"Je refuse de céder à une vision spectaculaire de la gastronomie."
Rencontre | Eneko Atxa, chef basque hyperactif
L’un des meilleurs ambassadeurs de la cuisine basque vient de débarquer à Bruxelles. Avec l’enseigne Eneko Basque, Eneko Atxa exporte une version aussi compacte qu’efficace d’Azurmendi, sa table triplement étoilée. Rencontre avec un chef hyperactif.
Physique sec, Eneko Atxa fend le lobby du Grand Place Radisson Collection. Il semble comme un poisson dans l’eau au sein de cet hôtel 5-étoiles accueillant depuis peu Eneko Basque, une franchise internationale qu’il a imaginée et implantée également à Séville et Lisbonne.
A Bruxelles, le décor en jette, du moins le soir: de grands luminaires en forme de soucoupes futuristes coupent la vertigineuse perspective tout en assurant une sonorisation réglée au décibel près au sein de l’atrium où le restaurant s’est installé. De la silhouette affûtée d’Atxa se dégage une grande impression d’équilibre. Le chef semble avoir trouvé le compromis parfait entre détermination et attention au monde extérieur. Cette aisance naturelle se retrouve jusque dans la carte, accessible et conviviale, qu’il a imaginée pour le public belge.
Le temps d’une conversation à bâtons rompus, le natif de la région de Bilbao à la voix feutrée, que l’on n’aurait jamais imaginé aussi humble, a pris le temps de nous expliquer une approche dominée par des assiettes à picorer. Celle-ci restitue un arrière-pays gastronomique dont la cote ne cesse de grimper à travers des spécialités revisitées et des créations imbibées de basquitude.
Ainsi de trop bonnes brioches d’anchois du golfo de Bizkaia boostées à l’anguille fumée ou d’un tartare végétal réalisé entre autres à partir de sorbet de betterave et de caviar d’huile d’olive. Sans oublier des poissons entiers gourmands et des pièces de viande cuites impeccablement au charbon de bois: costillar de cordero (carré d’agneau), txuleta (côte à l’os), ou délicieux rodaballo (un turbot grillé au vin Txakoli).
Parfois machiste, il arrive que la haute gastronomie oublie de rendre hommage aux femmes invisibilisées qui ont assuré la transmission à travers les générations… Ce n’est pas votre cas.
C’est vrai que j’ai tenu à ce que le restaurant familial que j’ai repris en 2005 porte le nom de ma mère. J’ai été marqué par la saveur des plats cuisinés à la maison et par les ragoûts de ma grand-mère, c’est ce qui m’a à proprement parler ouvert à la gastronomie. Je me serais senti malhonnête de passer cela sous silence. Il ne faut jamais oublier que la société basque a des structures matriarcales.
Avec ses trois étoiles, Azurmendi fait figure d’exemple parmi les chefs. A quoi, selon vous, est dû son succès?
A trois choses. D’abord, le terroir. Un terroir riche en produits saisonniers, qui s’exprime tout particulièrement dans un paysage incroyable coincé entre océan et montagnes, celui de la Biscaye. Ensuite, c’est la tradition qui nous constitue. Je fais référence à ces gestes et à ce savoir-faire qui se sont transmis de génération en génération. Il ne s’agit pas de gestes gratuits, superfétatoires, mais bien d’une maîtrise ancrée dans la réalité rurale. Il y a comme une communion intime entre les techniques traditionnelles et les produits dont nous disposons. Cet héritage est incommensurablement précieux. Enfin, c’est l’ouverture à la modernité qui parachève notre démarche. Cette attention aux technologies récentes propulse notre cuisine dans son temps et, je pense, au-delà.
Comment expliquez-vous le succès de la cuisine basque?
Selon moi, ce qui fait sa popularité est le fait qu’elle constitue une dimension essentielle de la vie chez nous. Les gens mangent en permanence. Cette obsession pour la nourriture est énorme. Quand nous déjeunons, nous parlons déjà de ce que nous allons manger le soir. C’est vraiment culturel. La grande force également de cette gastronomie consiste en sa variété, de la cuisine traditionnelle aux pintxos, ces tapas basques, en passant par les cidreries et ces confréries gastronomiques masculines que l’on appelle txokos, il y en a pour toutes les faims. Il ne faut pas oublier que dans les années 70, il y a eu tout un mouvement inspiré par la «nouvelle cuisine» française. Ce phénomène a été à l’origine de la notoriété culinaire de notre région. Enfin, je dois évoquer la générosité de notre cuisine. Cette propension à déposer tous les plats à table et ainsi faire voler en éclats la structure classique des repas, ce qui est aujourd’hui très dans l’air du temps.
Si vous aviez à choisir une préparation pour faire découvrir la cuisine basque, quelle serait-elle?
Pas facile. Sans doute, la kokotxa, un plat reposant sur la partie inférieure du menton du merlu, il n’y en a qu’une seule par poisson, c’est très gélatineux. On la cuit avec des gousses d’ail, du persil et de l’huile d’olive dans une cazuela, une poêle en terre cuite. La texture est inouïe, une sorte de mayonnaise chaude qui tapisse la bouche. Il s’agit d’une préparation mijotée pas assez connue à mon goût.
On évoque souvent votre rigueur métronomique. Comment faites-vous pour rester à ce niveau tout le temps?
Je pense que c’est parce que je considère que rien n’est jamais acquis. Tous les jours à Azurmendi, je briefe mon équipe. Je leur dis: «Hier, nous avions trois étoiles mais ce matin nous n’avons plus rien, il faut que nous regagnions ces trois macarons.» Chaque jour, nous réécrivons une page de notre histoire. Pour moi, les étoiles Michelin sont une conséquence de cette volonté de convaincre nos clients jour après jour.
On sait que le chemin de la haute gastronomie est parsemé de sacrifices. Certains chefs remettent ce modèle en cause. Qu’en est-il pour vous?
J’ai fait beaucoup de sacrifices, entre autres en termes d’heures de travail. J’ai beaucoup réfléchi à cela et je suis arrivé à la conclusion que mon travail n’était pas un sacrifice si je faisais en sorte d’être fidèle à ce que j’étais vraiment. Pratiquer une cuisine dans laquelle je me reconnais, qui ne ressemble qu’à moi. Je refuse de céder à une vision spectaculaire de la gastronomie, quelque chose qui épaterait les autres en me déconnectant de mes racines. Dans la mesure où je m’en tiens à ce programme, je ne pourrais plus imaginer ma vie autrement qu’en cuisine. Il est aussi vrai que le paradigme gastronomique est en train de changer. Beaucoup de chefs ont compris qu’ils ne pouvaient pas astreindre leurs équipes à des cadences infernales du genre 7 jours sur 7 et deux services quotidiens. C’est une bonne chose que cette vision soit précipitée dans les oubliettes de l’histoire culinaire.
Qu’en est-il à Azurmendi?
Nous sommes ouverts pour le lunch le mardi, le mercredi et le jeudi. Le vendredi et le samedi, nous assurons un double service. Le restaurant est fermé le dimanche et le lundi. Nous avons également des semaines de vacances. Les jeunes générations qui débarquent pour travailler dans les restaurants veulent avoir une vie. Je comprends tout à fait cela et j’y attache une grande importance car on a besoin de gens heureux pour faire de la bonne cuisine. Nous nous devons d’être durables pas seulement pour la planète, aussi socialement. Je pense que ce double axe de durabilité signe le restaurant du futur.
Comment voyez-vous ce restaurant de demain?
Outre le respect de la planète et des gens, il sera dominé par l’élégance. Qu’il s’agisse de haute gastronomie ou de préparations informelles, les assiettes devront être belles, une notion que je lie à l’équilibre. Même un burger doit être élégant. De plus en plus, le design et l’architecture doivent s’inviter au cœur de la gastronomie… Etant entendu que le bon est une condition sine qua non.
En plus d’être chef, vous êtes businessman. On présente parfois ces deux facettes comme antagonistes. Comment voyez-vous les choses?
Il n’y a qu’une seule façon de réussir à concilier ces deux aspects: être bien entouré. Je peux me permettre de venir à Bruxelles car je sais que la cuisine d’Azurmendi sera la même que lorsque je n’y suis pas. Cette liberté, je la dois également à une femme, Pilar Lojero, mon second. Originaire du Mexique, c’est quelqu’un qui n’arrête jamais. Elle passe ses quinze jours de vacances à faire des stages dans d’autres maisons. Les personnes qui m’entourent sont plus que des exécutants, ce sont des talents en compagnie desquels je développe de nouveaux projets. Nous échangeons des idées en permanence.
La constellation Eneko Atxa, c’est quand même huit restaurants…
Oui, c’est vrai. J’aime à dire que la gastronomie est un langage universel qui n’empêche pas les dialectes. Nous ne répliquerons jamais Azurmendi. Cet endroit, très ancré dans le terroir basque, doit rester unique. En revanche, au départ de ce que nous élaborons là-bas, il est possible de donner naissance à d’autres concepts, plus informels, plus ludiques…
Est-ce qu’il n’y a pas un peu de mégalomanie derrière tout cela?
On se tromperait lourdement si l’on pensait que c’était mon ego qui se cachait derrière tout ça. Ce déploiement ne tient qu’à une chose: l’envie de mes collaborateurs d’acquérir plus de responsabilités. Quand vous avez autour de vous des jeunes talentueux, il est de votre devoir de leur permettre de s’épanouir. Développer de tels projets me donne cette opportunité. Elle a un avantage collatéral qui n’est pas négligeable à l’heure actuelle, je ne manque jamais de personnel. Les candidats arrivant chez moi sont conscients des perspectives qui s’ouvrent à eux.
A-t-il été facile d’implanter votre concept Eneko Basque à Bruxelles?
Pas plus difficile qu’à Séville. A de nombreux égards, notamment le climat, le Pays basque est plus proche de la Belgique et du nord de la France que le sud de l’Espagne. La chose la plus compliquée a été de trouver certains produits. Du coup, il a fallu revisiter les recettes, les adapter et les cuisiner à la manière basque.
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Quid du suivi au jour le jour?
Les nouvelles technologies me permettent d’avoir chaque jour un rapport complet sur ce qui s’est passé dans le restaurant. Au moindre problème, nous organisons un appel vidéo le lendemain pour trouver des solutions. Par exemple, si un chef me signale que le public local ne répond pas à une proposition de la carte, nous la changeons endéans la semaine.
Ils sont aussi attirés par la structure que vous avez constituée à Azurmendi…
C’est vrai. Nous dénichons les candidats les plus prometteurs à la fin de leur cursus pour leur proposer un mélange de formation académique − il y a un titre à la clé − et de travail sur le terrain pour lequel ils sont bien entendu payés. Il y a en permanence 100 personnes dans cette structure, autant dire que c’est une mine d’or pour trouver les perles rares. Au bout de cette année, je leur demande s’ils veulent continuer le travail avec moi. Si c’est oui, ils peuvent choisir entre Azurmendi et les autres concepts, soit NKO, Eneko Basque ou Eneko. A cela s’ajoute la possibilité de voyager, de l’Espagne au Japon en passant par Lisbonne. Et s’ils ne veulent pas continuer avec moi, je me sers de mon réseau de chefs pour leur permettre de travailler dans le pays de leur choix.
Est-ce que la crise sanitaire a changé votre vision de la gastronomie?
Oui, indéniablement. J’ai compris que tout était incroyablement fragile. Tout peut changer d’un moment à l’autre. Cela dit, plutôt que m’inquiéter de cela, je vois les opportunités qu’une telle situation permet. Nous n’avons eu aucun mal à nous réinventer, à proposer des formules plus simples. La seule chose sur laquelle on ne peut pas transiger, c’est la qualité, que l’on prépare un cheesecake ou les tapas les plus basiques.
Où trouvez-vous votre inspiration?
Dans la nourriture, j’aime cuisiner mais j’aime encore plus manger. J’observe énormément et je teste des restaurants en permanence, ce qui me donne des idées à la pelle.
Eneko Basque, 47, rue du Fossé aux loups, à 1000 Bruxelles. enekoatxabrussels.com
EN BREF
Eneko Atxa est né en 1977 dans la région de Bilbao.
Il a découvert la cuisine auprès de sa mère et de sa grand-mère avant d’apprendre le métier auprès de Martín Berasategui.
Le chef reprend Azurmendi, le restaurant familial à Larrabetzu, en 2005.
En 2007, il décoche sa première étoile au guide Michelin.
L’année 2012 sacre sa troisième étoile.
Outre Azurmendi, le chef basque possède huit autres restaurants dans le monde.
L’enseigne Eneko, présente à Larrabetzu ainsi qu’à Lisbonne et Tokyo, propose une expérience de haute gastronomie à des prix plus démocratiques qu’Azurmendi.
Le concept Eneko Basque, quant à lui, se caractérise par une formule de plats à partager. Elle est implantée à Séville, Lisbonne et, depuis peu, à Bruxelles.
Plus récemment, Atxa a aussi développé NKO. Le pitch? Une fusion gastronomique entre le Pays basque et le Japon basée sur des pintxos et des cuissons à la braise (charbon de bois), quelque part entre le robata nippon et la tradition de grill basque. Après Bilbao, un nouveau NKO ouvrira ses portes en octobre à Madrid.
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