Les mocktails, véritables cocktails sans alcool, ont la cote
Portés par la vague healthy, les bartenders troquent les spiritueux pour des breuvages complexes sans alcool à base de fruits, de légumes, d’infusions et d’épices en tous genres. Décryptage.
En serait-ce fini du purgatoire où sont confinés les amateurs de cocktails sans alcool, ces trouble-fêtes empêcheurs de siroter en rond ? Ceux-là même qui sont réduits à se rabattre sur les soft drinks ou à se contenter d’un » virgin » mojito (pâle copie de la recette originelle, le spiritueux en moins), sous le regard ébahi des proches. » Quoi, tu ne bois pas ? » Sous-entendu » un breuvage qui titre entre 12 et 40 degrés « . Ah ! La phrase, tranchante comme un couteau céramique, assommante comme un coup de pilon.
Qui n’a jamais dû faire face, au moment fatidique de l’apéritif, quand sonne l’heure de la première tournée générale, à cette sentence définitive ? On est aussitôt suspecté. De quoi ? De ne pas vouloir prendre le volant en titubant ? Pas seulement. De vouloir rentrer dans les ordres, d’être enceinte, de faire partie d’une secte secrète jurant fidélité à l’eau de source, voire de cacher à ses proches un début d’addiction sévère au Dry Martini qui nécessite de couper court à toute tentation de delirium tremens.
» Refuser de boire de l’alcool est trop souvent synonyme de frustration, voire de punition « , estime Victor Delpierre, ancien chef barman, ex-assistant de direction du bar Vendôme de l’hôtel Ritz à Paris et auteur de Mocktails, publié chez Hachette pratique, un livre qui rassemble trente recettes de cocktails sans alcool. L’appellation a la cote et promet de redonner le sourire aux » exclus « .
Des cocktails d’artisans, avec une vraie recherche de l’équilibre, comme un chef pourrait le faire.
A ne pas confondre avec les smoothies et ses ingrédients mixés qui lorgnent du côté du goûter compotier davantage que du happy hour du vendredi soir. » Les mocktails peuvent créer une émotion comparable en intensité et en goût aux cocktails alcoolisés « , promet le barista devenu consultant. De Pink Tail (concombre, jus de canneberge, citron vert, amaretto) à l’Or auvergnat (gentiane, sirop de châtaigne, citron vert, Perrier), le champ des possibles est vaste. » Les variantes sont infinies mais il existe des constantes. Le jus de citron est au bar ce que le sel est à la cuisine, c’est un basique incontournable, qui apporte de la vivacité et du peps. Le jus de canneberge est utilisé pour son astringence et la famille des tonic, ginger ale et ginger beer, qui s’est enrichie depuis plusieurs années de nouveaux aromates, est sollicitée pour des notes festives. »
Les bartenders se tournent également du côté des tisanes et des infusions à chaud, mais aussi des décoctions ou des macérations à froid. Victor Delpierre, qui a déjà accompagné l’ouverture de dix-sept établissements dans le monde et propage allègrement la bonne parole des mocktails, a ainsi mis au point un Tea Spritz à partir d’infusion d’eau de Seltz et d’Earl Grey aux fruits rouges. » Les tanins du thé noir donnent l’amertume propre au Spritz classique. » Et pour la couleur, un soupçon de sirop bitter fait l’affaire… » Il faut utiliser les sirops en très faible quantité.
L’avantage, c’est qu’ils permettent de gagner du temps et de réaliser des recettes accessibles au plus grand nombre. Mais les fruits et les légumes restent bien entendu les ingrédients premiers. » Qu’ils soient frais ou en provenance des rayonnages des grands magasins… » L’arrivée du procédé HPP (High Pressure Processing), qui permet d’obtenir des jus frais sans conservateur à date limite de consommation longue durée, sans perte d’aucun nutriment, est en train de révolutionner le marché de la distribution « , avance le conseiller.
En pleine vogue green, veggie, healthy, cette ode aux produits sains, concentrés dans un verre et agrémentés de glace pilée, ne pouvait que rencontrer son public. Matthieu Chaumont, mixologue et binôme du restaurant Humus & Hortense, à Bruxelles, confirme l’engouement. » La demande est croissante car l’image des cocktails au sens large a évolué positivement. Il n’y pas si longtemps, c’était un produit de piètre qualité, sucré, décoré d’un parasol et d’une fraise. Cette vision péjorative a changé. Elle a commencé à frémir, il y a une dizaine d’années, avec une accélération depuis quatre ou cinq ans.
On admet aujourd’hui qu’il puisse y avoir des cocktails d’artisans, avec une vraie recherche de l’équilibre, comme un chef pourrait le faire. » Avec son compère Nicolas Decloedt, Matthieu Chaumont a instauré le principe du pairing, qui consiste à accompagner le repas d’un cocktail, dans le respect des produits de saison. » Les cocktails sont un terrain d’expérimentation inouï. Qu’ils soient alcoolisés ou non, je ne fais pas de distinction. Le mot mocktail est très segmentant, ça induit une différence qui n’a pas lieu d’être. »
Travail d’exploration
Le néologisme qui vient de » to mock » – railler, en anglais – évoque une boisson que l’on ne peut pas prendre au sérieux. Par provocation ou plus prosaïquement parce que cela sonne joliment aux oreilles, le sobriquet s’est pourtant mué en label recommandable qui suscite les initiatives les plus diverses.
Près d’Anvers, Marie Claessens, a institué le Mocktailclub, un bar itinérant qui propose ses services aux organisateurs d’événements. Cette jeune femme, allergique à l’alcool et lassée des limonades, s’est lancée dans la commercialisation de proximité de jus de betterave, pomme et gingembre, et autres recettes certifiées bio et sans additifs. Une démarche tout en délicatesse, qui met l’accent sur la santé et le bien-être, sans cérémonial.
Pas sûr que sa vision diaphane soit celle de Manuel Wouters, propriétaire du Sips, à Anvers également. Auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le gin, consultant pour Delhaize, l’homme, qui a officié à la télévision flamande, a agité le shaker pour Tom Cruise ou Gene Hackman au temps où il était barman sur le Queen Elisabeth ii. » Le mocktail, c’est bien plus que mélanger deux ingrédients bio « , affirme le spécialiste, qui sert toujours revêtu de son tablier immaculé. L’une de ses boissons favorites est La vie en rose, réalisée à partir de jus de lime, de lavande, de miel et de concombre écrasé. »
C’est la communauté indienne d’Anvers qui m’a fait découvrir ces nectars, il y a une quinzaine d’années. Je n’en avais jamais entendu parler avant. » Depuis, il a introduit une dizaine de recettes dans sa carte.
Le sans-alcool flatte même les papilles des grands industriels. Le groupe Diageo, numéro un mondial des spiritueux (Johnnie Walker, Guinness) a pris l’an passé des parts dans Seedlip, une marque british ultratendance positionnée comme le premier gin sans alcool, même si la gamme ne comporte pas la moindre baie de genévrier…
Les flacons, vendus au prix fort, mêlent épices, cardamome et menthe fraîche. Ils ont été lancés par Ben Branson, un hipster tatoué qui s’est tourné en autodidacte vers l’univers des alambics et de la fermentation après avoir découvert un manuel de recettes de décoctions médicinales du xviie siècle. Toute une histoire.
Après des ventes test concluantes chez Selfridges, Seedlip est parti à l’assaut des bars branchés des grandes capitales. Avec leurs magnifiques bouteilles sérigraphiées, le Spice 94 et le Garden 108 (Seedlip ne comporte que deux variétés), à marier avec un tonic, s’imposent comme le must, même si, sur le palais et en bouche, la solution passe aux yeux des plus sceptiques pour une simple eau aromatisée.
A Paris, Le Mary Celeste est l’une des adresses où l’on peut s’adonner à la mode du Seedlip. Hyacinthe Lescoët, 26 ans, bartender en chef des lieux, a commencé à s’intéresser aux mocktails à son retour de Londres, où il a travaillé deux ans comme barman, entre autres au 69, Colebrooke Row.
Il vient d’en ajouter deux à la carte du Mary Celeste pour répondre à la demande bien que, lui aussi, refuse cette appellation qu’il juge trop restrictive. » On ne fait pas une colonne à part pour les sans-alcool, ils ont le même statut que les autres. Selon les recettes, on va du côté de la fraîcheur ou de la puissance en se tournant vers des épices, de la moutarde ou du raifort. » Le classique de la maison est l’Ochaya, un mix à base de thé sencha, de shiso, une plante aromatique très utilisée au Japon, d’essences de pamplemousse et de citron, sans oublier une pointe d’amarena. » On part d’un nom pour inventer ensuite une recette « , détaille le jeune homme.
La dernière création est encore plus élaborée, avec un mélange de combaya, d’aneth et de vinaigre de framboise. » C’est un travail d’exploration qui est très stimulant car on sort de ses connaissances habituelles. » De quoi renverser un jour la tendance en reléguant les buveurs d’alcool purs et durs au second plan ? » Je n’y crois pas. Cela restera une niche comme il y aura toujours davantage de mangeurs de viande que de végétariens. » On s’en doutait un peu…
Par Antoine Moreno
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