En cette fin d’année, le chef trois étoiles, Viki Geuns a de quoi se réjouir: un nouveau livre, le trentième anniversaire de son restaurant Zilte et des plans à l’international. Mais Noël? Très peu pour lui.
Il est 9h30, un jeudi matin. Dans la cuisine du restaurant trois étoiles Zilte, la concentration est de mise. Un jeune chef dispose deux cents moules charnues — sans coquille — en rangs au cordeau sur une grille. Un autre épluche de petites courges butternut. Le soir, le légume sera servi avec du turbot, du foie de volaille, des cèpes et un beurre de yuzu-koji. C’est l’une des huit préparations soignées du menu du soir (340€), mais l’équipe se prépare d’abord pour le lunch (cinq services pour 210€).

La scène se déroule au neuvième et dernier étage du MAS, à Anvers. Les visiteurs du musée n’ont pas idée de ce qui se trame tout en haut. Au rez-de-chaussée, aucun panneau n’indique Zilte; le restaurant dispose d’un ascenseur séparé. Ici, Viki Geunes (53 ans) cuisine «sur le toit». Un Limbourgeois qui occupe depuis quinze ans le plus beau toit de la ville? «Je viens effectivement du parking, plaisante le chef. C’est pour cela que je me donne autant: je dois mériter cette place.»
Retour au début
Depuis trente ans, Viki Geunes passe 16 heures par jour sur les quelques mètres carrés de sa cuisine. Quinze ans à Mol — alors ’t Zilte, avec une apostrophe — où il décroche sa première étoile Michelin en 2004, la deuxième en 2008. Depuis 2011, il est installé au MAS, où la troisième a suivi en 2021. Et les inspecteurs du Gault&Millau le gratifient depuis des années d’un 18,5/20.
Depuis le coronavirus, Zilte est fermé le week-end. Viki Geunes, cet hyperactif, s’est alors trouvé une occupation: écrire un livre. Zilte, Viki Geunes s’articule autour de trente produits que le chef chérit le plus. On y lit des histoires sur le bar, le veau et les huîtres mais les pages rendent aussi hommage aux algues, à l’artichaut et au topinambour. Le bouquin comprend en outre des recettes mais aussi joli résumé de comment ce chef en est arrivé là.

Un tel livre invite à s’arrêter sur le passé. Comment avez-vous vécu cet exercice?
«J’ai l’âge où je regarde autant en avant qu’en arrière. Avant, je regardais seulement devant — et je trouve toujours crucial de savoir où l’on veut aller. Mais il est tout aussi important de savoir ce que l’on ne veut pas.
Pour cela, il faut se retourner: quelles décisions ai-je prises, qu’ont-elles provoqué? En trente ans, il nous est arrivé pas mal de choses, et ce fut agréable d’y mettre les mots et les images justes. Mais ce regard en arrière s’impose aussi davantage dans ma vie personnelle.

Mes parents sont tous deux en vie, ils ont plus de 80 ans. Je sais qu’ils ne seront pas éternels. Et même si c’est le ‘circle of life’, cela me touche et je veux vivre consciemment le temps qu’il me reste avec eux.»
L’arrivée du pigeon
Vos débuts prometteurs, ont été soulignés par notre journaliste Pieter Van Doveren. Ce dernier a contribué à lancer votre carrière?
«C’était en 1996. Ma femme Viviane et moi tenions une brasserie dans un bâtiment loué. Pas de menu gastronomique, mais des frites coupées à la main et de la mayonnaise maison. Il y avait toutefois du pigeon à la carte, et sa préparation a plu — à des critiques comme Pieter Van Doveren et feu Jan Van Hemeledonck, et à moi-même (rires).
Aucun produit n’a autant compté dans l’histoire de Zilte. Aujourd’hui, je travaille toujours avec de beaux pigeons Racan de la Loire, d’environ 600 g. Dans leurs dernières semaines, ils sont nourris au maïs, ce qui donne à leur chair cette saveur délicate.
J’aime les préparer avec du maïs caramélisé, et cette touche sucrée appelle un contrepoint acide. Pour cela, je me tourne vers la grenade ou le yaourt.»
C’est une question qui fonctionne bien en interview, si un film sur votre vie voyait le jour, quelle serait la scène d’ouverture?
«Très simple: je suis en dernière année d’ingénieur industriel et j’annonce à mes parents que je veux arrêter mes études pour entrer dans l’horeca. Ma mère reste calme — elle cuisinait bien, rôtis et carbonnade, et j’aimais l’aider. Mais mon père, gestionnaire budgétaire chez Umicore, est visiblement déçu. Son fils unique qui abandonne ses études pour des casseroles…
Pourtant, grâce à mes boulots d’étudiant dans l’horeca, je savais: c’était mon monde. J’ai d’abord commencé comme serveur, ensuite commis. Et lorsque j’ai rencontré ma femme, nous avons ouvert notre propre restaurant à Mol. ’t Zilte était né. J’ai dit à mes parents: vous verrez, je deviendrai bon. Avec le recul, de la pure fanfaronnade d’un vingtenaire trop sûr de lui! La scène suivante, ce pourrait être le moment, huit ans plus tard, où un fax arrive.

Notre première étoile Michelin était en poche. Pile le jour des 60 ans de ma mère. On ne pouvait rêver plus beau. Ma femme a acheté soixante roses rouges pour ma mère et, le soir même, je lui ai dit: si je peux faire ça sans formation, une deuxième étoile doit être possible. Et nous sommes montés dans le train de la gastronomie haut de gamme.»
Ce qui rend l’histoire particulière, c’est que vous êtes autodidacte. Vous avez tracé votre route sans formation culinaire ni mentor. Comme Ana Roš, de Hiša Franko*** en Slovénie, ou Dominique Crenn, d’Atelier Crenn*** à San Francisco. Comment étaient vos débuts?
«Ma femme et moi avons commencé par les basiques: quelques chaises, quelques tables, pas plus. Quand on avait un peu d’argent, on accrochait un tableau au mur. Nous étions trois: moi et un second en cuisine, ma femme en salle.
Au début, nous n’avions pas encore d’identité propre. Des tendances nous arrivaient dessus: les espumas, la cuisine moléculaire. On tentait car c’était la mode. En vieillissant, on se connaît mieux et on sait quand ce n’est pas soi.
Toute ma connaissance vient des livres. J’ai une mémoire photographique. J’achetais tous les livres de cuisine que je trouvais, lisais des recettes dans des magazines internationaux, les testais — et jetais le résultat si ça ne ressemblait à rien.»
Qui étaient alors vos modèles?
«Je regardais de près les grands chefs dès que je pouvais m’offrir un repas chez eux. Bernard Loiseau, paix à son âme et son restaurant, en France, était pour moi le walhalla. Le moment où Viviane et moi sommes allés manger chez Roger Souvereyns, au Scholteshof près de Hasselt, a aussi été une révélation. Roger n’avait pas seulement un style, mais une philosophie.
La discipline, la rigueur, son leadership… Cela m’a fait comprendre que la réussite ne tient pas seulement à ce que l’on cuisine, mais nos qualités de meneur.

Après notre première étoile, j’ai énormément appris avec mon équipe. À l’époque, le personnel restait au moins 6 ans, voire plus — cela apportait calme et confiance. La deuxième étoile? Du pur travail d’équipe.»
Qui figurait alors dans votre brigade?
«Casimir Evens, du restaurant Odille aux Pays-Bas. Koen Verjans, d’Innesto à Houthalen. Rob Op den Kamp — il venait alors de chez Souvereyns — est aujourd’hui en Allemagne. Et Marco Prins, désormais chez Chef’s Table at Brooklyn Fare, à New York. Le 28 décembre, j’y cuisinerai d’ailleurs un four hands dinner. Et j’ai aussi une collaboration avec Casimir en décembre. Ces gars-là, je les porte très profondément dans mon cœur. Notre femme de ménage et le personnel à la plonge vivaient alors avec et pour nous. J’adore le mot sérendipité — ces hasards qui, sur votre chemin, vous apportent quelque chose de très utile. Eh bien, la combinaison de ces personnes dans ma cuisine à l’époque, c’était de l’or pur.»
Panique et migraine
Vous êtes perfectionniste, cela vous fait-il du tord parfois?
«J’ai appris à fonctionner avec mes traits autistiques. Dans mon frigo, toutes les canettes de Coca sont orientées dans le même sens. Mes pantalons pendent du clair au foncé. Ce sont des rituels qui m’apportent de la sérénité. Et dès que cette paix est là, je peux penser de manière créative. Mon corps et mon instinct prennent alors le relais de la raison.»
Avez-vous déjà douté?
«Il y a eu des périodes sombres, faites de panique et de stress financier, surtout quand on se développe. On devient entrepreneur et on n’est plus seulement chef. À l’étranger, des chefs trois étoiles travaillent souvent avec des investisseurs; derrière Zilte, il n’y a que mon propre compte en banque. Il y a eu des moments où j’avais des migraines chaque mois. Si nous avons continué, c’est grâce à Viviane. Quand je paniquais, elle gardait le calme — et inversement.

Ce qui est plus difficile aujourd’hui, c’est le turnover depuis le coronavirus. Je veux développer de nouveaux plats et déléguer à de bons chefs visionnaires, mais si les gens partent vite, je dois parfois revenir au travail de base. Ce n’est pas dramatique, mais on a l’impression de freiner.»
Pas toujours facile d’allier carrière et vie de famille?
«Gitte est mon enfant unique. Elle passait beaucoup de temps chez mes parents quand elle était petite. Je tentais de compenser le lundi — elle a dû être la plus grande «sécheuse» de cours du pays (rires). Il y a tout de même eu un moment où elle a dit: «Je ne comprends pas pourquoi vous devez toujours travailler.» Jusqu’à ce qu’elle fasse ici un job d’étudiant. Là, elle a compris et a ajouté: «Quand vous n’êtes pas là, ça tourne moins bien.» Cela m’a touché. Aujourd’hui, elle dirige la salle avec ma femme. Elle a rencontré ici son mari, notre sommelier Aaron — lui aussi autodidacte. Zilte est vraiment devenu une histoire de famille. Mais jamais, je ne mettrai en péril notre lien familial.»

Le sommet atteint
La deuxième étoile est venue assez vite après la première. Rêve-t-on aussitôt de la troisième?
«Bien sûr. Mais on ne le clame pas sur les toits. Treize années ont passé. Après quinze ans à Mol, nous avons déménagé au MAS, à Anvers — une taille au-dessus, mais aussi plus risqué. Les premières années, nous avons volontairement freiné pour d’abord garder les finances sous contrôle. Il y a quelques années, quand la hype autour du MAS s’est un peu tassée, nous avons décidé d’aller à fond vers la troisième étoile. En 2020, nous avons entièrement renouvelé le restaurant, déménagé de l’autre côté de l’étage, donné plus de chaleur à l’intérieur et raccourci le nom à Zilte, plus facile à prononcer pour les clients internationaux. Nous avons davantage mis l’accent sur les accords mets-vins et sur l’expérience des hôtes. Et puis, juste après le coronavirus, la troisième étoile est arrivée.»
Que peuvent attendre les convives d’une soirée chez Zilte?
«D’excellents plats à base de produits de saison, portés par l’émotion et une histoire. Mais les invités viennent ici le plus souvent pour fêter quelque chose, ou pour un moment particulier. La soirée doit donc être une expérience unique. C’est presque une pièce de théâtre minutieusement mise en scène. Dès que l’ascenseur s’ouvre, nous les accueillons. S’ensuit un apéritif dans le lounge avec vue sur la skyline et sur la brigade, qui finit les premières mises en bouche.

Je pose un disque sur la platine. Le sommelier Aaron arrive avec la fields bar: une malle-bar portative issue de la culture des safaris. Et ainsi de suite. À la fin, il y a un chariot de fromages. Et si quelqu’un de rend aux toilettes, toute l’équipe de salle l’a vu. Chaque détail compte.»
Et si un convive n’a pas envie de l’ananas à la pistache, à la cardamome et au rhum brun en dessert, le personnel lui propose subtilement une dame blanche?
«Ce n’est pas sur la carte, mais pourquoi priver quelqu’un de ce plaisir? Nous demandons alors un peu de patience car nous turbinons la glace à la minute, préparons une sauce chocolat chaude, montons une chantilly. Mais cela fait partie du soin que nous voulons apporter à nos hôtes.»
Conserver une troisième étoile signifie travailler encore plus dur, mais cela ouvre aussi de nouvelles portes?
«Certainement. Il y a plus de sécurité financière et les opportunités internationales sont fantastiques, motivantes pour l’équipe. Nous participons plus souvent à des congrès et à des four hands dinners, où deux chefs cuisinent ensemble. Nous racontons ainsi à l’étranger notre identité belge. Depuis que Peter Goossens a transmis son Hof van Cleve, je suis en outre le plus ancien chef triplement étoilé de Belgique.

Des questions qui allaient autrefois vers lui arrivent chez moi. Ce rôle de mentor me convient. Mais 90% de mon temps, je reste simplement présent chez Zilte. J’y ai mis mon cœur et mon âme.»
Décembre approche: à quoi ressemblent Noël chez la famille Geunes?
«Pendant la période des fêtes, nous fermons deux semaines. Cette année, le 25 décembre, nous serons en l’air, en route pour New York pour un dîner à quatre mains avec Marco Prins chez Chef’s Table at Brooklyn Fare. J’adore! Parce qu’honnêtement, un Noël belge me rend nerveux. Cela tombe toujours le même jour, tout le monde va au magasin, au même moment, et cuisine avec des ingrédients moyens, pour ensuite lever son verre tous ensemble: affreux! Il n’y a rien de personnel.

C’est pourquoi je n’aime pas non plus les anniversaires. Je préfère célébrer la vie plus spontanément. Les années passées, nous faisions toujours un grand voyage à cette période: Cuba, l’Inde, la Thaïlande, l’Afrique du Sud. Le soleil sur la peau, un bon verre de vin, un moment inattendu avec des personnes que j’aime. De cette façon-là, fêter Noël me convient bien mieux.»