Marchand de pop corn au parc attractions Knotts Berry Farm, Californie
Marchand de pop-corn au parc d’attractions Knott's Berry Farm, Californie. ©  Paul Hiller

Pourquoi l’esthétique des films de Wes Anderson cartonne

Cet été, vos photos de vacances seront cadrées façon Wes Anderson ou ne seront pas, la faute (ou faut-il dire grâce?) au phénomène ‘Wescore’, tout en teintes pastel, nostalgie et obsession pour la symétrie.

Certaines images restent imprimées dans nos mémoires une fois qu’elles nous ont tapé dans l’œil. La piscine bleu clair Art déco de la Villa Empain à Bruxelles. Le squelette immaculé de la gare des Guillemins à Liège, colorisé par Daniel Buren. Les cabines parfaitement alignées sur les plages de la mer du Nord… Qu’on le veuille ou non, nous vivons tous dans un film de Wes Anderson.

Pour preuve: l’invasion massive, ces derniers mois, sur les réseaux sociaux, de clichés rappelant l’esthétique du réalisateur américain de La famille Tenenbaum, The Grand Budapest Hotel et The French Dispatch.

A l’occasion de la sortie de son dernier film, Asteroid City, Internet a en effet adopté le style visuel caractéristique, fait de teintes pastel, de nostalgie et d’obsession pour tout ce qui est symétrique. Sur TikTok et Instagram, on ne compte plus les vidéos de personnes faisant défiler leurs occupations quotidiennes sur la bande-son de The French Dispatch, comme si c’était Anderson qui en signait la réalisation.

L’hôtel Belvédère dans les Alpes suisses.
L’hôtel Belvédère dans les Alpes suisses. © Carlo Küttel

Derrière toutes ces publications, un message: «Wesify your life!» Comme ce fut le cas de ce quidam qui a mis en scène sa journée de travail et a ainsi accidentellement diffusé en live son licenciement (véridique). Ou de ceux qui ont capté leur vacances dans des villages espagnols colorés, un concert de Taylor Swift ou la naissance de leur premier enfant. Dans chaque événement se cache un blockbuster.

Cette fascination pour le langage visuel de Wes Anderson n’est toutefois pas neuve. En 2017 déjà, une page Instagram où étaient collectées des vues du monde réel qui semblaient sortir d’un de ses films faisait un carton. Wally et Amanda Koval, ses fondateurs, ont baptisé Accidentally Wes Anderson cet album photo numérique qui a donné lieu trois ans plus tard à un épais bouquin. Encore aujourd’hui, ces Américains reçoivent de 2 000 à 4 000 envois par mois d’aspirants andersonniens qui ont repéré quelque part dans le monde un bâtiment ou un lieu collant avec l’esprit du réalisateur.

Voir la vie façon Wes Anderson

«Ce regard particulier permet aux gens d’observer leur environnement et leur vie quotidienne depuis une autre perspective, explique Wally Koval quand nous l’interrogeons sur la popularité persistante de cette page. Ainsi, ce qui nous est bien connu semble à nouveau captivant et l’on peut soudain voir des choses qu’on ne voyait pas avant. On peut être passé dix fois devant le même édifice et tout à coup l’admirer sous un nouvel angle. C’est comme un filtre qu’on placerait sur ses perspectives familières, quelque chose de très puissant. Il y a beaucoup de belles choses qu’on ne remarquerait pas autrement, même en allant simplement au supermarché ou à la poste.»

Marshall Street Baths à Londres.
Marshall Street Baths à Londres. © Soo Burnell

Enrico Domingos partage cet avis. Ce Français s’est retrouvé par hasard figurant dans The French Dispatch (2021), une grande partie de cet opus ayant été tournée dans sa ville natale, Angoulême. Il y apparaît neuf secondes, en tant que père de l’artiste-assassin Moses Rosenthaler (à 17 minutes 08 secondes, pour les amateurs). Et pour lui, le passage du cinéaste dans cette cité charentaise a clairement modifié le regard qu’on lui porte. «Wes Anderson est formidable dans sa manière de mettre en lumière ce qui nous semble très ordinaire, explique Enrico. A travers le filtre avec lequel il a observé certains coins de la ville, les habitants en ont eux aussi capté à nouveau le charme de ces lieux.»

Tentative d’évasion

Même si le flux de touristes attirés par le film n’est aujourd’hui plus si intense, il arrive encore de temps en temps que des gens viennent spécialement dans cette commune pour cette raison, affirme Enrico, qui travaille au service tourisme de la ville. «Récemment, nous avons par exemple eu la visite d’un Canadien qui cherchait spécifiquement les lieux de tournage du long-métrage. Mes amis qui viennent en visite sont eux aussi séduits par les sites qu’ils ont découverts à l’écran. Quatre ans après le tournage, on en parle encore régulièrement.»

Une suite Airbnb sur l’île grecque de Santorini.
Une suite Airbnb sur l’île grecque de Santorini. © Airbnb

Selon Wally Koval, ce succès est aussi lié au fait que grâce à cette esthétique directement identifiable, nous pouvons nous projeter facilement dans ses créations. Sur Internet, on appelle ça la «main character energy»: «En regardant le monde à travers ces lunettes particulières, nous pouvons nous glisser dans la peau d’un personnage. C’est une forme d’échappatoire. Lorsque notre livre a été publié en plein milieu de la pandémie, les gens ne pouvaient littéralement pas sortir de chez eux. En regardant ces photos prises par d’autres, ils pouvaient prendre le large quelques instants. Beaucoup utilisent aujourd’hui notre page et notre livre dans leur liste de lieux à voir une fois dans leur vie, je trouve ça formidable.»

Hotel Opera à Prague.
Hotel Opera à Prague. © Valentina Jacks

Evidemment, les circuits commerciaux ont eux aussi très bien saisi cette passion pour le monde de Wes. Certaines personnes se rendent spécialement à la Fondazione Prada à Milan pour le bar que le réalisateur y a conçu en 2015, habillé de bornes d’arcade vintage et de chaises et de tables couleur bonbon. Et tant pis si les boissons coûtent en moyenne plus qu’un ticket de cinéma. La société hôtelière britannique Belmond, qui compte notamment dans son portefeuille le Venice Simplon-Orient-Express, a elle invité Anderson en 2021 à aménager un wagon du train British Pullman. Depuis, on peut y déguster un repas pour… 545 livres sterling par personne. Financièrement, on aura compris qu’il est peut-être plus intéressant de traquer les exemples dans le monde réel.

‘Le Wescore apporte une sorte de calme dans un monde rempli de stimuli.’ Herman Konings

Les chercheurs ont eux aussi une explication à l’enthousiasme suscité par l’univers de Wes Anderson. Son amour caractéristique de la symétrie joue un rôle particulièrement important. Pourquoi nous attire-t-elle tant? La réponse est en partie psychologique, écrit le physicien américain Alan Lightman dans son livre The Accidental Universe. «La symétrie représente l’ordre et nous aspirons à l’ordre dans cet univers étrange où nous nous trouvons. La quête de la symétrie et le plaisir émotionnel que nous ressentons lorsque nous la décelons doivent nous aider à comprendre le monde, tout comme nous éprouvons de la satisfaction dans la répétition des saisons et la fiabilité des amitiés. La symétrie est simple. La symétrie est élégance.»

Le train British Pullman.
Le train British Pullman. © Belmond

Fantastique neuro-esthétique

Il s’agit là d’une illustration parfaite de la neuro-esthétique, cette science qui analyse pourquoi certaines œuvres d’art activent ainsi un «sweet spot» dans notre tête, qu’on parle de design, d’architecture ou encore de musique ou de cinéma. «Wes Anderson colle parfaitement avec cette dimension, explique le trendwatcher Herman Konings, psychologue de formation. Dans notre cerveau, la symétrie a pour effet une extraction plus rapide de substances neurochimiques. Comme par exemple les hormones du bonheur telles que l’endorphine et l’ocytocine. Cela contrôle aussi notre taux de cortisol, qui détermine notre niveau de stress. L’impact sur notre bien-être global est réel.»

Le téléphérique à Cologne.
Le téléphérique à Cologne. © Oliver Stolzenberg

Pour cet expert, à une époque où nous sommes souvent surstimulés et distraits par les multiples écrans, il n’est pas étonnant que la beauté d’œuvres neuro-esthétiques nous apporte tant de bien-être: «Plus elles touchent nos sens, plus nous pouvons nous perdre en elles. C’est une réaction que recherche tout artiste. Wes Anderson y parvient. Ce qu’on appelle le Wescore, avec son goût pour les détails et la beauté du passé, apporte une sorte de calme dans un monde rempli de stimuli. C’est ce qui fait que nous voulons aussi trouver, hors de la salle de cinéma, une réaction semblable en nous mettant nous-mêmes à l’imiter.»

Autant d’arguments qui nous pousseront probablement tout au long de l’été à vouloir capturer des souvenirs de vacances, inconsciemment influencés par le langage visuel du cinéaste américain. Une bonne raison pour prendre le temps de s’arrêter un peu plus longtemps devant ce phare désuet trônant sur la plage, sur les détails gourmands d’un dessert pastel dans la devanture d’un boulanger, ou sur cet hôtel des seventies à la symétrie sans faille… Et si d’aventure, vous étiez de celles et ceux qui n’ont jamais assez de Wes Anderson dans leurs vies, vous êtes en veine: du 19 mars au 27 juillet 2025, la Cinémathèque française de Paris accueillera en effet une rétrospective événement du travail du réalisateur texan. Produite en partenariat avec le Design Museum de Londres, l’exposition a été conçue avec le concours du cinéaste, qui a fourni accessoires, costumes originaux, et documents portant sur ses secrets de fabrication. Au coeur du Wescore? C’est à Paris que ça se passe, et en attendant, on ouvre les yeux autour de soi.

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