Solitude au travail: « Les team-buildings ne suffisent pas à résoudre le problème »

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© Sun Bai

Alors qu’on parle de plus en plus de bien-être au travail, on constate une grande oubliée: la solitude sur le lieu d’exercice de ses fonctions. Malgré tous les efforts déployés par les entreprises pour renforcer l’esprit d’équipe, il semble que, lorsqu’il s’agit de travailler ensemble, elles se concentrent encore beaucoup trop sur « le travail » et non sur « l’ensemble ». Décryptage.

Des collègues qui vont prendre un café sans elle, une table de déjeuner qui se tait soudainement lorsqu’elle la rejoint: il n’est pas rare que Lisa se sente seule et déprimée sur son lieu de travail. « Au bout d’un certain temps, on prend automatiquement ses distances avec ses collègues, ce qui accentue le sentiment de solitude », explique la quadragénaire qui ne comprend toujours pas comment les choses ont pu aussi mal tourner.

Elle avance une explication: « L’agence d’assurances pour laquelle je travaille a fusionné avec une autre agence. Pour moi, cela a été un enrichissement et une excellente occasion d’apprendre l’une de l’autre, car nous traitions de sujets différents. Mais certains collègues de mon équipe ne me remercient pas vraiment pour cette attitude, sans doute en partie parce qu’ils craignent que des licenciements s’ensuivent. Ils pensent que je devrais me concentrer sur notre service alors que j’essaie simplement de travailler avec nos nouveaux collègues. Au fil du temps, j’ai remarqué que mon ancienne équipe m’excluait ou m’évitait de plus en plus. Rejoindre les collègues de l’autre équipe – qui sont pourtant très sympathiques – ne ferait que susciter davantage de ressentiment. Je me sens donc très souvent seule, et au travail, je suis complètement épuisée. Si je n’aimais pas autant ce que je fais, je serais partie depuis longtemps. »

Pas seul à se sentir seul

Lisa n’est évidemment pas la seule à vivre cette situation. Selon une enquête de Statbel datant de 2022, 7,2% des Belges s’étaient sentis toujours ou la plupart du temps seuls les 4 semaines précédant l’enquête, alors qu’un Belge sur trois seulement n’a jamais eu ce sentiment (34,6%). Et c’est en Wallonie que les gens se sentent le plus isolés.

Même si plusieurs campagnes tentent de briser ce tabou, il est frappant de constater à quel point l’accent est mis sur le contexte familial et amical. Pourtant, ce sentiment est loin d’être rare sur le lieu de travail. Une enquête menée en 2023 par la Croix-Rouge britannique a révélé qu’un salarié sur dix manquait de compagnie dans l’exercice de ses fonctions, n’avait personne à qui parler et se sentait exclu ou isolé. Quatre autres employés sur dix éprouvaient parfois ces sentiments. Comment se fait-il que l’on se préoccupe beaucoup moins de la solitude au travail?

« La solitude est extrêmement subjective. Il y a des solitaires, mais aussi des gens qui ont besoin de collègues autour d’eux. »

« Il est vrai qu’en ce qui concerne la solitude, nous avons une très forte tendance à l’étudier de très près pour les relations personnelles avec les amis et la famille », explique Leen Heylen, responsable de la recherche sur ce thème au Centre d’expertise pour les soins et le bien-être Thomas More. « En examinant les chiffres, on constate que le risque de solitude chez les travailleurs est remarquablement plus faible que dans d’autres catégories, telles que les chômeurs et les personnes handicapées à long terme. Pour autant, je pense qu’il est pertinent de s’y attarder puisque nous passons une grande partie de notre temps au travail ».

Leen Heylen souligne que s’il n’y a pas encore eu beaucoup de recherches sur lesquelles s’appuyer, le sujet commence à être abordé dans les universités, et l’on peut supposer que la pandémie du Covid y est pour quelque chose. « Nous savons que la solitude prolongée peut avoir un impact considérable sur le bien-être physique et mental. Cela vaut aussi bien pour la solitude au travail que pour la solitude à la maison. Lorsque vous vous sentez moins bien dans votre peau, que votre estime de soi et votre confiance diminuent, cela a des répercussions sur tous les aspects de la vie ».

Silencieux ou solitaire?

Guy Meert, coach chez Procandor, un centre de formation, estime que l’isolement est peut-être encore plus tabou sur le lieu de travail qu’en dehors. « Cela fait 20 ans que je coache des équipes sur la dynamique de groupe. Lorsque je leur demande sur quels sujets ils veulent travailler, personne n’a jamais abordé la question de la solitude, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’existe pas, je dirais même que le problème est courant. Si je devais payer le salaire mensuel de toutes les personnes dont on ne s’attendrait pas à ce qu’elles se sentent seules, je ferais rapidement faillite ».

Selon le coach, il existe différentes variantes de la solitude sur le lieu de travail. « Les gens pensent souvent que la solitude est un processus long et lent d’aliénation par rapport à leurs collègues, mais elle peut aussi être ressentie très rapidement et momentanément. Par exemple, si vous n’impliquez pas un employé extraverti dans un projet particulier, il peut le vivre comme un rejet personnel et se sentir très seul pendant un certain temps. Il a alors l’impression de ne pas faire son travail correctement, voire que les gens ne l’aiment plus, même s’il fait partie de cinq autres groupes de travail. Cette forme de solitude requiert également de l’attention. Avec un encadrement adéquat de la part de l’employeur ou des collègues, on peut redonner aux gens le bonheur de travailler. Dans le cas d’une personne plus introvertie, il est souvent encore plus difficile d’intervenir car la distinction est moins claire. L’employé est-il simplement silencieux ou solitaire? Le simple fait d’établir un contact peut faire des miracles. »

Télétravail et solitude

Et qu’en est-il des personnes qui travaillent souvent seules (à la maison) alors? Sont-elles plus exposées au risque de solitude? Pas nécessairement, selon une étude de la Croix-Rouge britannique. Bien que les personnes qui exercent sur leur lieu de travail disent se sentir plus proches de leurs collègues, les employés ont également déclaré que le travail à domicile contribuait de la même manière à leurs relations sociales, tant à la maison qu’au travail. Selon Leen Heylen, il ne suffit pas d’avoir plus de contacts pour éviter la solitude. « La solitude est extrêmement subjective. Il s’agit de trouver un équilibre entre vos relations et les attentes que vous avez. Il y a des solitaires qui n’aiment rien tant que de travailler sans trop de contacts sociaux, mais il y a aussi des gens qui ont vraiment besoin de collègues autour d’eux. Si votre situation professionnelle ne correspond pas à vos attentes, vous pouvez vous sentir très seul. »

 » Je me sens souvent seule quand je vois tout le monde fêter Noël au travail »

Mais ce n’est pas parce qu’on a consciemment choisi de travailler seul ou à domicile qu’un sentiment d’isolement ne peut pas soudainement s’immiscer dans sa journée. C’est ce qu’a ressenti Annelies Timmermans, créatrice de sacs à main, qui, en tant qu’indépendante travaillant seule, regrette tout particulièrement les conversations avec ses collègues. « Je fais vraiment tout toute seule, et en général, je trouve que c’est la façon la plus agréable de travailler. Mais parfois, ce serait bien de pouvoir échanger quelques idées. Même si j’ai beaucoup de contacts via WhatsApp avec les photographes et les attachés de presse, entre autres, ce n’est pas la même chose que lorsque je travaillais en équipe chez Christian Wijnants. Bien sûr, face à mon mari, qui est caméraman indépendant, je peux régulièrement m’exprimer à la maison, mais c’est quand même très différent. Surtout pendant les vacances, je me sens souvent seule quand je vois tout le monde fêter Noël au travail ».

© Sun Bai

Pour Rani, 30 ans, la solitude a même été la raison pour laquelle elle a quitté son emploi. « Je suis assistante de production dans le domaine culturel, c’est-à-dire que je m’occupe de tout ce qui se passe dans les coulisses des spectacles de théâtre et de musique. Je travaillais jusqu’à récemment dans une petite agence de production où j’avais une collègue. Comme elle était très souvent absente pour ses propres projets, le fait de rester seule au bureau a commencé à me peser très lourd. J’ai rencontré des gens de l’extérieur, mais je me suis rendu compte qu’au fil du temps, j’étais très démotivée par le manque de contacts sociaux réels. Je suis également célibataire, ce qui ne me dérange pas du tout en soi mais me pousse à rechercher ce lien social au travail. Finalement, je n’ai plus supporté d’être seule partout tout le temps, jour après jour. Je sais maintenant que j’ai vraiment envie de travailler au sein d’une équipe avec laquelle je peux aussi aller boire un verre de temps en temps après les heures de boulot. »

La force du groupe

Quels sont les profils les plus vulnérables face à cette solitude? Une étude réalisée en 2019 par l’Université de Gand a montré que les travailleurs temporaires sont plus susceptibles de souffrir de solitude sur le lieu de travail que leurs collègues permanents. Un intérimaire sur cinq déclare que personne ne le connaît vraiment au travail et 10 % affirment que leurs collègues ne sont pas là pour eux. Comment remédier à cette solitude?

« Il ne faut sûrement pas rejeter la responsabilité sur l’individu », affirme la chercheuse Leen Heylen. « La solitude est encore très stigmatisée. C’est aux employeurs qu’incombe la mission sociale de créer un bien-être général au travail. Ils doivent apporter des changements structurels. Trop souvent, les solutions sont recherchées par la personne concernée, celle qui se sent seule, alors qu’il n’est pas toujours évident de prendre des mesures quand on a le nez dedans. Ce sont les employeurs qui ont la responsabilité d’investir dans la prévention ».

« Si les gens se sentent seuls, leur talent ne vous sert à rien. Ils ne peuvent plus penser à des idées ni développer des projets »

Guy Meert nuance cette responsabilité pleine et entière de l’entreprise et surtout son mode d’action: « Je crois avant tout au pouvoir du groupe. Personne n’attend un quelconque service de prévention de la solitude sur le lieu de travail. Nous devons accroître la franchise mutuelle et apprendre aux gens à faire connaître leurs besoins et leurs sentiments, d’une part, et travailler à être plus curieux du bien-être des autres, d’autre part. La solitude ne peut exister dans des équipes qui communiquent ouvertement entre elles. Si cela est compris dans le cadre de la prévention, je suis entièrement d’accord, mais cela devient trop souvent une tâche du département des ressources humaines. Or, ce n’est pas avec un questionnaire annuel ou des team-buildings où l’on doit se suspendre ensemble à une corde dans les Ardennes que l’on peut résoudre un tel problème. Si vous êtes entouré de personnes qui s’amusent avec lesquelles vous n’avez aucun lien, la solitude peut même se faire sentir plus fort. »

Un travail qui a du sens

Selon le coach, les entreprises prendraient donc une mauvaise décision, non seulement sur le plan humain, mais aussi sur le plan financier, si elles ne s’intéressaient pas au bien-être sur le lieu de travail. « Les gens perdent tout simplement leur énergie lorsqu’ils se sentent seuls. Ils vont rencontrer des difficultés pour penser à des idées et développer des projets. On n’a pas envie d’apprendre de nouveaux systèmes ou de porter un regard critique sur son propre travail quand on se sent seul. Tôt ou tard, cela se répercute sur les résultats obtenus. Je pense que beaucoup d’entreprises rémunèrent des personnes qui ne fonctionnent qu’à moitié, simplement parce qu’elles ne se soucient pas de leur bien-être et de leurs liens avec l’équipe. En matière de collaboration, les employeurs se concentrent encore trop souvent sur le « travail » et pas assez sur la partie « ensemble ». Or, nous savons que la qualité de la collaboration entre collègues détermine la qualité de leur travail ».

Pour Lisa, qui se détourne de plus en plus de son équipe, il est déjà évident que la situation au travail affecte sa productivité et sa créativité. « Éviter mes collègues me prend tellement d’énergie qu’il m’est très difficile de rester performante. Bientôt, nous aurons un team building que j’attends avec impatience. Car lorsque vous êtes dans un environnement de travail dysfonctionnel comme moi, vous avez vraiment l’impression de perdre du temps et de gaspiller de l’énergie, c’est un peu comme si vous deviez passer des journées avec ceux qui vous embêtaient à l’école. »

Enfin, il est également important que les emplois restent riches en contenu pour lutter contre la solitude, tient à ajouter Guy Meert. « Je me souviens d’un groupe dans lequel un homme, que j’appellerai Freddy, indiquait qu’il doutait de l’importance d’un rapport qu’il devait rédiger chaque semaine. Il disait qu’il y consacrait toujours beaucoup de temps, mais que personne ne le lisait. Le groupe a immédiatement répliqué: « Allons Freddy, bien sûr que c’est un travail important! » Freddy a alors avoué qu’il avait en fait cessé de rédiger ce rapport pendant six mois. Mais personne ne l’avait remarqué. Je n’avais jamais vu un groupe aussi silencieux! Le quinquagénaire lui-même m’a confessé, après le coaching, qu’il n’avait rien dit pendant ces six mois parce qu’il craignait qu’on lui refile des tâches inutiles. La solitude, c’est aussi le sentiment que votre travail n’a que peu de valeur. Parfois, une évaluation correcte des méthodes de travail bien ancrées peut aussi redonner de l’énergie au boulot. Et c’est ce que souhaite toute entreprise, n’est-ce pas? »

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