Les confidences de Sidi Larbi Cherkaoui, le chorégraphe de Girl

Durant les répétitions des scènes du film, au Q.G. de la compagnie. © FILIPVANROE
Isabelle Willot

Sidi Larbi Cherkaoui aime sortir de sa zone de confort. Après avoir fait danser Beyoncé et Jay-Z dans les couloirs du Louvre, le directeur artistique de Ballet Vlaanderen signe les chorégraphies de Girl, le film événement de la rentrée. Une mise en mouvement au service du récit.

La féminité n’a pas qu’un visage mais certaines représentations semblent l’incarner plus que d’autres dans l’imaginaire collectif. Au panthéon de ces wonder womans, objets de bien des fantasmes, la ballerine classique – ou plutôt l’idée que l’on s’en fait – occupe une place à part, la faute aux tutus sans doute, aux attaches fines de sylphides et aux chignons serrés. Et puis il y a les pointes, ces chaussons réservés aux filles qu’elles seules ont un jour le droit d’enfiler, sentiments de terreur et de fierté mêlés lorsqu’elles  » montent  » dessus pour la première fois… Lara, elle aussi, a connu ce frisson, un peu plus tard que les autres élèves de son école de danse, pourtant. Parce que Lara est née garçon.

Le public a le pouvoir de fixer les règles.

Dans Girl, premier long métrage de Lukas Dhont (lire Focus Vif du 11 octobre dernier), couronné de la Caméra d’Or au dernier Festival de Cannes, la danse, bien qu’omniprésente, n’est pourtant pas le sujet du film. Plutôt le cadre métaphorique d’un passage à l’âge adulte dans l’urgence. Pour soutenir son propos, le cinéaste belge a pu compter sur une mise en mouvement subtile, confiée à l’un des chorégraphes les plus médiatiques du moment. Lorsqu’il s’agit de penser sa discipline pour l’écran, Sidi Larbi Cherkaoui, 42 ans, n’en est pas à son coup d’essai. C’est lui, déjà, qui signait le ballet amoureux de Keira Knightley et d’Aaron Taylor-Johnson, les deux amants maudits du Anna Karénine de Joe Wright. Lui, encore, qui était à la manoeuvre de l’incroyable clip Apeshit de Beyoncé et Jay-Z, autorebaptisés The Carters.

Sidi Larbi Cherkaoui
Sidi Larbi Cherkaoui© FILIPVANROE

A ses côtés dans cette nouvelle aventure, on retrouve des danseurs du Ballet Vlaanderen, dont il assure depuis 2015 la direction artistique, et des élèves de la Royal Ballet School Antwerp où étudie le jeune Victor Polster qui donne corps à Lara. C’est donc assez naturellement que tout ce petit monde s’est retrouvé dans les salles de répétition de ‘t Eilandje, le quartier général de la compagnie, pour le tournage des scènes de danse. Une expérience que Sidi Larbi Cherkaoui n’est pas près d’oublier. Confidences.

A quoi faut-il penser lorsque l’on crée une chorégraphie qui sera vue non pas dans une salle de spectacle mais à travers un écran ?

Il est important de se rendre compte que la caméra, également, devra danser. Et ses mouvements à elle seront primordiaux. Quand je chorégraphie pour un film, bien sûr je dois penser à la danse mais aussi à la manière dont celle-ci sera filmée. Pour Anna Karénine, par exemple, dans la scène du bal, la perspective était essentielle, on devait pouvoir changer de point de vue très facilement, voir le couple à l’avant mais aussi tout ce qui se passait autour de lui. Pour Girl, c’était complètement différent car le focus devait être en permanence sur le personnage principal. La chorégraphie était comme une métaphore de son parcours à elle, une sorte de labyrinthe à traverser. Je me suis souvenu pour cela de mon vécu personnel lorsque j’étais étudiant : c’est une époque de la vie, l’adolescence, où l’on est tellement axé sur soi-même que l’on ne se rend pas toujours compte de ce qui nous entoure.

Durant les répétitions des scènes du film, au Q.G. de la compagnie.
Durant les répétitions des scènes du film, au Q.G. de la compagnie.© AZKRIS DE WITTE

Lukas Dhont voulait filmer au plus près de Lara. Comment avez-vous réussi à faire danser la caméra, justement ?

Déjà, nous avons eu la chance de commencer par ces scènes. Ça nous a permis de planter le décor de l’histoire, de construire une réalité très claire qui ensuite a servi de base au reste du tournage, plus axé sur le vécu de Lara. Nous avons beaucoup répété pour clarifier les détails avec l’équipe technique, qui est venue nous voir bien sûr avant les prises. Lukas était là pour dire ce qu’il aimait et ce qui lui plaisait moins. Il voulait à tout prix que l’on sente l’effort chez Lara, la tension permanente dans laquelle elle était. Qu’elle saute, qu’elle soit portée, qu’il y ait des contacts physiques avec les autres danseurs. A cet âge-là, le simple fait d’être touché par un autre peut très vite devenir ambigu. Toutes ces instructions m’ont aidé à faire des choix très concrets au moment de créer la chorégraphie.

Durant les répétitions des scènes du film, au Q.G. de la compagnie.
Durant les répétitions des scènes du film, au Q.G. de la compagnie.© MENUET

Quand on pense danse classique, surtout si l’on se fie aux conventions du passé, on imagine que c’est un art très genré, dans lequel on exige des choses différentes des garçons et des filles. L’apprentissage est-il encore aussi segmenté aujourd’hui ?

Je suis issu d’une génération de danseurs qui est parvenue à développer des capacités physiques nettement moins genrées qu’auparavant, et c’est certainement encore plus vrai pour les jeunes danseurs. Je pense à la souplesse, par exemple, que l’on exigeait au xxe siècle davantage des filles que des garçons, qui eux devaient pouvoir sauter ou faire des pirouettes. On se rejoint désormais de plus en plus sur scène. Les chorégraphes contemporains, même classiques – Crystal Pite par exemple -, font des choix plus unisexes, les danseurs adoptent les mêmes mouvements, qu’ils soient hommes ou femmes. Moi, j’étais un garçon très souple. Les adages me convenaient mieux que les sauts et j’en ai fait ma force. Je me suis tourné vers la danse contemporaine où il y avait un espace à explorer. Imaginer d’autres manières d’être masculin ou féminin.

Durant les répétitions des scènes du film, au Q.G. de la compagnie.
Durant les répétitions des scènes du film, au Q.G. de la compagnie.© FILIPVANROE

Reste quand même l’exception des pointes, non ?

C’est clair que cela reste une différence très concrète qui va de pair avec la possibilité ou non de pouvoir incarner un personnage particulier du répertoire parce qu’il porte ce type de chaussons. Dans certaines pièces classiques que j’ai créées, j’ai eu envie de mettre les garçons sur des pointes aussi ou de demander à des filles de ne pas en porter pour casser un peu tous ces codes, justement.

On peut voir dans le film Lara souffrir dans sa chair de cet apprentissage tardif. Est-ce le reflet de ce que ressentait réellement Victor Polster ?

Absolument ! Victor était d’une discipline d’acier, il voulait apprendre avec la même ardeur que son personnage. Les pointes, ce n’est pas naturel ! C’est plus facile pour certaines que pour d’autres et cela demande beaucoup de travail et de volonté. De plus en plus de danseurs masculins se laissent d’ailleurs tenter par l’expérience, pour contrebalancer cette  » injustice « . Ce n’est pas une nécessité dans les cours étant donné que les pointes sont encore souvent associées à des rôles précis, créés il y a 80 ou 100 ans. On est toujours un peu  » victimes  » des choix artistiques du passé, même si alors ils faisaient sens pour tel ou tel danseur, ou danseuse. Car ils deviennent plus tard des codes auxquels on doit rester fidèle. En classique, c’est vrai, il peut y avoir un danger à ne pas nuancer, à se retrancher dans les codes genrés à l’extrême. Mais on peut malgré tout, comme chorégraphe, choisir de les dépasser et de souligner la nuance. En créant un nouveau répertoire en écho avec l’époque d’aujourd’hui.

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Justement, Lara ne choisit pas seulement la danse, elle veut devenir une ballerine, au sens où on l’entendait au xxe siècle, avec ce que cela implique. C’est un modèle d’ultraféminité, un idéal physique quasi inatteignable pour beaucoup de jeunes filles…

Mais ce n’est pas le seul ! Toute notre société repose sur des modèles genrés. Il y a un véritable endoctrinement dès l’enfance, qui commence déjà avec les jouets et qui est bien plus puissant et insidieux que les codes de la danse. Il est temps que notre société comprenne à quel point les normes qu’elle impose sont injustes pour une partie de la population qui vit avec un sentiment d’être hors normes ! C’est oublier qu’il y a un spectre, un éventail de possibilités entre le masculin et le féminin extrêmes. On peut à la fois se sentir les deux, mais cela reste difficile de concilier les deux.

Qu’il s’agisse de son apprentissage de la danse comme de sa transformation physique, on a l’impression que rien ne va assez vite aux yeux de Lara…

C’est bien le sujet du film. La patience. Il faut donner le temps au temps.

Un danseur a-t-il le luxe d’être patient ?

C’est une fois encore une question de société. Quand je lis dans la presse qu’à 42 ans, je deviens trop vieux pour danser, c’est interpellant, non ? On estime aujourd’hui qu’une carrière de danseur se termine entre 35 et 40 ans. Alors que ça commence seulement à devenir intéressant. Le jeunisme ambiant est responsable de cette tension qui veut que l’on fasse tout vite et maintenant. Après ce serait trop tard. Le public a le pouvoir de fixer les règles, c’est lui qui veut voir des jeunes corps danser ou jouer. A nous de lui apprendre à regarder des danseurs plus âgés.

Au centre, Victor Polster, alias Lara.
Au centre, Victor Polster, alias Lara.© MENUET

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