Humphrey, restaurant bruxellois pionnier du food-sharing

© DEBBY TERMONIA
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Avec Humphrey, Glen Ramaekers et Julie De Block ont mis Bruxelles sur la voie du partage. Rencontre, en cuisine, avec deux pionniers du food-sharing.

Logé dans un écrin de bois sombre et brut signé Frédéric Nicolay, Humphrey se découvre comme une accumulation de choix audacieux, en avance sur l’époque. Au point que de nombreux observateurs de la scène food se seraient sans doute attendus à trouver cette adresse novatrice en Flandre, région réputée internationalement pour ne pas avoir froid aux papilles. C’est pourtant bien dans la capitale, au rez-de-chaussée de la très culte maison de disque Pias, que Glen Ramaekers (41 ans) et Julie De Block (32 ans) ont tenté l’aventure. Au programme? Une cuisine sans compromis, notamment à travers le refus de servir du pain en accompagnement des mets et d’un parti pris assumé de sous-cuissons, de vins anticonformistes ou encore d’un service qui n’a que faire du protocole et des courbettes… Tout est pensé ici pour tordre le cou aux codes gastronomiques classiques.

Humphrey, restaurant bruxellois pionnier du food-sharing
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L’assiette de demain? On veut le croire. Pour cette raison, Humphrey n’a pas toujours été bien compris. Preuve de ces malentendus, au début de cette aventure qui remonte à février 2016, plusieurs critiques ont stigmatisé le dispositif du lieu qui, entre autres, évacuait le couteau de la table et élisait une unique assiette pour déguster la quasi-totalité des propositions. Le tout dans un esprit « chichis, non merci ». Aussi choquant que radical, pensait-on alors. Le temps ayant fait son oeuvre de pacification, la démarche se comprend mieux désormais, d’autant qu’elle n’en finit pas de faire des émules. Elle s’affichait cependant pleine de sens dès les premiers pas pour un tandem infusé aux tables avant-gardistes. Un train d’avance donc pour ce couple de têtes chercheuses dont la « sharing plate experience » a mis le feu aux poudres… et modifié la face de la restauration bruxelloise, du moins celle qui a la nouveauté pour ADN. « Sharing plate experience »? Il faut entendre par-là une approche reposant sur des plats mis en commun très différente des tapas ou des mezze, ces poncifs alimentaires que le grand public a l’habitude de ranger sous l’intitulé « à partager ». Nul doute là-dessus: Humphrey a repensé notre façon de manger à plusieurs. Le lieu n’a eu de cesse de multiplier les gimmicks participatifs, comme servir des produits entiers – un poulet de Malines cuit à basse température, un poisson cobia avec peau et nageoires… – et voir comment les convives se débrouillaient. Voire, plus troublant, dresser une assiette avec trois ou cinq beignets de courgette pour… quatre personnes. « Partager, c’est avant tout réapprendre à communiquer, à échanger… plutôt que manger dans un silence de mort », explique Julie De Block.

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Retour sur place

Une rencontre avec les deux pionniers s’imposait pour mieux comprendre la révolution gastronomique à l’oeuvre. Sur place, impérial au centre de ses fourneaux, Glen Ramaekers affiche la couleur par le biais d’un tee-shirt fièrement arboré. Les lettres blanches qui se détachent du textile noir sont sans ambiguïté. Elles citent le sculpteur Brancusi: « Create like a god, command like a king, work like a slave » (« Crée comme un dieu, donne des ordres comme un roi, travaille comme un esclave »). La profession de foi est à l’image d’un inépuisable autodidacte – ne pas oublier que l’intéressé est initialement formé comme sommelier – qui possède une vision 100% personnelle de la chose culinaire. L’homme évoque un réseau de chefs connectés qui ont mis les grandes villes à genoux, qu’il s’agisse de James Lowe à Londres (Lyle’s) ou de Bertrand Grébaut à Paris (Septime). Le point commun? Un propos, un vrai, soucieux de signer une cuisine qui n’ânonne pas ce qui s’est fait dans le passé. En ce sens, le parcours de Glen Ramaekers a contribué à faire de lui un visionnaire. Tombé dans la marmite de la restauration depuis son plus jeune âge, l’homme a tout fait. En vrac, il cite son expérience en compagnie de Luc Hoornaert (Swaffou) avec lequel il a élaboré la carte de sakés de Oud Sluis, l’ancien triple étoilé de Sergio Herman, mais il évoque aussi la période à laquelle il fréquentait intensément le marché de Rungis, voire ses accointances avec les chefs Geert Van Hecke ou Peter Goossens. « J’ai été habitué à dénicher l’excellence pour les meilleurs chefs, il n’y a pas meilleure école que d’être mis en contact avec les fournisseurs d’exception et d’ensuite constater comment leurs produits sont sublimés par la crème des cuisiniers », explique-t-il entre deux sollicitations de son équipe.

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Il faut également souligner le fait que Glen a travaillé dans des restaurants mythiques comme le Moulin de Mougins, en compagnie de Roger Vergé, ou La Pyramide, à Vienne, époque de Patrick Henriroux et du sommelier Jean-Claude Ruet. En Belgique, il est également passé par de grands noms, qu’il s’agisse de Roger Souvereyns ou d’Yves Mattagne. Ajoutons qu’il a été l’un des premiers à s’intéresser au vin nature, cette notable extension du domaine du goût appliquée à la vigne.

Là-bas et ici

Bien sûr, ce curriculum béton a contribué à placer la tête pensante de Humphrey à l’avant-poste de ce qui se fait en cuisine. Cela dit, ça n’explique pas tout. S’il a développé un concept à ce point unique, Glen Ramaekers le doit aussi à ses origines. Avec une maman venue des Philippines, une voie royale s’est ouverte à lui, soit une influence asiatique majeure, loin des références habituelles squattées par la Thaïlande, le Japon ou la Chine. Il dessine les contours de ce nouveau paradigme alimentaire: « C’est en allant sur place au moment du tsunami de 2004 que j’ai ouvert les yeux sur la richesse de ces îles. Il s’agit d’une cuisine domestique incroyablement généreuse et spontanée. La règle de base de l’hospitalité là-bas veut que, peu importe le moment où il débarque, un hôte soit reçu comme un roi. En moins de cinq minutes, la table est couverte de petits plats. Visuellement, c’est irrésistible et ça l’est également gustativement. La personne qui reçoit trouve toujours le moyen d’accommoder les restes de façon miraculeuse. » Un aller direct vers le partage? Certes, mais pas uniquement, la cuisine philippine maniant un registre gustatif particulier. « Deux saveurs traversent la gastronomie de ce pays à la façon d’un fil rouge, l’acidité et la salinité. On utilise beaucoup le kalamansi, ce petit agrume à la fois aigre et amer, ainsi que le vinaigre. A cet égard, pointons le vinaigre de coco, très intéressant en ce qu’il confère des notes animales à une préparation… tout en restant entièrement végan. Ce qui me plaît par ailleurs, c’est que cette façon familiale de faire joue beaucoup avec les maturités des fruits. Un même ingrédient plus ou moins mûr sera repris dans une recette ou une autre. A l’heure du « zero waste », j’estime avoir beaucoup à apprendre de ce savoir-faire », commente l’intéressé.

Humphrey, restaurant bruxellois pionnier du food-sharing
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Plutôt que restituer les plats locaux à la lettre, Humphrey s’amuse à perturber les partitions, tirant profit de la double appartenance, de l’aller-retour entre l’Occident et cette partie de l’Asie largement méconnue des foodies. Glen n’hésite par exemple pas à signer une sauce à base de Don Papa, le fameux rhum philippin dont il est ambassadeur pour la Belgique, avec du vin jaune. A sa décharge, ce n’est pas un crime dans un pays qui compte 7.000 îles et où chacune d’entre elles fait valoir sa version de l’adobo, un plat « national » à base de poulet, voire de porc, voire les deux, et de vinaigre. Derrière les fourneaux, il est aussi question du lechon, un cochon entier rôti au soja invitant à multiplier les convives, ou du kinilaw, un procédé de cuisson de poisson ou de coquillages dans le vinaigre et les agrumes dont la tradition remonterait au moins au Xe siècle. Ces classiques, le chef les revisite, n’hésitant pas à se servir de gueuzes ou de lambics pour obtenir l’acidité tant recherchée par les Philippins. Dans la foulée, Glen loue les infinies possibilités de pairing avec le vin nature qui ne craint pas les notes aigres ou même les bières artisanales locales comme celles de la Brasserie de l’Ermitage – la référence d’une nouvelle génération d’amateurs à Bruxelles. Le lien avec le terroir est également assuré par l’épouse de Glen, Julie, qui cultive un potager d’un hectare du côté de Malines. La jeune femme s’est initiée au maraîchage avec une sommité du genre, Bart Belmans de Sanguisorba à Ranst. Grâce à sa production abondante et atypique – mention pour l’explosivité gustative de ses concombres Lemon – elle inonde les cuisines de légumes frais et biologiques. Et achève de faire d’Humphrey une adresse juste et bonne.

Humphrey, restaurant bruxellois pionnier du food-sharing
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36-38, rue Saint-Laurent, à 1000 Bruxelles. Tél.: 02 219 39 16. www.humphreyrestaurant.com

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