Pourquoi regarder un film ou une série qui ne nous plaît pas? La question peut sembler absurde, et pourtant, le phénomène du hate-watching (et les millions de vues qu’il représente) laisse supposer que parfois, plus on déteste, plus on adore.
«Le triomphe de Meghan: comment elle a transformé la haine en succès». En couverture de la dernière édition du Grazia britannique, le titre a des airs de «compte de faits» moderne. Il était une fois une (presque) princesse que tout le monde adorait détester, et qui avait su transformer ces réactions clivantes en espèces sonnantes et trébuchantes. Ainsi, si sa récente série lifestyle Netflix, With love, Meghan, a été démolie par la critique, cela n’a pas empêché les confitures lancées dans la foulée d’être sold out en moins d’une heure.
D’où le compte de faits, donc: à l’ère du hate-watching, l’adage «en bien ou en mal, pourvu qu’on en parle» n’a jamais sonné plus juste. Et le fait est que susciter des réactions négatives peut être tout aussi profitable qu’être adoré du public. Le «hate-watching» en question? Tout est dans le nom, puisque la pratique consiste à regarder (souvent avec assiduité) des contenus qu’on assure pourtant détester, ou à tout le moins, trouver nuls. Théorisé en 2012 par la critique du New Yorker, Emily Nussbaum, qui s’interrogeait sur les raisons peu avouables pour lesquelles elle suivait la série musicale Smash, le concept n’a fait que gagner des adeptes depuis.
Loin d’être le flop que les critiques extrêmement acerbes et virtuellement unanimes auraient pu laisser penser, With love, Meghan, aurait été vu par près de 3 millions de paires d’yeux depuis son lancement il y a un peu plus d’un mois. La série Emily in Paris a beau être tournée en ridicule pour ses tenues aussi improbables que certains de ses scénarios, elle enchaîne pourtant les saisons, tout comme And Just Like That, d’ailleurs. Et que dire du passage en Thaïlande du White Lotus, épinglé pour sa lenteur mais dont l’épisode final a rassemblé 6,2 millions de spectateurs rien qu’aux Etats-Unis?
La psychologue des médias américaine Pamela Rutledge ne s’étonne pas de cet engouement inversement proportionnel au dénigrement.
«Le hate-watching est le fait de regarder intentionnellement un contenu – généralement des émissions de télévision ou des films – parce qu’il est mauvais, choquant ou absurde. C’est tellement mauvais que c’est bon. Mais pourquoi est-ce bon? Il s’agit d’un paradoxe comportemental, car on pourrait penser que regarder quelque chose que l’on déteste nous rendrait malheureux. Mais ce n’est pas le cas.»
Et de prendre Emily in Paris en exemple, notant que «la série a été unanimement démolie et accusée d’être futile et extrêmement cliché, pourtant, elle a gagné de nombreux spectateurs et encore plus de commentaires en ligne justement parce qu’elle est si mauvaise».
Ne serait-ce pas un peu maso tout ça? Eh bien figurez-vous que si.
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Le hate-watching, entre évasion et exutoire
Quand on méprisionne quelque chose, ainsi que les Québécois ont joliment traduit le phénomène en français, «cela nous permet de «justifier» notre aversion, de nous moquer du contenu et de trouver un étrange plaisir dans sa nullité, explique le Dr Rutledge.
Cette capacité à tirer du plaisir d’expériences désagréables est une forme de masochisme bénin. Le fait d’apprécier des choses que le cerveau interprète d’abord comme menaçantes, parce qu’elles nous agressent intellectuellement par exemple, conduit au plaisir lorsque nous réalisons que notre cerveau a été trompé et qu’il n’y a pas de danger réel.» Et l’Américaine de pointer qu’un second mécanisme de récompense se met en place via les liens sociaux.
«Discuter ou se moquer d’un contenu avec d’autres personnes sur les réseaux sociaux ou face à face est une forme d’expérience collective, qui renforce le sentiment d’appartenance et le lien social. D’autant plus qu’elle a été générée à partir d’une position émotionnelle de supériorité morale.
Si les autres sont d’accord avec vous, il est clair qu’ils sont eux aussi moralement supérieurs.
Cela renforce l’image que nous avons de nous-mêmes, et nous conforte dans l’idée que nous avons raison.»
De l’autre côté de l’Atlantique, sa consœur Jennifer Moers, psychologue en région liégeoise, lui donne raison et complète son propos.
Selon elle, d’autres explications de la popularité de ces contenus pourtant clivants sont la sensation d’évasion qu’ils procurent («Ils demandent peu d’efforts cognitifs, et sont donc un excellent moyen de relâcher la pression») ainsi que leur fonction cathartique.
«En critiquant ou en se moquant, on se défoule, ce qui permet d’évacuer certaines frustrations ou tensions accumulées dans le quotidien.
Ce phénomène rappelle le mécanisme du bouc émissaire décrit par René Girard: dans un monde complexe, ces figures médiatiques servent de support pour projeter colère ou malaise.
C’est ce que rapportent souvent mes patients: «Ça défoule et ça distrait.» Dans ce contexte, les participants de téléréalité ou les «figures médiatiques faibles» peuvent devenir des boucs émissaires modernes: ils concentrent nos jugements, notre frustration sociale ou existentielle, et servent de déversoir collectif. Le hate-watching devient alors un théâtre où la société règle ses comptes symboliques. En les sacrifiant, on pense inconsciemment rétablir une forme d’harmonie et cela permet un retour à l’apaisement», développe cette spécialiste de la thérapie cognitivo-comportementale.
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Et de préciser que «dans certaines cultures, on retrouvait des rites sacrificiels visant à apaiser les tensions sociales ou à restaurer l’ordre symbolique par l’élimination d’un individu perçu comme responsable du chaos. Aujourd’hui, le hate-watching réactive cela à travers les médias: on ne sacrifie plus physiquement, mais symboliquement. La cible devient un bouc émissaire moderne, qu’on regarde tomber en riant.»
Gare au malaise émotionnel
Perché? Au contraire.
Pamela Rutledge souligne elle aussi les effets cathartiques du méprisionnage, pointant que cette pratique permet également d’entraîner la pensée critique en nous poussant à réfléchir sur la qualité des contenus que l’on consomme. Mais attention, cela ne veut pas dire que s’avachir devant une série juste pour le plaisir de s’en moquer n’a que du bon. Parmi les effets négatifs potentiels, l’Américaine épingle notamment une forme de normalisation du cynisme, l’exposition régulière à un contenu que l’on méprise étant susceptible de renforcer notre tendance à la négativité ou au mépris.
Autre risque, la dissonance cognitive, «regarder un contenu tout en le désapprouvant intérieurement pouvant créer un malaise émotionnel ou modifier implicitement des normes intériorisées. Par exemple, les personnes qui détestent regardent quand même, puis répliquent ce qu’elles voient».
Et il ne faut pas négliger non plus la perte de temps que ce phénomène engendre, l’enchaînement d’épisodes pouvant déboucher sur un sentiment de culpabilité et de perte de contrôle qui n’est pas sans rappeler celui que l’on ressent après un marathon de scrolling sur les réseaux sociaux.
« Cela peut encourager une culture de la moquerie, nuire à l’estime de soi par comparaison, ou renforcer un regard cynique sur le monde ».
« Et surtout, lorsqu’on passe du canapé aux réseaux sociaux, certaines «personnalités» issues de ces émissions deviennent victimes de haine en ligne, de cyberharcèlement, voire de menaces qui vont jusqu’aux menaces de mort», renchérit Jennifer Moers.
Besoin de déconnexion
Mais si c’est tellement mauvais, au propre comme au figuré, alors pourquoi continue-t-on de ‘regardétester’ des heures et des heures de programmes qui «ne nous plaisent pas»? «Cela reflète un besoin croissant de déconnexion dans une société marquée par la surcharge mentale, l’anxiété et la fatigue émotionnelle, avance la psychologue liégeoise. Beaucoup de personnes ont l’impression d’avoir un cerveau constamment en ébullition, encombré de responsabilités et de pensées. Le contexte mondial, les incertitudes sociales ou économiques amplifient ce besoin de souffler. Le hate-watching devient alors un exutoire: facile, peu exigeant, il permet de se vider la tête. Mais cela révèle aussi une tendance actuelle à vouloir tout, tout de suite, sans effort. D’autres formes d’évasion plus saines existent — lecture, nature, sport — mais elles demandent de l’engagement. Le hate-watching s’impose comme un raccourci de confort, révélateur d’un malaise de fond.»
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«L’ironie et le détachement peuvent être des mécanismes d’adaptation dans un monde saturé de médias», complète le Dr Rutledge. Qui note que les réseaux sociaux ont fait naître des attitudes contradictoires à l’égard du contenu médiatique que l’on consomme, en valorisant «l’authenticité» tout en considérant la sincérité comme suspecte, et en envisageant tout comme sujet de moquerie. Et de rappeler que l’engagement n’est pas forcément positif, l’attention du spectateur, même si elle est négative, comptant toujours dans l’algorithme.
Regarder sans (se) juger
Et si c’était ça le vrai secret?
«Toutes les émotions extrêmes attirent notre attention, de sorte que le hate-watching fait grimper les audiences. Les réseaux sont toujours à la recherche de moyens d’accroître l’engagement, tandis que les plateformes de diffusion en continu comptabilisent le temps de visionnage, et non le ressenti. Plus le nombre de téléspectateurs est élevé, même si c’est pour se plaindre, plus la visibilité et les recettes publicitaires d’une émission augmentent, décrypte la psychologue des médias.
Notre cerveau est conçu pour détecter les menaces, de sorte que les expériences négatives sont plus marquantes sur le plan cognitif et émotionnel que les expériences positives.
Cela vaut également pour les médias. Les contenus qui suscitent de fortes réactions émotionnelles, voire de l’indignation, obtiennent davantage de partages, de clics et d’engagement. Tiger King a été critiqué pour son ton exploiteur, mais il est devenu l’un des documentaires les plus regardés de Netflix pendant la pandémie, en partie grâce à sa valeur de choc.»
«Certains formats sont d’ailleurs pensés pour générer ces réactions, conclut Jennifer Moers. Cela dit, ce n’est pas tant le contenu lui-même qui est négatif, mais la manière dont on le reçoit et surtout dont on se juge après l’avoir regardé. Si l’on assume ce plaisir, le discours intérieur reste apaisé. Mais si l’on culpabilise, si l’on se sent «idiot» ou superficiel, alors la consommation devient problématique. Tout l’enjeu est dans l’équilibre et dans la liberté qu’on s’accorde à regarder sans se juger».
A méditer d’ici à votre prochaine soirée télé…
Mate-moi si tu l’oses
Le meilleur du pire, ou les séries les plus hate-watchées de ces dernières années.
1. Emily in Paris
2. And Just Like That
3. With Love, Meghan
4. Riverdale
5. Tiger King
6. Selling Sunset
7. Les Anges de la Téléréalité
8. Keeping Up With the Kardashians
9. Glee
10. Mariés au premier regard