dernières années. En voulant perdre du poids, pour quelque raison que ce soit, c’est comme si, sans le vouloir, vous crachiez sur le mouvement body positive – ou du moins, c’est le ressenti qui vous est renvoyé.
« Ce n’est pas ma responsabilité »
Il n’y a qu’à voir les réactions suscitées par les pertes de poids de l’actrice Rebel Wilson ou de la chanteuse Adele. Quand celle-ci a dévoilé sa nouvelle silhouette, délestée de plusieurs dizaines de kilos grâce à un programme mêlant sport et alimentation saine, les critiques ont été virulentes. En filigrane, une accusation de trahison: Adele était un des (trop) rares role models bien en chair, l’exemple d’une femme dont le poids ne freine nullement la réussite, et soudain, la voilà passée de l’autre côté du miroir, son régime étant vécu comme une gifle par toutes les personnes qui s’identifiaient à elle et se reconnaissaient dans ses formes.
Dans un entretien accordé à Oprah Winfrey, la chanteuse britannique était revenue sur ces reproches, regrettant que son corps ait été « objectifié tout au long de ma carrière. Suis-je trop grosse ou trop mince, suis-je sexy ou non ou quoi que ce soit d’autre – je n’ai jamais admiré quelqu’un à cause de son corps. J’étais body positive avant et je le suis encore aujourd’hui. Mais ce n’est pas mon rôle de valider les sentiments des gens à l’égard de leur corps – je me sens mal que des personnes se sentent mal dans leur peau suite à ma perte de poids, mais ce n’est pas ma responsabilité. J’ai déjà bien assez à faire à gérer ma propre vie » pointait-elle encore.
Aime-toi toi-même (et laisse les autres s’aimer à leur manière)
Un ressenti auquel fait écho Rebel Wilson, soulignant non sans humour sur son compte Instagram que maintenant, elle n’était plus drôle vu qu’elle n’était « plus grosse », et rappelant plus sérieusement qu’il « ne s’agit pas d’avoir une certaine taille ou un certain poids ou quoi que ce soit d’autre. Il s’agit simplement de s’aimer soi-même. Et pour moi, les femmes que je trouve les plus belles sont celles qui sont en pleine possession de leur pouvoir ». Pourtant, comme à l’époque où la preuve ultime du contrôle de soi était de maintenir son corps dans une forme de maigreur qualifiée d’heroin chic (sic) de nos jours, ce « pouvoir » est encore imposé aux femmes. Lire: sois fière de ton corps, et assume pleinement ton poids, sinon gare.
C’est ainsi qu’un café avec une copine tourne presque au pugilat, la commande d’un cold brew sans le moindre accompagnement sucré donnant lieu à un questionnement, puis, dès la prononciation du mot « régime », à un torrent de reproches. C’est ainsi, aussi, qu’on passe d’un « mais enfin, pourquoi fais-tu régime, tu n’en as pas besoin », à une accusation d’être grossophobe, alors même que la notion que certaines personnes, elles, ont « besoin » d’être à la diète, est déjà une forme de grossophobie en soi.
« Une pression épuisante »
Doit-on toujours être régi par un diktat ou l’autre? À celui de la maigreur extrême, qui fait d’ailleurs un retour en force, se superpose désormais celui de l’acceptation de soi, totale et même quasi totalitaire. C’est que de mouvement de libération, le self love est devenu une sorte de joug, comme une extension du féminisme et une forme de critère d’accès à la sororité: si tu ne te trouves pas belle comme tu es, ça veut dire que tu ne trouves pas les autres femmes belles non plus et que tu les juges. Perds du poids si tu veux, mais apprête-toi à perdre aussi le soutien de tes pairs.
Une fatalité? Comme le regrette la journaliste britannique Beth Ashley, elle-même aux prises avec un rapport pas toujours simple à son corps, « la pression constante de s’aimer comme on est est épuisante ». « S’aimer soi-même (ainsi que l’exigent certains militants de l’acceptation des gros) semble tout aussi insurmontable que l’idée de « »se réparer » »réparer » mon corps. Il semble impossible de faire l’un ou l’autre, quand on sait que les régimes ont la réputation d’échouer (ils sont en quelque sorte conçus pour cela), mais qu’en parallèle, les femmes plus size sont la cible de nombreuses insécurités ».
Et de souligner que si la plupart des études situent le taux d’échec des régimes aux alentours de 98% (!) pour les personnes qui luttent avec une image de soi compliquée, le taux d’échec des tentatives d’acceptation de son corps tel qu’il est, est, lui, de 100%.
« J’aimerais pouvoir manger tout ce que je veux et avoir le corps que j’ai sans que cela soit politisé de quelque manière que ce soit – en bien ou en mal. Je ne veux pas que le fait de ne pas suivre de régime soit un acte d’amour de soi radical, et je ne veux pas non plus que cette décision soit pointée du doigt par une culture grossophobe » souhaite encore Beth Ashley.
Dans le contexte actuel, les variations autour du « tu n’as pas besoin de perdre de poids », aussi bienveillantes se veulent-elles, ne font que rajouter de la honte à un rapport qui en est déjà pétri. À la souffrance de ne pas être en paix avec son corps, s’ajoute la douleur de devoir en plus lutter mentalement, tiraillé·e entre la volonté d’aller vers une apparence avec laquelle on se plait et la conviction qu’il y a quelque chose de mal à ça, et que quelqu’un de plus équilibré parviendrait à s’accepter tel qu’il ou elle est.
Harder = better? Régime « tradi » contre Ozempic
Et pourtant, l’essor du semaglutide prouve que la culture des régimes est toujours aussi florissante. Ce médicament, connu sous le nom d’Ozempic, Mounjaro, Wegovy ou encore Rybelsus, a été développé à l’origine pour les diabétiques de type 2, mais il est désormais également prisé par les personnes qui souhaitent perdre du poids. Lorsque des célébrités telles qu’Oprah Winfrey ou Kelly Osborne admettent y avoir eu recours, l’indignation explose sur les médias sociaux. « Ce type de médicaments amaigrissants est vu comme une solution de facilité » déclare Kate Manne, philosophe et auteure du livre Unshriking dédié à notre rapport au poids et aux régimes. « L’idée que l’on puisse perdre du poids sans effort irrite beaucoup de gens. C’est comme si l’on contournait l’agonie sacrée du régime et de l’exercice ».
Et d’appeller cela le sophisme « plus dur, mieux » qui imprègne notre culture : la croyance que seules les solutions les plus dures ont de la valeur. « Dans notre société, la minceur est souvent considérée comme un signe de réussite et de discipline, mais c’est un mythe qui nous enferme dans une hiérarchie de valeurs perverse. Alors qu’une silhouette bien remplie était autrefois considérée comme élitiste, la minceur est aujourd’hui le Saint Graal. C’est comme si maigrir était devenu un privilège réservé à l’élite ».
Mais alors pourquoi les réactions sont-elles aussi dédaigneuses lorsque les gens essaient « à la dure » ? Lorsque des célébrités comme Lizzo et Adele – qui sont également associées au mouvement de positivité corporelle – veulent perdre du poids, la réaction est féroce : c’est la trahison ! « Pour ceux qui s’identifient à leur message d’acceptation de soi, c’est comme un coup de poignard. Les raisons de perdre du poids sont souvent très personnelles, ce qui crée une tension désagréable au sein de la communauté des adeptes de la positivité corporelle », explique Sanne Pieters, sociologue à la KULeuven. « On se sent obligé de se conformer à une image idéale d’acceptation, ce qui n’est pas toujours possible. La lutte pour maintenir l’estime de soi tout en se regardant dans le miroir peut alors devenir une tâche infernale. Si la positivité du corps est une noble quête, elle met encore trop l’accent sur le corps comme mesure de l’amour de soi. C’est ce qui explique l’indignation suscitée par la décision d’une influenceuse populaire de perdre du poids ». Comprendre: pour de nombreuses personnes qui luttent avec leur propre image corporelle, cela ressemble à un rejet personnel.
Vers plus de légèreté
Si cela part d’un bon sentiment, et du constat nécessaire que les normes corporelles qu’on nous impose sont irréaliste pour la majorité des personnes, espérer déconstruire le carcan qui régit le rapport au corps un « mais enfin, tu es parfait·e comme tu es » à la fois revient à vouloir consoler quelqu’un d’un « oh faut pas être triste ». C’est illusoire, inutile, et en prime, sacrément pénible pour la personne de l’autre côté de la réplique. Laquelle n’a pas besoin qu’on lui rappelle qu’elle devrait aimer son enveloppe corporelle, puisqu’elle passe déjà probablement la majorité de son temps à souhaiter de tout son coeur d’être enfin en paix avec son corps.
Car au fond, le self love, c’est ça: pas tant une acceptation radicale, forcément clivante, qu’une neutralité bienveillante. Faire la paix, la vraie. Et réaliser qu’il y a autant de formes d’acceptation de soi qu’il y a de « soi », soit plus de 8 milliards au dernier décompte. Si, pour l’un·e, cela ressemblera à une cohabitation heureuse avec son enveloppe charnelle, peu importe ce à quoi elle ressemble, pour l’autre, cela pourra s’inscrire dans une volonté de transformation de celle-ci, et c’est OK aussi.
Avec ou sans régime, se libérer du poids du jugement est une perte qui fait gagner en légèreté.
Lire aussi: Est-on vraiment obligé·e d’aimer son corps?
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