Aussi génial que controversé: Demna peut-il sauver Gucci ?

demna gucci
© Getty

Le créateur Demna Gvasalia va ressusciter Gucci. Ou l’enterrer définitivement. Car le directeur artistique de Balenciaga a beaucoup de fans, mais aussi beaucoup de haters.

Demna est le nouveau directeur créatif de Gucci. Après dix ans passés chez Balenciaga, qui appartient au même conglomérat de luxe, Kering. Ces derniers mois, les spéculations allaient bon train sur l’avenir du créateur géorgien, formé à Anvers. Mais personne n’avait vu venir son transfert chez Gucci.

Gucci est, de loin, la plus grande maison de luxe italienne. En 2022, elle a encore généré 10,5 milliards d’euros de revenus, selon Vogue Business. Aujourd’hui, ce chiffre est en baisse. Mais avec 7,65 milliards d’euros de recettes en 2024, la marque reste deux fois plus importante que son dauphin, Prada.

Si Gucci a connu un tel recul, c’est en partie à cause de la crise qui touche le secteur du luxe, mais aussi en raison d’un changement stratégique. Il y a quelques années, la marque a pris congé d’Alessandro Michele, qui, durant près d’une décennie à la tête de la maison, avait enregistré des résultats financiers sans précédent. Mais, selon les hautes sphères de Kering, le style de Michele avait fini par s’essouffler, et il était temps d’amorcer un renouveau. Gucci devait devenir moins « pop » et plus traditionnellement chic. Plus sobre, en somme. Avec, à la clé, des produits plus exclusifs et plus onéreux. Michele a donc laissé la place à Sabato De Sarno, qui a tenté de s’imposer. Mais la mayonnaise n’a pas pris.

Un virage radical

Avec l’arrivée de Demna, Gucci amorce un virage à 180 degrés. Ce qu’il fera de la maison italienne reste une énigme. Certains – notamment les investisseurs – ont quelques sueurs froides. WWD rapportait ce matin que les actions de Kering avaient chuté de 11 %. Ce qui est certain, c’est que Demna n’a rien d’ennuyeux. Et il a prouvé plus d’une fois qu’il savait créer des succès. Si, dans quelques années, on se penche sur la mode des années 2020, on constatera qu’elle porte largement son empreinte. Tout en respectant, d’ailleurs, l’héritage du grand Cristóbal Balenciaga. Ceux qui, saison après saison, s’indignent en affirmant que « Cristóbal Balenciaga doit se retourner dans sa tombe » ne savent tout simplement pas de quoi ils parlent.

J’ai rencontré Demna – qui s’appelait encore Demna Gvasalia à l’époque – pour la première fois en 2006. J’étais alors membre invité du jury à l’Académie d’Anvers. Sa collection de fin d’études, Made in Antwerp, s’inspirait des peintures des maîtres anversois. Il a ensuite fait un stage chez Kim Jones, conçu des vitrines pour le tailleur Scabal à Bruxelles et signé plusieurs collections pour Labels Inc à Anvers, dont une intitulée Fake. Il a également été finaliste du Fashion Weekend, un concours pour jeunes créateurs organisé à l’époque par Knack et Le Vif Weekend.

Après un passage chez Walter Van Beirendonck, il a rejoint Maison Margiela en 2009, où il a été responsable des collections féminines, avant d’intégrer Louis Vuitton en 2013 en tant que designer senior des collections femme, d’abord sous Marc Jacobs, puis brièvement sous Nicolas Ghesquière. Son propre label, Vêtements, a d’abord été présenté comme un collectif, mais c’est bien Demna qui en tirait les ficelles.

Demna Gvasalia après un défilé Jaquemus à la Fashion Week de Paris en 2016. © Getty Images

L’enfant terrible de la mode

Dès sa première véritable collection, le 5 mars 2015, dans une cave du club gay Le Dépôt, la controverse était au rendez-vous. Pour ses détracteurs, ce n’était qu’une pâle copie de Margiela. Moi, j’y ai vu un défilé marquant, du genre qu’on ne voit qu’une fois tous les dix ans, et qui inscrit son empreinte dans l’histoire de la mode. La pièce emblématique de cette collection ? Un T-shirt souvenir déstructuré avec l’inscription Antwerpen. Lors du défilé suivant, dans un restaurant chinois, il a présenté un autre T-shirt devenu culte : un modèle jaune avec le logo rouge de DHL.

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Six mois plus tard, contre toute attente, Demna a été nommé directeur artistique de Balenciaga, en remplacement de l’Américain Alexander Wang, un créateur somme toute assez léger. Sa nomination est survenue à peine quelques mois après un autre bouleversement au sein du groupe Kering : l’arrivée d’Alessandro Michele à la tête de Gucci. Depuis, les destins des deux designers semblent liés.

Des Crocs à talons aiguilles

Chez Balenciaga, Demna a multiplié les coups d’éclat : sneakers XXL, vestes aux épaules gigantesques, sacs en cuir de luxe inspirés du cabas bleu d’IKEA, Crocs sur talons aiguilles, hoodies à 800 euros… En 2019, il a laissé Vêtements à son frère Guram.

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Ses défilés ont souvent été spectaculaires. Le plus marquant s’est tenu en mars 2022, dans un entrepôt de l’aéroport du Bourget. À l’extérieur, une tempête de neige. Derrière une vitre, les mannequins avançaient péniblement contre le vent, tels des réfugiés. La guerre en Ukraine venait d’éclater. Ce show, très émouvant, a pris une dimension encore plus personnelle pour Demna, lui-même né en Géorgie et contraint de s’exiler en Allemagne dans sa jeunesse. Certains, toutefois, ont dénoncé une instrumentalisation du conflit à des fins commerciales.

Le top model Gigi Hadid enrubannée dans un scotch DHL lors d’un défilé en 2025, une reconstitution du look bien connu de Kim Kardashian quelques années plus tôt. © Getty Images

Le défilé suivant, dans une mare de boue à l’odeur artificielle, était plus grandiloquent mais moins percutant. Kanye West y ouvrait le show, quelques jours avant de s’afficher en T-shirt White Lives Matter. Kim Kardashian, son ex-femme, était quant à elle emmaillotée dans un ruban jaune Balenciaga, une image qui allait devenir virale.

Une odeur de boue artificielle spécialement créée flottait sur le podium. © Getty Images

L’affaire des oursons BDSM

La seule véritable ombre au tableau est venue d’un scandale monté en épingle fin 2022, lorsque des activistes d’extrême droite ont accusé Balenciaga de faire l’apologie de la pédophilie à travers une campagne où figurait un ours en peluche vêtu de cuir. La réaction maladroite de la marque et de Demna a provoqué d’importants dégâts, durables. Le défilé suivant, sous haute sécurité, s’est déroulé dans l’atmosphère aseptisée du Carrousel du Louvre.

La saison dernière, il a installé une table de 70 mètres comme podium. Dimanche dernier, en revanche, il a opté pour une sobriété inhabituelle : un labyrinthe de couloirs noirs sous la coupole des Invalides. La collection, composée de ce qu’il appelait des standards, ressemblait à une rétrospective. À bien y regarder, c’en était une.

Un Balenciaga bis chez Gucci ?

Sa dernière collection pour Balenciaga sera présentée le 6 juillet, durant la semaine de la haute couture à Paris. « Demna apportera quelque chose d’exceptionnel à Gucci », a assuré hier Stefano Cantino, le PDG de la marque. « Sa manière de définir la mode est unique, et c’est exactement ce dont Gucci a besoin pour son avenir. Nous sommes convaincus qu’il est l’un des meilleurs créateurs de sa génération. »

Fera-t-il de Gucci un Balenciaga bis, à l’image d’Alessandro Michele, qui reproduit aujourd’hui chez Valentino ce qu’il faisait chez Gucci ? Cantino assure que non : « Demna a l’intention de faire ce qui est juste pour Gucci. »

Quant à la grande valse des créateurs, elle continue : Sabato De Sarno quitte Gucci après seulement deux ans, Alessandro Michele est désormais chez Valentino, et Donatella Versace prend du recul. La mode n’a pas fini de bouger.

Le jeu des chaises musicales dans la mode, en résumé

Demna prend la relève de Sabato De Sarno chez Gucci, ce dernier n’étant resté en poste que deux ans. Alessandro Michele, lui, est parti plus tôt de Gucci pour rejoindre Valentino. Juste avant l’annonce de la nomination de Demna, une autre nouvelle est tombée : Donatella Versace prend du recul. Son contrat avec les propriétaires américains de Capri Holdings est arrivé à son terme, et elle n’occupera désormais plus qu’un rôle d’ambassadrice honorifique. Les collections Versace seront désormais confiées à Dario Vitale, l’homme derrière le récent succès de Miu Miu, qui a doublé son chiffre d’affaires grâce à ses mini-jupes en cuir et ses t-shirts ultra-ajustés.

Lors de la dernière Fashion Week, on a également appris le départ de Lucie et Luke Meier de chez Jil Sander. Ils seront remplacés par le très apprécié Simone Bellotti, qui a présenté à peu près au même moment sa dernière collection pour Bally.

Ces dernières semaines, plusieurs designers ont fait leurs débuts dans de nouvelles maisons : Julian Klausner chez Dries Van Noten, Haider Ackermann chez Tom Ford, Sarah Burton chez Givenchy, Peter Copping chez Lanvin et Veronica Leoni chez Calvin Klein. Et le jeu des chaises musicales est loin d’être terminé.

Matthieu Blazy devrait faire ses premiers pas chez Chanel en septembre, tout comme Glenn Martens chez Maison Margiela, Louise Trotter chez Bottega Veneta et Michael Rider chez Celine. D’ici là, Dior pourrait bien amorcer sa propre transformation. Kim Jones a quitté la ligne masculine en début d’année — certains murmurent qu’il pourrait prendre les rênes de Burberry, mais rien n’est encore certain.

Quant à la ligne féminine de Dior, le départ de Maria Grazia Chiuri pourrait être annoncé après le défilé croisière prévu le 27 mai à Rome, sa ville natale. Peut-être rejoindra-t-elle Fendi, une autre maison romaine. Chez Dior, Jonathan Anderson pourrait bien être nommé directeur artistique des collections homme et femme. Actuellement en poste chez Loewe, il a présenté la semaine dernière une rétrospective dans l’ancienne demeure de Karl Lagerfeld.

Qui pour le remplacer chez Loewe? Le duo américain derrière Proenza Schouler semble en pole position. Et qui prendra la tête de Balenciaga? Hier, le nom de Pieter Mulier, actuellement chez Alaïa, circulait déjà avec insistance.

L’industrie de la mode n’a visiblement pas fini de bouger.

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