Dans les classements des villes les plus détestées de Pologne, Łódź revient souvent. Un statut totalement immérité: nous y avons passé trois journées et le charme de cette fascinante cité industrielle a opéré.
«Vous l’aimerez ou vous la détesterez. Et beaucoup de Polonais la détestent», nous prévient Agata avec franchise. Nous montons alors dans un taxi, surpris par le fait que l’office de tourisme ait dépêché une attachée pour nous accueillir à l’aéroport. Voulaient-ils s’assurer que nous ne nous étions pas ravisés? Craignaient-ils que nous ayons découvert que Łódź était le vilain petit canard de Pologne, faisant pâle figure à côté de Cracovie, Gdańsk ou Wrocław?
Quoi qu’il en soit, vingt minutes plus tard nous arrivons. La portière du taxi s’ouvre et nous sommes déjà en plein cœur de l’ulica Piotrkowska. La plus longue rue commerçante d’Europe. Selon les plus cyniques, c’est également la seule véritable attraction digne de ce nom à Łódź. Nous nous installons au Stare Kino et déposons nos valises dans une chambre rendant hommage à Marilyn Monroe.
Puis nous rejoignons notre guide Piotr, bien décidé à nous convaincre du charme de Łódź. Il n’aura pas beaucoup d’efforts à fournir. Quelques instants après notre rencontre, photographions frénétiquement deux bâtiments au délicieux style soviétique. Piotr n’en revient pas: la plupart des Polonais ont honte de ce brutalisme russe et de ce modernisme d’après-guerre.
«Vous ne voudriez pas plutôt voir l’autre côté? Nous avons aussi beaucoup de façades néoclassiques, un bel éventail d’Art nouveau, d’architecture éclectique et de palais historiques.» Mais pourquoi choisir?
Merci l’industrie textile
À notre question sur les raisons de la réputation controversée de Łódź, Piotr a une réponse toute prête. Pendant qu’il parle, notre regard glisse sur la façade éclectique de la Maison Gutenberg ornée de dragons d’acier. À côté, les fresques de street art ornent Piotrkowska Street.
«Łódź est une ville très atypique en Pologne. Il n’y a pas de château ni de vieille place du marché. Le centre névralgique, c’est cette rue interminable de 4,2 km qui relie la place de la Liberté et la place de l’Indépendance. Cela tient aussi à notre histoire. Contrairement à Cracovie ou Gdańsk, ici, on ne peut pas se targuer d’un long et riche passé.
La ville s’est développée au XIXe siècle grâce à l’industrie textile qui s’y est installée. Pour vous donner une idée, au début du XIXe siècle, Łódź n’était encore qu’un village de 600 habitants. Cent ans plus tard, elle compte 600.000 âmes. Du jour au lendemain, elle est un peu devenue le Manchester de la Pologne.»
Que Łódź n’ait plus rien d’un village, nos jambes en font rapidement l’expérience. On trouve néanmoins un peu de répit dans le paisible parc Staromiejski. Notre regard se tourne vers le nord-est. Là où s’étendait de 1940 à 1944 le deuxième plus grand ghetto juif de Pologne.
Piotrkowska Street portait alors le nom d’Adolf Hitler Strasse. Plus de 200.000 Juifs y furent entassés comme du bétail avant d’être déportés vers les camps de concentration et d’extermination. À peine 900 personnes survécurent. Mais Piotr nous fait regarder de l’autre côté, d’abord vers le Muzeum Miasta Łodzi, installé dans l’ancienne résidence d’Izrael Poznański – le magnat juif polonais du textile, surnommé le «roi du coton» de Łódź – puis vers le vaste site industriel, juste derrière, baptisé Manufaktura.
«Dans les années 1990, l’industrie textile s’est effondrée ici. Ce fut une véritable catastrophe pour la ville. Beaucoup d’habitants sont partis. Łódź était alors la deuxième plus grande ville de Pologne, mais elle a depuis été dépassée par Cracovie et Wrocław. Heureusement, grâce à la reconversion de la Manufaktura, l’immense complexe industriel d’Izrael Poznański, la cité a retrouvé un nouveau souffle.»
Entre créativité et mémoire
Nous flânons parmi les impressionnants entrepôts de briques rouges de la Manufaktura, qui abritent aujourd’hui une foule de boutiques branchées, restaurants, cinémas, musées, salles de sport, pistes de bowling, murs d’escalade ou théâtres. L’animation est à la hauteur du lieu. Et le décor en briques rouges évoque suffisamment Manchester pour justifier la comparaison.
«Voilà la force de Łódź: la créativité nous a sauvés.» Une évidence qui se confirme à OFF Piotrkowska, où stylistes, propriétaires de clubs de musique, artistes et restaurateurs se sont installés dans une ancienne filature à l’ambiance très berlinoise. On y boit, on y mange, on y fait la fête jusqu’aux petites heures.
Dès le lendemain, légèrement courbaturés, nous montons dans un Uber en direction de la gare de Radegast, une station rénovée qui servit, pendant la Shoah, de point de départ pour déporter des centaines de milliers de Juifs du ghetto vers les camps.
Aujourd’hui, Radegast est devenu un mémorial, avec une locomotive d’époque, des répliques de wagons de transport et le Tunnel des Déportés, long de 140 mètres. L’endroit impose silence et recueillement. Il provoque aussi une certaine perplexité: si Auschwitz accueille chaque année près de deux millions de visiteurs, ici, nous sommes seuls.
Peu après, nous nous retrouvons devant les portes du Nouveau Cimetière juif, autrefois le plus grand du pays et l’un des plus vastes au monde, avec entre 180.000 et 230.000 tombes identifiées. Nous suivons un petit groupe de visiteurs jusqu’à un lieu très couru: le mausolée d’Izrael Poznański (le même industriel qui fit ériger Manufaktura et le palais voisin). On est là face à l’une des plus grandes pierres tombales du monde. Les larmes coulent et des soupirs profonds s’échappent des poitrines. Le silence de cette cité des morts est presque assourdissant.
L’antre du 7e art
Nous poursuivons notre marche dans l’ancien ghetto. Disons-le, ce n’est pas le plus beau quartier de Łódź . On longe le parc Ocalałych (le «parc des Survivants»), avant de prendre le tram n°1 qui nous dépose à proximité d’EC1.
Ici encore, les efforts pour se défaire de l’image industrielle morose sautent aux yeux. Là où fumaient autrefois les cheminées d’usines, règnent désormais la science, la culture et l’énergie créative. Ce complexe impressionnant fut la première centrale électrique de la ville (ElektroCiepłownia n°1, d’où son nom EC1). Aujourd’hui, il abrite un planétarium, le Centre des sciences et des technologies, ainsi que le Centre national de la culture cinématographique.
Ce dernier retient notre attention: l’histoire du cinéma est omniprésente à Łódź et elle se rattache directement à notre hôtel, le Stare Kino. L’explication? Après la Seconde Guerre mondiale, alors que Varsovie n’était plus qu’un champ de ruines, toute l’industrie cinématographique polonaise s’est déplacée ici, dans une ville relativement proche et restée intacte. Łódź devint rapidement l’épicentre du cinéma polonais. Elle abrite d’ailleurs le Musée de la Cinématographie et, depuis 1948, une prestigieuse école de cinéma ayant accueilli des élèves nommés Roman Polanski ou Andrzej Wajda.
Le soir venu, nous avons réservé une table au Przy Kominie, un excellent restaurant polonais situé au cœur de Monopolis, un autre complexe culturel remarquable installé dans une ancienne distillerie de… vodka. La tendance est claire à Łódź: on prend un site industriel à l’abandon et on le transforme en lieu branché. Nous savourons nos pierogi (des raviolis farcis) et notre magret de canard, épatés par la qualité d’une cuisine qui, elle aussi, semble prête à franchir un cap…
Sans sucre ajouté
Autre lieu à ne pas manquer: le quartier de Księży Młyn, qui fut autrefois une cité ouvrière à part entière, avec usines, logements d’ouvriers, écoles, commerces, hôpital et villas de directeurs. Aujourd’hui, c’est devenu un véritable musée à ciel ouvert pour les amateurs d’architecture industrielle. Księży Młyn est même si «hype» que, dans le café coloré Stacja Zero, nous n’arrivons pas à obtenir de sucre pour notre café. «Trop malsain», nous précise-t-on alors que notre brownie, lui, semble préférer le goût du carton à celui de la vraie gourmandise…
Notre dernière halte est… un ancien site industriel reconverti en lieu tendance. Łódź a décidément le chic pour recycler ses friches, mais The White Factory abrite aussi un très joli musée relatant l’histoire textile de la ville. À ce titre, le Musée central du Textile symbolise à lui seul la transformation de Łódź, depuis l’ouverture de la première filature en 1830 jusqu’à la croissance effrénée de la ville.
La suite appartient à l’Histoire. Ou à l’avenir. Voire au présent, puisque tout semble se jouer sous nos yeux. Tandis que nous déambulons une dernière fois sur Piotrkowska Street, nous nous abreuvons de visions contrastées, avec des églises classiques jouxtant des édifices soviétiques, ou des bâtiments décrépits voisinant des hôtels particuliers soigneusement restaurés. Nous repensons alors aux mots d’Agata. Vous l’aimerez ou vous la détesterez. Il va sans dire que notre verdict coule de source…
En pratique
Se renseigner
Plus d’infos: lodz.travel
Y aller
Ryanair propose des vols directs entre Charleroi et Łódź. Compter environ 1h30 de vol. Une alternative simple: voler jusqu’à Varsovie, puis une heure de train.
Séjourner
Stare Kino Cinema Residence. Un joli hôtel situé dans la partie piétonne de Piotrkowska Street, en plein centre.
cinemahotel.pl