Sergio Herman nous a raconté sa vie en quatre plats
Chef star dans notre petit pays, Sergio Herman sert, en plus de ses plats qui font sensation, une délicieuse dose d’optimisme. Car si l’adage veut que l’amour passe par l’estomac, c’est aussi selon lui le chemin le plus rapide vers la joie de vivre. Récit d’une vie à cent à l’heure.
«Je n’espère pas la pitié. Mais je veux plonger dans l’obscurité avant de parler de la lumière», écrit Sergio Herman (54 ans) dans son dernier livre, Colorful Cooking, sorti tout récemment aux éditions Nijgh Cuisine.
Pas encore traduite en français, cette compilation de recettes est néanmoins l’occasion parfaite pour cuisiner celui dont les différents établissements ont tellement marqué le paysage culinaire belge qu’on le croit souvent flamand, et non néerlandais.
Et pourtant, Mijnheer Herman a vu le jour à Oostburg, en Zélande, dont le terroir continue de nourrir son imaginaire culinaire, mais aussi sa légende. Des années fastes du restaurant étoilé Oud Sluis, à L’Ecluse, qui l’a propulsé au firmament de la gastronomie, il avoue aujourd’hui avoir gardé une addiction au succès.
L’ombre et la lumière, toujours, qui dessinent les contours contrastés d’un chef qui multiplie les accolades et les projets médiatiques, mais qui a également dû faire face à la perte de son père, de son fils à naître, mais aussi de son mariage. D’autres auraient peut-être baissé les bras, lui a fait le pari de la joie. Grâce à l’amour qu’il porte à ses quatre enfants et à sa passion pour la cuisine et les voyages, il a retrouvé l’envie de colorer son quotidien de recettes aux nuances aussi bigarrées que leur palette de saveurs est audacieuse.
Chez PrivéPrivée, l’adresse intimiste qu’il a ouverte à Anvers au début de l’année après avoir fermé de nombreuses autres enseignes, Sergio Herman est passé à table, et nous a sélectionné dans son bouquin quatre recettes symbolisant selon lui au mieux celui qu’il est désormais.
1er chapitre – Moules de Zélande et vinaigrette vietnamienne
«Toujours ce foutu mollusque»
De 1990 à 2013, Sergio Herman a passé seize heures par jour dans les quelques mètres carrés de la cuisine d’Oud Sluis, le restaurant de moules de ses parents qu’il a transformé en destination culinaire 3-étoiles. «Les premières années, les clients venaient toujours pour la cassolette de moules de mon père alors que mes plats figuraient déjà à la carte, se souvient le chef. J’ai longtemps entretenu une relation d’amour-haine avec ce mollusque, mais c’est grâce à lui que nous faisons cette interview, car sans cette foutue moule, je ne serais pas devenu celui que je suis. Alors forcément, je me devais d’en inclure une recette dans mon livre. Même petit, le matin, j’aidais à traîner les sacs en toile de jute qui étaient livrés à la porte arrière du restaurant. Le soir, je devais sortir les conteneurs malodorants remplis de coquillages et de jus de moules… Chaque fois que je vois une moule, où que ce soit dans le monde, je pense à mon père. A l’entreprise familiale, à l’odeur qui montait à travers le plancher jusqu’au restaurant. Et puis le rire bruyant de ma mère qui résonnait du hall jusque dans la cuisine. Oud Sluis était… pfiou. Le meilleur des meilleurs.»
Et Sergio Herman a d’innombrables souvenirs de cette époque. Sa mère buvant une coupe de champagne avant chaque service. Ses parents dînant avec lui le jour de la fermeture dans des établissements étoilés tels que le Comme chez Soi ou le Scholteshof. «De tous ces endroits, je me souviens encore de chaque plat, de chaque détail de l’intérieur, de ce que j’ai ressenti, assure-t-il. Et quand nous mangions à la maison, c’était souvent un demi-poulet avec des frites. Ensuite, nous jouions au football avec mon père sur la plage. C’était un travail difficile, mais aussi un bonheur intense. Mes parents étaient perfectionnistes et je m’en suis inspiré. Il n’y avait pas de plan pour faire d’Oud Sluis une table étoilée. Il n’y avait que la passion.»
Le chef, qui connaît peut-être trois cents recettes différentes de moules, a eu à un moment donné trois étoiles au Michelin, la note maximale unique de 20/20 au Gault&Millau et a été dix-septième dans le classement des 50 meilleurs restaurants du monde. Dans les pays voisins, seul le Français Marc Veyrat était aussi bien placé. «Les conséquences ont été insensées. Neuf mois à l’avance, nous étions complets. Les gens prenaient l’avion pour venir manger chez nous. J’ai toujours placé la barre plus haut. Aujourd’hui, je veux cuisiner sans égoïsme, sans toujours être ce putain de chef parfait. Mais à l’époque, je voulais montrer ce que je pouvais faire. J’ai été l’un des premiers à travailler avec des moules, puis j’ai imaginé un plat comme iFoie, inspiré du premier iPhone. Une mousse de pomme aérienne garnie de foie gras, servie dans la forme du logo d’Apple. Je ne ferais pas quelque chose comme ça désormais.»
Tous ceux qui ont vu le documentaire néerlandophone Fucking Perfect savent à quel point les tempéraments pouvaient s’échauffer dans la cuisine d’Oud Sluis. «A un moment donné, j’en ai eu assez. En 2013, j’avais 43 ans et j’ai décidé d’arrêter. Mes plus jeunes enfants avaient 1 et 3 ans et je voulais raccrocher tant que j’étais au top. Mais ce mollusque est à jamais dans mes pores.»
2e chapitre – Croque au fromage taleggio, saucisse de fenouil et cornichons
«J’ai eu envie de revenir à des concepts simples»
A l’époque, Sergio Herman n’a jamais eu le temps de voyager en dehors de l’Europe. «Dans les années qui ont suivi la fermeture d’Oud Sluis, j’ai beaucoup bourlingué, se souvient-il. Ce croque devait figurer dans le livre parce que c’est un plat simple, universel, et après des années de cuisine de haut niveau, j’ai eu envie de revenir à des concepts simples… Même si mes voyages m’ont aussi donné envie d’expérimenter avec des ingrédients qui ne m’étaient pas familiers. Je ne voulais pas préparer un curry avant d’avoir vu comment on le fait en Inde, mais lorsque j’ai découvert tous ces ingrédients exotiques au cours de mes voyages, j’ai eu très envie de commencer à les utiliser. Même si cela a pris du temps, car Pure C et AirRepublic à Cadzand, les restaurants que j’ai dirigés après Oud Sluis, étaient principalement axés sur les produits régionaux de Zélande.»
Après la pression meurtrière d’une table étoilée, une autre pression a pris le relais: celle d’être un entrepreneur. Ce croque représente peut-être la simplicité du quotidien, mais Sergio Herman n’a pas été plus tranquille après Oud Sluis. Il a lancé The Jane, AirRepublic, Pure C, FritesAteliers, Le Pristine et Blueness, ainsi que des programmes télévisés, de la vaisselle pour Serax et des livres de cuisine. «C’était une période particulière. Après toutes ces années à mille à l’heure, je ne savais pas comment rester en place. J’inventais de nouveaux restaurants et de nouveaux plats, je cherchais de bons chefs pour tous ces endroits, et qui dit équipes plus importantes dit aussi problèmes avec le personnel. A cette époque, j’étais en réunion H24, et je déteste ça!»
Le groupe Sergio Herman s’est internationalisé, mais le chef, lui, s’est de plus en plus éloigné de ce qui le rend vraiment heureux: cuisiner pour les gens. «Avec le recul, je sais que j’avais besoin de cette période pour expérimenter et arriver là où je suis aujourd’hui», confie-t-il.
3e chapitre – Pâtes au homard et à la sauce armoricaine
« Il fallait débrancher la prise »
En privé, tout s’est arrêté à un moment donné. En 2017, Sergio Herman perd d’abord son fils, mort-né, puis son père. Quelques années plus tard, son mariage s’effondre, la pandémie provoque des tensions financières et on lui diagnostique un cancer de la peau, aujourd’hui en rémission. «J’avais toutes ces choses à gérer et je voulais être là pour mes quatre enfants. A un moment donné, je ne pouvais plus continuer comme je le faisais un jour de plus. Il fallait débrancher la prise.»
Herman s’est assis avec une feuille blanche au milieu des vignes dans le Limbourg et a commencé à creuser. «Tout ce qui n’était plus satisfaisant devait disparaître. J’étais dans le pétrin. En même temps, j’ai gagné en clarté en réfléchissant longuement à ce que je voulais, sans me soucier de plaire aux autres, assure-t-il. J’ai décidé de fermer beaucoup de restaurants, sauf Le Pristine, un morceau de New York à Anvers. Et FritesAteliers, qui marche enfin bien. La recherche de personnel compétent était trop compliquée. Certaines personnes ont une volonté et un sens du détail sans précédent, mais ce n’est pas le cas de la plupart des gens et cela me rendait fou. Je passais mon temps à vérifier chaque détail, des uniformes du personnel à la peinture des murs de la salle. Mais au fond, je suis un chef. Et les chefs cuisinent.»
Durant ce week-end de réflexion dans le Limbourg, trois choses lui apparaissent comme évidentes: l’amour de ses enfants, la joie d’être lui-même derrière les fourneaux et l’importance du contact avec les autres.
Pendant cette période difficile, Sergio Herman savoure chaque visite de ses enfants dans son appartement de Knokke. «Ils étaient déjà ma principale raison de quitter Oud Sluis. Lorsque vous vous levez à 7 heures du matin et que vous ne vous couchez qu’à 3 heures, en tant que père, vous n’avez le temps que de beurrer leurs sandwichs et de les emmener à l’école. A l’époque, j’aimais glisser dans leur boîte à tartines un bonbon ou un petit mot. Après mon divorce, j’ai pris plaisir à les voir à ma table et à cuisiner pour eux. Lorsque nous allons au restaurant ensemble, je choisis les entrées, car je veux qu’ils apprennent à goûter à tout. Mais le vendredi, nous mangeons des spaghettis à la Casa Herman, ma version des pâtes à la sauce tomate que les enfants ont mangées un jour en Italie et qui, selon eux, étaient les meilleures de tous les temps. Ils ont fini par approuver ma version après de nombreux perfectionnements.»
Qu’est-ce que Sergio Herman se prépare quand tout va mal? «Je pourrais dire que je me sens mieux quand je prépare des langoustines grillées. Mais je ne suis pas quelqu’un qui cuisine beaucoup pour moi-même. Parfois, je ne mange rien du tout, mais je peux aussi me réjouir d’une bonne frite avec andalouse épicée et fricadelle spéciale, comme aux Pays-Bas. Par contre, dès que je suis en compagnie de quelqu’un, j’ai envie d’en profiter: je vais préparer des pâtes, ou un chili con carne ou encore des endives au four. Les pâtes au homard me procurent la satisfaction ultime, c’est tellement délicieux.»
4e chapitre – Pain perdu, matcha et tiramisu à la framboise
« J’en ai l’eau à la bouche »
«De temps en temps, c’est bien de se lancer des défis en cuisine», déclare le chef au sujet de ce ce tiramisu au pain perdu, dont la photo seule impressionne. Et il est le premier à suivre son conseil: début 2024, il a ouvert PrivéPrivée, à Anvers. «L’idée d’avoir mon propre espace, où je cuisinerais moi-même pour les gens, me taraudait depuis environ six ans. Avec mon bras droit Jacco La Gasse, directeur créatif du groupe Sergio Herman, je me suis lancé lorsque nous avons trouvé cette propriété dans la Verlatstraat.»
Pourquoi le mot «privé» apparaît-il deux fois? «Pour bien montrer qu’il s’agit d’un lieu vraiment privé, sourit-il. On passe presque devant dans la rue, mais une fois à l’intérieur, on a l’impression de venir manger chez moi. D’ailleurs, c’est un peu le cas car j’ai un appartement à l’étage.»
Ici, Sergio Herman cuisine pour 22 convives avec qui il peut tout partager. Ses histoires, les ingrédients exotiques, mais surtout le plaisir. Les vieux carnets de réservation d’Oud Sluis sont là, tout comme les œuvres d’artistes qu’il admire, tels que Maarten Baas, ainsi que de vieux filets de mytiliculteur accrochés au mur. Les clients paient 530 euros pour 15 plats ou «expériences», champagne et vins compris, et la table exclusive n’est ouverte que huit jours par mois, en raison des autres projets du chef. Les personnes souhaitant réserver une table doivent d’abord s’inscrire sur un groupe WhatsApp où les nouvelles dates disponibles sont communiquées chaque mois. «Les gens paient à l’avance, et repartent d’ici avec un repas et des histoires, précise le chef. Je suis dans ma cuisine ouverte. Je sers, je débarrasse, et je raconte ce stand de street food de Mexico où j’ai abusé de la salsa piquante et où je l’ai immédiatement regretté, ou bien le marché aux poissons de Palerme où des artichauts au barbecue m’ont fait saliver.»
Sergio Herman ne veut faire que ce qu’il aime, c’est certain. Avec un goût assumé pour la beauté et la créativité. «La cuisine est pour moi le bonheur ultime. Faire passer une bonne soirée aux gens, leur faire vivre une expérience… J’ai enfin compris que c’était tout ce qui comptait.»
Sergio Herman en bref
Il est né le 5 mai 1970 à Oostburg, aux Pays-Bas, et a été diplômé de l’école hôtelière Ter Groene Poorte à Bruges en 1989.
Après avoir travaillé pour le célèbre chef néerlandais Cas Spijkers, il a repris l’institution néerlandaise Oud Sluis de ses parents en 1990 et a obtenu une première étoile en 1995.
Une deuxième étoile suivra en 1999, une troisième en 2006.
En 2010, il ouvre le restaurant Pure C à Cadzand et ferme Oud Sluis en 2013.
En 2014, il lance The Jane à Anvers, suivi du Pristine en 2020. Depuis, cette table a fait des petits, à Tokyo en 2023 et Singapour cette année.
Il a également inauguré en 2024 PrivéPrivée à Anvers. Il vit entre Knokke et Anvers et a quatre enfants issus de relations antérieures: Boy, Moon, Noah et Zenna, ainsi qu’un bébé étoile, Josha.
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