Front lisse et mâchoire carrée: voilà les nouveaux codes de la virilité
Le business des injections est en plein boom chez les jeunes hommes. Entre «Brotox» du front et contouring tranché de la mâchoire, ils cherchent à rendre leurs traits plus virils. Comme pour réaffirmer leur masculinité.
Front plissé, bouche crispée, Ethan, la trentaine tatouée sur un corps musclé à la fonte n’en mène visiblement pas large, couché dans le fauteuil de sa dermatologue. Habitué des marathons extrêmes et des bains glacés prolongés, le Britannique s’apprête à documenter pour ses quelque 65.000 followers qui suivent d’ordinaire ses conseils sportifs sur TikTok sa toute première injection de Botox. Au terme d’une vidéo de 26 secondes, c’est le sourire aux lèvres que le jeune homme dévoile des traits parfaitement lissés 14 jours après l’intervention.
Sur la plate-forme chinoise, des avant-après comme celui-là cumulent plus de
17 millions de vues liées au hashtag
«Brotox», contraction du diminutif bro – venant du mot «brother» qui par extension désigne un pote de sexe masculin – et Botox, le petit nom médiatique de la toxine botulique. En paralysant les muscles, cette molécule utilisée en esthétique depuis un peu plus de vingt ans diminue les mouvements du visage, à l’origine de l’apparition des rides.
Une croissance exponentielle
En quelques années à peine, cette intervention cosmétique mini-invasive est devenue la plus demandée par la gent masculine, selon l’American Society of Plastic Surgeons, ouvrant ainsi la voie plus généralement aux injections de fillers. Aux Etats-Unis, où les chiffres sont plus aisément accessibles qu’en Europe, la demande en Botox a crû de manière exponentielle pour atteindre une augmentation de 182% en vingt ans. En dignes descendants des métrosexuels des années 2000 dont David Beckham était alors l’incarnation, Millennials et Zoomers rompus aux bienfaits des beauty routines et aux plaisirs du shopping ne se cachent plus lorsqu’il s’agit d’explorer les avancées de la dermatologie esthétique.
Extrêmement populaire sur les réseaux sociaux, le docteur Daniel Dimovski, qui officie à Laethem-Saint-Martin, compte désormais pas moins de 20% d’hommes dans sa patientèle venue de toute la Belgique. «En ce compris un grand nombre d’hétérosexuels cisgenre, tient d’ailleurs à préciser ce médecin esthétique à l’enthousiasme communicatif. Ils arrivent chez moi grâce au bouche-à-oreille, parce qu’ils ont vu les résultats des procédures sur leur compagne ou sur un ami. La grande majorité me demande juste un peu de Botox pour ouvrir un regard fatigué. Certains viennent très tôt déjà, dès 18 ans, dès qu’ils observent un peu de mouvement. Ils veulent agir préventivement, conserver leur jeunesse de la manière la plus naturelle possible.»
Obsession viriliste
Comme le pointe le docteur Charlotte Waxweiler, chirurgienne plastique à Liège et à Bruxelles, «là où les quinquagénaires cherchent davantage à remonter le temps, à ressembler à nouveau à celui ou à celle qu’ils étaient autrefois, la jeune génération est en quête d’embellissement, voire même de transformation. Pour prévenir les premiers signes de l’âge mais aussi pour corriger des complexes – un menton rétrograde, une bosse sur le front – qui pourraient impacter la suite de leur vie.»
Dans les pratiques transformatives, le «jawline contouring» – que l’on traduira par contouring de la mâchoire – est particulièrement en vogue sur les réseaux sociaux où le hashtag «jawline» cumule près de 5 milliards de vues sur TikTok. Une obsession qui signe le retour de canons de beauté aux accents virilistes dont des acteurs ou mannequins comme Cillian Murphy, Brad Pitt, Zac Efron ou Jordan Barrett sont devenus les porte-voix bien malgré eux.
Rester discret
«Chez les hommes de 25 et 40 ans, les demandes pour rendre les traits plus virils sont en effet plus importantes, admet Daniel Dimovski. D’une manière générale, on va chercher à accentuer les angles, là où chez la femme, la tendance est plutôt à adoucir, à arrondir le visage. Mais cela reste somme toute assez raisonnable. Il est très rare qu’ils viennent avec un modèle précis en tête, qu’ils souhaitent une transformation qui se voie.»
Pourtant de nouveaux diktats n’ayant rien à envier à ceux auxquels les femmes se soumettent depuis beaucoup trop longtemps sont bel et bien en train d’exploser sur la Toile. De très jeunes hommes en quête d’identité n’hésitent pas à soumettre leur visage aux obscurs calculs d’applications comme Umax chargée de déterminer leur coefficient «d’attractivité».
Recul de l’inclusivité
Au vu des résultats généralement médiocres qu’ils obtiennent et qui leur valent souvent moqueries et insultes en commentaires, les voilà sommés de tout mettre en œuvre pour «développer leur potentiel» et afficher des maxillaires ultradéveloppés, des yeux en amandes – aussi qualifiés de «huntereyes» soit yeux de chasseur –, une peau sans défaut et des dents ultrablanches.
Cette quête de perfection a désormais un nom: le looksmaxxing. Un mot-valise derrière lequel s’abrite une communauté de plus en plus active, pilotée par des «influenceurs» souvent biberonnés dans les réseaux masculinistes où l’on n’hésite pas revendiquer pour modèle le personnage de Patrick Bateman, le serial killer du best-seller de Bret Easton Ellis American Psycho. Si ce courant existe depuis quelques années déjà, il trouve aujourd’hui sur TikTok une belle chambre d’écho. Un comble pour le réseau préféré de la Gen Z pourtant réputée beaucoup plus inclusive que les précédentes.
‘Oui au selfcare mais à condition que s’en dégage une forme de virilité, assez carrée dans tous les sens du terme.’
Mathieu de Wasseige
Professeur en études de genre
Dérive masculiniste
«Toutes les avancées sociétales connaissent hélas des phénomènes de backlash, plaide Mathieu de Wasseige, professeur dans le certificat genre et sexualités à l’ULB. Un phénomène qui d’ailleurs n’a rien de nouveau: dans la Rome antique déjà, vous aviez des sénateurs prêts à se battre pour empêcher les femmes de conduire des chars.» Difficile de ne pas voir dans ce durcissement – même s’il n’est pas possible de le prouver véritablement – une forme de réaction à la multiplication des masculinités proposées par la société d’aujourd’hui.
«On ne parle plus seulement de masculinités d’hommes désormais, poursuit l’enseignant. Il existe des masculinités non binaires, des masculinités de femmes aussi, tout un continuum de genre qui n’est pas du tout assumé par une bonne partie de la population masculine. Certains d’entre eux se sentent comme dépossédés de privilèges qu’ils pensent encore leur être acquis et d’autres, plus minoritaires, sont toujours en position de force et ont bien l’intention de se battre pour conserver cette masculinité hégémonique.»
Culturisme du visage
Pour Katrien Meermans, trendwatcher pour le bureau de tendances Stille Bliksem, à Lievegem, «la polarisation au sein de la société n’a cessé de s’intensifier au cours de la dernière décennie. Les jeunes se sentent de plus en plus désemparés et désenchantés face à leurs angoisses sur des questions essentielles telles que le changement climatique, la vie privée, la race et le genre. Sans leadership dans lequel ils se reconnaissent, ils cherchent le réconfort en ligne au sein de groupes qui renforcent leur vision du monde existante.»
Décris comme ayant du mal à nouer des relations amoureuses pendant leurs années de formation voire même à se faire des amis, une partie des jeunes hommes de la Gen Z recherchent une validation dans les espaces en ligne. Des leaders masculinistes les poussent ainsi à optimiser leur apparence afin d’augmenter leur pouvoir de séduction et leur popularité.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
«Les adeptes du «looksmaxxing» ont très bien intégré le fait que les femmes ne sont pas attirées par les hommes qui ne se soignent pas, poursuit Mathieu de Wasseige. Oui au selfcare mais à condition que s’en dégage une certaine forme de virilité, assez carrée dans tous les sens du terme. Et ce jusque dans la forme de la mâchoire.»
Des techniques invasives
Les mineurs qui n’ont pas le droit, en Belgique en tout cas, d’avoir recours à des interventions de médecine esthétique se tournent alors vers des «culturistes du visage», comme les désigne notre experte Katrien Meermans. «Ces influenceurs vont promouvoir des techniques plus ou moins invasives comme le «mewing» par exemple.»
‘Les hommes accentuent les angles, les femmes arrondissent le visage.’
Daniel Dimovski
Médecin esthétique
Cette pratique qui consiste à fermer la bouche et placer les dents de la mâchoire supérieure et inférieure l’une sur l’autre en collant entièrement la langue contre le palais permettrait sur le long terme un réalignement hypothétique de l’axe mâchoires-pommettes-menton. Certains de ces gourous n’hésitent pas à vendre des gommes à mâcher spéciales, des kits de blanchiment de dents ou à délivrer des «classes», payantes évidemment.
C’est notamment le cas de Kareem Shami, 22 ans, star du looksmaxxing grâce aux transformations spectaculaires qu’il s’est imposées ces dernières années. Sur le compte TikTok @syrianpsycho, cet étudiant en droit d’origine syrienne multiplie les vidéos «avant-après» pour convaincre son 1,6 million de followers de le rejoindre sur le site mogwarts.net. Une sorte d’académie du look où le jeune homme dispense des cours en ligne pour la modique somme de 5 dollars par mois.
Reprendre confiance en soi
Hypertrophiée sur TikTok – notoirement connu pour amplifier volontairement les contenus misogynes –, l’esthétique exacerbée de la «manosphère» resterait pourtant dans les faits relativement confinée. «Même si ce courant ne représente pas grand-chose quantitativement, les symboles des dérives masculinistes qu’il véhicule sont en revanche à prendre au sérieux», réagit Mathieu de Wasseige. «Surtout lorsque l’on est face à des adolescents en détresse émotionnelle qui peuvent vite se retrouver sous emprise, renchérit Katrien Meermans. Près de 62% des jeunes se sentent aujourd’hui complètement déconnectés de leurs parents. Et par extension des autres adultes, notamment les professionnels de santé, qui pourraient leur servir de référent.»
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
A Laethem-Saint-Martin, le docteur Daniel Dimovski reste encore très peu confronté à des demandes de transformation complètement déraisonnable chez les jeunes adultes qui viennent chez lui en consultation. Tout au plus doit-il une ou deux fois par mois rappeler que derrière ces visages trop parfaits se cachent souvent des filtres. «Je refuse toujours de déformer les traits, insiste-t-il. Beaucoup d’hommes me demandent en effet de rendre à leur visage un peu plus de virilité pour reprendre confiance en eux. Quand ils se regardent après l’injection, ils rayonnent. Ça leur donne un petit coup de boost.»
Même son de cloche rassurant du côté de Charlotte Waxweiler. «Il y a peut-être même du bon dans le fait que les hommes sont désormais décomplexés par rapport à la médecine esthétique et à l’idée de prendre soin d’eux, conclut-elle. Ça instaure un forme de parité là où la pression est trop longtemps restée confinée dans le camp des femmes. Ce sont les dérives qui sont problématiques, quel que soit le sexe d’ailleurs. Dans ma pratique, j’essaye toujours d’apporter de l’équilibre.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici