Qu’est-ce qui a changé dans notre rapport au sexe
Quelques mois après les remous suscités par le mouvement Balance ton bar et alors qu’une réforme du droit pénal entourant le consentement et le viol est entré en vigueur le 1er juin 2022, on s’interroge: avons-nous besoin de nouvelles règles quant à notre rapport au sexe? Et où se trouvent les limites aujourd’hui?
Dans son récent livre Rethinking Sex: a Provocation, l’autrice et essayiste américaine Christine Emba explore le malaise que semble entretenir la jeune génération avec le sexe. «Naviguer dans notre vie amoureuse a toujours été compliqué. Mais aujourd’hui, le rapport que l’on entretient avec le sexe semble avoir adopté un ton moins joyeux et plus noir, dépressif. Presque pessimiste même», déplore-t-elle. En effet, sur la Toile, il n’est pas rare de tomber sur des témoignages, souvent de femmes, racontant leurs expériences néfastes au lit. Mauvaises rencontres, pratiques déplacées, gestes non désirés, subis par surprise et puis par résignation… Car après tout, si le consentement était donné, il devient compliqué de protester contre de tels actes, estiment-elles. C’est arrivé à Andy, une étudiante de 26 ans : «Je me souviens d’une fois où nous faisions l’amour avec mon copain de l’époque. J’avais 19 ans et il était plus âgé. En plein milieu du rapport, sans me prévenir ou me demander mon avis, il a commencé à me sodomiser. J’étais tellement surprise que je n’ai rien osé dire. J’ai juste subi le moment et puis je suis partie.»
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Dans un tel cadre, les questions posées par Christine Emba dans son livre paraissent des plus importantes. Faut-il envisager de nouvelles règles pour concevoir des rapports aux autres plus sains et positifs? C’est en partie ce que vise la réforme du droit pénal sexuel, entrée en vigueur le 1er juin chez nous et qui inscrit la notion de consentement dans le texte. Mais est-ce suffisant? En préambule de toute tentative de réponse, il paraît pertinent de préciser que cet article ne s’intéresse qu’aux relations hétérosexuelles. Non pas que celles des homosexuels soient dénuées de problèmes. Mais il apparaît que celles-ci semblent échapper aux dynamiques de genres féminin-masculin et donc aux difficultés que ces liaisons peuvent engendrer.
Situation paradoxale
Si le pessimisme ambiant qui entoure aujourd’hui le sexe est bien réel, il est aussi des plus paradoxaux. Car la révolution sexuelle des années 60 a dans un premier temps permis de se libérer des carcans de l’époque. En libéralisant l’accès à la pilule contraceptive, en légalisant l’avortement, et en favorisant l’égalité homme-femme, les rapports entre partenaires se sont transformés. Le sexe est devenu plus libre, plus permissif. Et pourtant, près de soixante ans après, c’est la morosité qui domine, et le malaise… C’est ce que Gilles, 30 ans, expérimente: «C’est devenu hyper compliqué de draguer aujourd’hui. Je ne sais plus trop quoi faire ou quoi dire. Si j’ai le droit de faire ceci ou cela. Et j’ai tout le temps peur d’aller trop loin ou de mal comprendre l’autre. De dépasser les lignes. Des situations qui sont censées être joyeuses deviennent difficiles.» Une ambivalence que Christine Emba tente d’expliquer dans son ouvrage: «Les limites sont importantes, tout thérapeute le confirmera. En définissant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, on crée un cadre pour tout ce qui est entre ces deux pôles. Et peut-être que dans notre hâte de nous libérer, on a oublié l’essentiel. Et c’est en train d’exploser dans nos bras.»
‘Le non n’est pas toujours évident. Il faut oser le dire, et puis il faut qu’il soit entendu.’ Sandrine Detandt
Sandrine Detandt est professeure de psychologie à l’ULB où elle enseigne un cours de «sexualité, genre et psycho(patho)logies» et est directrice de l’observatoire du sida et des sexualités. Elle va un peu plus loin. «S’il est vrai que les générations actuelles, celles des Millennials et des Gen Z, sont les héritières de cette libéralisation sexuelle, ce sont aussi les premières générations post-sida, ce qui a refermé énormément de portes et restreint terriblement les possibilités d’exploration, explique-t-elle. Ce sont des générations qui ont été biberonnées avec un discours répressif où le sexe était risqué – grossesses, VIH ou IST. Et donc bien loin des discours favorisant l’exploration de soi, de l’autre ou même de pratiques sortant un peu du cadre.»
Question de consentement
Pour parvenir à trouver une nouvelle voie d’épanouissement, la question cruciale du consentement reste néanmoins prioritaire. «Avant d’imaginer des nouvelles règles, je pense vraiment qu’on doit s’attarder sur cette notion. Et actuellement, je n’ai pas tellement l’impression qu’elle soit acquise», nous confie Laura, jeune travailleuse belge de 26 ans, expatriée au Québec. Et en effet, au vu du nombre ahurissant de témoignages et de mauvaises expériences partagés sur différentes plates-formes, il semblerait que le non ne soit pas toujours compris ou considéré. «Finalement, le consentement reste assez compliqué à définir, explique Sandrine Detandt. Jusqu’à présent, il a toujours été considéré par sa négative. Tant que le non n’est pas donné, c’est que c’était oui.» C’est d’ailleurs là que la refonte du code pénal belge intervient, comme le résumait bien début juin Caroline Dumoulin, avocate pénaliste, sur l’antenne de La Première: «La notion de consentement a été développée dans ce texte de manière très positive. On ne va plus demander à la victime: «Est-ce que vous avez dit non?» Il faut que la victime ait dit oui. Le consentement doit être éclairé, libre, et il faut que la victime n’ait pas été dans un état particulier de vulnérabilité.»
Mais le problème reste entier car encore faut-il être capable de s’opposer à certaines pratiques ou à une relation: «Le non n’est pas toujours évident, insiste Sandrine Detandt. Il faut oser le dire, et puis il faut qu’il soit entendu.» Notre vingtenaire, Andy, explique bien cela: «J’ai beau ne pas voir le consentement comme une espèce de bloc monolithique qui une fois donné ne peut pas se reprendre, ou qui rend permises toutes les pratiques, je remarque que j’ai eu énormément de mal parfois à dire non à mon partenaire, raconte-t-elle. Parce que j’avais peur de le vexer, de lui faire de la peine. C’est dingue mais j’ai souvent préféré ne rien dire et accepter, pour faire plaisir, plutôt que de m’écouter.»
Et puis, les rapports de drague, de séduction, de sexe sont tellement genrés et scriptés par notre société patriarcale que les rôles sont définis d’avance. Cette idée de genre comme performance est abordée dans le bouquin de Mona Chollet, Réinventer l’Amour, comment le patriarcat sabote les relations sexuelles, publié en 2021. «La perversité de nos sociétés est de nous bombarder d’injonctions à l’hétérosexualité tout en éduquant et en socialisant méthodiquement les hommes et les femmes de façon à ce qu’ils soient incapables de s’entendre: des partenaires qui se conforment à la lettre à leurs scripts de genre respectifs», écrit-elle. Selon la journaliste et essayiste franco-suisse, on aurait dans ce dialogue de sourds d’un côté «une créature sentimentale et dépendante, aux demandes tyranniques qui surinvestit la sphère affective et amoureuse» et à la réplique «un escogriffe mutique et mal dégrossi, barricadé dans l’illusion d’une autonomie farouche, qui semble toujours se demander par quel dramatique manque de vigilance il a bien pu tomber dans ce traquenard»… Compliqué dès lors d’imaginer un potentiel échange constructif.
Prise de conscience
Au sein de l’UCLouvain, l’heure est au questionnement face à ce malaise et ces ambiguïtés. Une enquête sur la sexualité dans le milieu étudiant est en cours. Dirigée par Jacques Marquet, professeur en sociologie, spécialisé dans la famille, le genre et les sexualités, de concert avec l’Observatoire de la vie étudiante, le service d’aide aux étudiants et Univers Santé, elle a déjà récolté plus de 3 000 participations. «Cette étude aborde plusieurs thématiques, explique l’expert. Cela va de la connaissance et de la protection aux IST à la prise en compte des risques de grossesses, en passant par les questions sur certaines formes de violences, les ruptures amoureuses et évidemment le consentement.» S’il est trop tôt pour déjà dégager des résultats clairs, l’étude n’étant pas encore clôturée, quelques informations filtrent déjà. «On voit des choses se dégager très clairement des entretiens menés préalablement, nous glisse Jacques Marquet. La première, c’est qu’en matière de consentement, même si on le voudrait, tout n’est pas si manichéen. Il y a de la complexité, des parts d’ombre, des zones de gris. Et il faut apprendre à naviguer avec.»
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Cette notion de nuance est aussi amenée par Sandrine Detandt. «Il faudrait finalement presque répertorier chaque pratique sexuelle, les cataloguer et puis les soumettre à l’autre, comme un questionnaire – «Oui à telle pratique, non à celle-là» – mais c’est presque impossible, avance-t-elle. Le sexe, par essence, est transgressif. Il est très difficile, voire impossible de le définir si clairement… Et c’est aussi ce côté inattendu ou imprévu qui fait que le sexe peut être si magique.»
Entrée en rétrospection
Mais alors, comment aider hommes et femmes à se réorienter dans ce brouillard? A la suite des mouvements de libération de la parole, tels que #Metoo ou, plus récemment, #balancetonbar, de plus en plus de jeunes, notamment, s’interrogent. C’est le cas de Laura pour qui ce sont des plates-formes de partages d’expérience et de soutien mises en place suite à ce tsunami de dénonciations qui lui ont permis de mettre les mots justes sur ce qu’elle avait subi. Pour Andy, c’est grâce à ces mouvements qu’elle a pu prendre conscience que ce qu’elle avait vécu étant plus jeune n’était pas normal.
«On remarque très clairement ce processus de rétrospection, analyse Jacques Marquet. On sait déjà qu’une part importante des mauvaises expériences ou violences arrivent souvent au début de l’exploration sexuelle de l’individu. Il ne se connaît pas encore tout à fait et n’a pas beaucoup d’expérience. En grandissant, chacun en acquiert et revient sur certains éléments. Et cette rétrospection, on la retrouve nettement dans nos entretiens. Des étudiantes et étudiants qui se rendent compte qu’ils ont peut-être fait ou accepté des pratiques alors qu’ils ne le souhaitaient pas. Et d’autres qui prennent aussi conscience qu’ils ou elles ont peut-être imposé à leurs partenaires des façons de faire non désirées.» Ce que confirme Andy: «Le temps joue énormément sur notre rapport au sexe. Au tout début de ma vie sexuelle, c’était rendez-vous en terre inconnue! Je ne connaissais rien, et encore moins mon propre corps. Heureusement, j’ai appris à me connaître, à savoir ce qui me plaît ou me déplaît. Et surtout, j’ai pris en confiance en moi et j’ose dire ce que je veux ou non. Mais cela m’a demandé de l’effort, de la déconstruction. J’ai cherché à m’éduquer. C’est un vrai travail sur soi.»
Demander reste la clé
Finalement, ce qui ressort des nombreux entretiens avec les experts ou les témoins, c’est l’importance primordiale de la communication. De demander la permission. Mais cela va à l’encontre de ce qui nous a été inculqué. Parce que dans nos sociétés patriarcales, où le genre est une performance et où l’homme campe le rôle de l’éternel séducteur et la femme celui de l’éperdue romantique, cela semble compliqué à imaginer. «J’avoue qu’au début j’avais du mal avec tout ça, partage Laura. A l’idée d’avoir quelqu’un qui me demande pour faire ci ou ça, j’avais un peu tendance à dire «Bah oui mon gars, qu’est-ce que tu attends?» (rires). Je ne sais pas pourquoi, dans ma tête, ça cassait le moment ou ce n’était pas du tout sexy. J’ai vraiment dû me déconstruire. Et récemment, un garçon m’a demandé s’il pouvait m’embrasser. Et ça m’a fait un truc. A l’inverse de ce que je pensais! Je me suis sentie tellement écoutée, respectée. Un peu comme si j’étais remise au centre.»
Et c’est peut-être donc là l’un des plus grands enjeux entourant le consentement actuellement, selon Sandrine Detandt: «C’est d’arriver à faire en sorte d’érotiser ce qui entoure la sexualité: la parole, la demande… Sortir de l’idée de performance et des rôles définis pour pouvoir aller au-delà de ça. Et, finalement, s’il s’agissait en matière d’amour comme de sexualité, moins de consentir à un autre qu’à l’autre en soi?»
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