Aurore de la Morinerie: Dessiner comme on médite
Louis Vuitton nous emmène en voyage, c’est l’un de ses plus beaux héritages. Avec sa collection Travel Book, le malletier invite à l’évasion. Dans le dernier ouvrage en date, Mediterranean sea, l’artiste Aurore de la Morinerie cartographie les trésors mouvants de la grande bleue. Interview.
Par Anne-Françoise Moyson
Quelle a été la genèse de ce travel book ?
Le pôle édition de Louis Vuitton m’avait proposé il y a longtemps de trouver un sujet. J’ai choisi la Méditerranée comme si c’était une sorte de pays en soi. J’ai beaucoup voyagé, aussi bien sur l’eau que dans tous les pays qui l’entourent et je les ai pris en photos. Je me suis dit que je pouvais travailler les bleus de la Méditerranée, des profondeurs jusqu’à la surface, et la lumière. J’ai choisi d’aller de la fosse de Calypso, de la plus grande profondeur, 5267 mètres, jusqu’à la surface.
Connaissiez-vous le monde sous-marin ?
J’ai eu la chance en 2011 d’être artiste invitée à bord de la mission scientifique Tara Oceans et de voyager entre les îles Galapagos et l’Equateur. J’ai pu découvrir un monde invisible, un monde animal méconnu, les planctons. Tout à coup, c’était nouveau. Je les ai dessinés, j’aime dessiner les animaux. Et puis j’ai une passion pour l’eau, la mer et nager. Quand on nage la nuit dans la mer, sous la lune, on peut voir des millions de petites lumières chaque fois qu’on fait un geste, avec les mains, c’est un émerveillement. Par contre, je n’ai jamais plongé sauf avec un petit masque pour voir les frétillements des poissons à Minorque, être piquée par les méduses et voir les algues flotter sur fond de sable blanc. Ce n’est pas nécessaire de plonger pour dessiner, il y a tant de réalisateurs et de photographes qui ont fait des films et des photos extraordinaires.
Comment avez-vous abordé votre Mediterranean sea ?
Il y avait évidemment un grand nombre d’angles possibles : la Méditerranée évoque tant d’histoires, tant de littérature, c’est absolument extraordinaire. D’autant plus qu’elle est bordée par 21 pays, j’aurais pu choisir tant d’autres sujets. Mais j’ai choisi l’angle de la nature, de la faune et de la flore, sans épaves, sans plongeurs. J’ai essayé d’exprimer le mouvement dans les courants marins, c’est ce qui m’attirait le plus, le fait que tout soit en perpétuel mouvement. Le format panoramique se prêtait bien à la composition de grandes plaines marines. J’avais une contrainte : citer, nommer les animaux et les plantes qui composent le livre. Finalement, ne s’y trouve qu’une toute petite partie seulement de ce qui peuple la mer, c’est presque rien.
Quelles techniques avez-vous choisies pour illustrer cette remontée des abysses jusqu’au littoral ?
J’utilise toujours le pinceau, la plume et la technique du monotype, qui permet de jouer avec le hasard de manière fantastique. J’ai assemblé les images, je les ai superposées, non seulement les couleurs mais aussi les animaux. Ce livre m’a permis d’expérimenter toutes les techniques que j’aime. Et la recherche de documentation a été un plaisir incroyable, une forme d’exploration en soi, à travers des films, les photographies des scientifiques, des livres anciens, ceux des marins explorateurs, les livres du Museum d’histoire naturelle, les livres plus modernes, de Cousteau aux nouveaux explorateurs, les illustrations très oniriques du passé, celles des livres de Jules Vernes. Ce fond marin me permettait non seulement de convoquer l’imaginaire collectif, chacun a son idée de la Méditerranée, et en même temps d’être complètement personnelle. Je voulais rester dans l’abstraction et dans les bleus. J’avais beaucoup de dessins qui étaient d’ailleurs des sortes d’abstraction. J’y intégrais un poisson, une plante… J’ai une vraie passion pour la peinture chinoise et pour sa grande pensée autour du proche et du lointain, du petit et du grand, du profond, du lourd, du léger. Je pouvais exprimer tout cela et surtout beaucoup m’amuser. Je vais d’ailleurs continuer à travailler sur ce sujet de la mer, je prépare pour décembre une nouvelle exposition au Japon, dans la galerie où j’ai déjà exposé l’hommage à Azzedine Alaïa en 2018. Ce livre m’a mis dans les starting blocks, je veux déployer le sujet.
Quel est l’animal, le paysage, le végétal qui vous a donné le plus de mal ?
Peut-être la souplesse et la brillance des poissons si difficiles à exprimer, c’est très compliqué, la finesse et le raffinement des poissons. Chaque catégorie aurait pu faire l’objet d’un seul livre, chaque partie aurait pu être un sujet en soi. Mais il fallait faire des choix, résumer. J’ai donc choisi les poissons des abysses les plus évidents… Les coraux aussi, c’est compliqué à dessiner, j’ai travaillé avec un système de découpe un petit peu graphique.
Vous dessinez comme on médite ?
Oui, extrêmement. C’est vraiment comme une méditation. Avec le pinceau, tout est fait d’un seul geste. J’ai aimé le temps du livre, ce temps long, hormis le fait que la pandémie a retardé de deux ans sa sortie et que les pénuries de papier ont failli compromettre sa publication. Mon métier, depuis des années, est de répondre à des commandes. Et souvent le temps est assez court. Je m’imprègne de la marque, de son ADN, de ce que cela signifie et j’essaie de répondre à une demande de façon la plus concise, la plus juste. Et là, tout à coup, ce fut merveilleux d’avoir un sujet dans des zones où personne ne va, même pas les explorateurs. Je pouvais y déployer une grande forme de fantaisie.
Comment avez-vous abordé ce monde marin alors que vous êtes familière du monde de la mode et des vêtements, que vous illustrez ?
Finalement, la mode, ce sont des vêtements qui sont en mouvement sur un corps humain, qui bien souvent est en mouvement. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui bouge, ce qui est vivant. Et la nature, c’est ce que je préfère.
« Le dessin et la nature ont en commun d’être des zones de silence et de contemplation », dites-vous…
Dans l’atelier, je dessine avec de la musique mais très curieusement là, j’en ai mis moins que d’habitude. J’ai besoin de silence. Comme dans la peinture chinoise, il faut de la force et en même temps être extrêmement calme, il faut avoir l’esprit serein. Je ne l’ai pas apprise en Asie, non, mais à Paris, et pas assez longtemps mais suffisamment pour sentir d’emblée que c’était une véritable passion. Parce que le vide et le plein sont importants…
S’il fallait ne choisir qu’une seule illustration, celle qui vous plaît le plus ?
Celle de l’Abyssopelagic zone, dans la fosse de Calypso, avec la Chimaera monstrosa, la chimère… Ce poisson des abysses fait un petit peu peur. Et puis le mot chimère, je le trouve intéressant. Il fait rêver.
Aurore de la Morinerie, Mediterranean sea, Louis Vuitton Travel Book.
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