L’avenir appartient-il à ceux qui se lèvent très tôt ?

. © Illustrations Chiara Dattola
Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste

Fini, le temps où l’avenir appartenait à ceux qui se contentaient de se lever tôt: l’heure est désormais au réveil à l’aube, ou même avant. Une routine qu’il s’agit toutefois d’adopter avec sagesse.

Quel est le point commun entre Anna Wintour, le patron de Virgin Richard Branson, Oprah Winfrey, Michelle Obama et Tim Cook, le CEO d’Apple? Tous commencent leur journée avant l’aube, ou même, dans le cas de Tim Cook, en pleine nuit, ce dernier ayant confié se réveiller quotidiennement à 3h45. Les grands de ce monde seraient-ils donc insomniaques? Si c’est le cas, il s’agit d’insomnie auto-infligée, car tous, comme une proportion grandissante de la population, sont convaincus des bienfaits d’un départ extrêmement matinal de leurs journées. Diminution du stress, concentration et connaissance de soi accrues, santé améliorée, voire – paradoxalement – regain d’énergie: les bénéfices cités par Hal Elrod, auteur du best-seller Miracle Morning, donnent envie d’aller vers un réveil ultramatinal sans passer par la case « snooze ». Vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires, le livre conseille un simple changement pour obtenir tous les effets positifs susmentionnés: mettre son réveil deux heures plus tôt que d’ordinaire, et impérativement avant 8 heures.

Confinés convertis

Un changement d’horaire qui fait une nouvelle vague de convertis, près de dix ans après la parution du plaidoyer d’Hal Elrod, et alors que les vagues de Covid se succèdent, charriant avec elles le retour du télétravail mais aussi, pour les parents, la nécessité de jongler boulot et vie privée avec la scolarité de leurs enfants. De quoi donner envie à plus d’un de grappiller un peu plus de temps sur la journée, à l’image de Nicolas, 36 ans, qui a eu la surprise de devenir « du matin » entre les deux derniers confinements. « Le premier ralentissement général a été l’occasion pour moi de développer des projets parallèles à mon boulot, pour lesquels j’ai dû dégager du temps une fois que la vie « normale » a repris, et vu que j’enchaînais déjà les longues journées, c’était difficile de les prolonger. Par contre, il me restait de la marge pour les démarrer plus tôt donc je me suis lancé. J’ai rapidement réalisé qu’à l’heure actuelle, le créneau 6h30-8h30 reste fort paisible en Belgique: pas de mails, pas de coups de fil ni de notifications des réseaux sociaux et de WhatsApp, donc je suis hyper productif. » Même si, attention, une période d’adaptation a été nécessaire: « Il m’a fallu toute une vie d’essais-erreurs avant d’arriver à me lever de bon matin », éclate de rire celui qui se décrit comme « plutôt du soir » et raconte ses blocus où il étudiait pour l’essentiel entre 21 heures et 3 heures du mat’. Avant d’ajouter que le créneau en question n’est pas compatible avec la vie professionnelle, « à moins d’être en décalage horaire permanent ».

‘Il y a une tentation très forte de goûter à tout ce que la vie peut offrir, ce qui fait du sommeil quelque chose de presque gênant, une période durant laquelle « on ne vit pas ».’ Farhad Baharloo

Comme les cools

Comme lui, ils sont de plus en plus nombreux à remonter leur réveil, et sur TikTok, baromètre de l’époque s’il en est, le hashtag #morningroutine, compilant conseils et témoignages de convertis, rassemble près de 5 milliards de vues. En avril dernier, le Britannique George Rawlings a pour sa part dévoilé sa contribution au marché florissant des applis de dating: Thursday qui, comme son nom l’indique, n’est disponible que les jeudis, laissant le reste de la semaine « libre » et offrant la promesse de 24 heures de rencontres productives. Et d’assurer vouloir proposer rapidement une fonction « créneaux disponibles », fort de sa conviction que le futur des rendez-vous se conjuguera aux aurores, autour d’une tasse de café, avant de commencer la journée.

Utopique? A Liège, Gérôme Vanherf a déjà pu constater l’enthousiasme suscité par les opportunités de socialiser entre le réveil et l’arrivée au bureau, quitte à devoir se lever un peu plus tôt pour en profiter. Directeur de La Grand Poste, rouverte en grande pompe à l’automne 2021 après être passée de poste de Liège à haut lieu de la fête jusqu’à son incarnation actuelle en hub créatif, il a importé le concept Morning Breaker en Cité ardente il y a quelques années. Le principe: « Des fêtes qui commencent très tôt le matin, dès 6 heures, sans une goutte d’alcool, parce que l’idée n’est pas de proposer une after mais plutôt une « pré-boulot », avec un DJ pour ambiancer tout le monde. » Et le Liégeois de se rappeler, avec toujours une note d’incrédulité dans la voix cinq ans après la première édition, avoir « stressé pas mal en amont, parce qu’on ne savait pas si les gens allaient venir. Et puis finalement, il y avait une file devant le Reflektor: c’était déroutant parce que tout le monde avait l’air hyper fatigué, mais ils étaient là quand même, motivés et prêts à danser dès que la musique a démarré ». Signe des temps: après un hiatus, les Morning Breakers s’apprêtent à reprendre du service, « d’abord tous les trois mois, puis tous les mois ou même toutes les semaines si la demande suit », sourit celui qui, de son propre aveu, n’est pas vraiment matinal. « Quand ma chérie lira ce reportage, elle va se marrer parce que je ne suis pas le plus lève-tôt du monde. Il y a des gens qui disent qu’ils dormiront quand ils seront morts, mais je n’y crois pas parce qu’une bonne nuit de sommeil permet d’avoir le cerveau régénéré, donc je n’essaie pas d’aller contre ma nature. » Et grand bien lui en fasse, car si les adeptes du réveil matinal vantent ses bienfaits, en réalité, seule une infime partie de la population est « du matin », et donc à même d’en bénéficier sans dérégler son chronotype.

Psycho: L'avenir appartient-il à ceux qui se lèvent très tôt ?
© Illustrations Chiara Dattola

Besoin vital

Comme l’explique Farhad Baharloo, pneumologue en charge de l’Unité des troubles du sommeil au CHR de la Citadelle, « la moyenne d’heures de sommeil requises est d’environ 8h30 par nuit, mais ce besoin n’est pas égal chez tout le monde: il y a une distribution en cloche des heures dont chacun a besoin, avec d’un côté les grands dormeurs, puis les dormeurs moyens et enfin les petits dormeurs, à qui 4 ou 5 heures par nuit suffisent, mais ils sont très peu à présenter ce profil ». Qui est à ne pas confondre avec les chronotypes: matinal, tardif ou intermédiaire. Sachant que l’on peut fort bien être du matin tout en étant un gros dormeur, mais il s’agit alors d’aller se coucher tôt, « sinon on accumule une dette de sommeil chronique, qui va avoir des conséquences: baisse de rendement, diminution de la mémoire et des capacités intellectuelles, irritabilité, mais aussi, sur le long terme, des conséquences physiques parce que le repos est une période de réparation essentielle pour les organes ». Et le médecin de rappeler l’importance « vitale » du passage sous la couette: « Si on en prive quelqu’un pendant quatre à cinq jours, cette personne va mourir parce que son système immunitaire va lâcher, suivi du reste des organes. »

Comment expliquer, alors, que tant de personnes refusent d’écouter ce que leur dit leur corps et luttent contre la fatigue pour respecter des rythmes imposés? « On vit dans une époque où le rythme s’accélère et où les sollicitations s’accumulent. Il y a une tentation forte de goûter à tout ce que la vie peut offrir, ce qui fait du sommeil quelque chose de presque gênant, une période durant laquelle « on ne vit pas ». Je dirais que la minimisation de l’importance du sommeil va de pair avec l’augmentation de l’importance de l’activité dans l’esprit de l’homme moderne. » Si l’envie est forte de se lever plus tôt pour accomplir plus de choses, gare aux dégâts.

Réveil prédéterminé

Louise, 31 ans, en sait quelque chose: il lui aura fallu trois mois d’acharnement à se réveiller à 6 heures pile, quoi qu’il arrive, avant de réaliser que non seulement elle n’était pas plus productive, au contraire, mais qu’en prime, ses journées s’enfonçaient de plus en plus dans un brouillard d’idées noires. Aujourd’hui revenue à son réveil aux alentours de 8 heures, elle continue à finir ses journées un peu trop tard à son goût pour parvenir à cocher toute sa check-list quotidienne, « mais au moins, je ne traverse plus la vie comme un zombie », sourit celle qui a longtemps cru que tout ce qui lui manquait était un peu plus de volonté, ou juste le temps de s’habituer. Or, ainsi que met en garde Farhad Baharloo, « on ne peut pas changer son chronotype. Il faudrait changer le génome pour ça et on n’en est pas encore là ».

‘Adopter une routine matinale peut être une bonne chose, si l’on respecte ses besoins et si l’on ne prive pas son corps de sommeil nécessaire.’ Céline Braun Debourges

Ce qui ne veut pas dire que de légers réajustements ne sont pas possibles, à condition de bien s’y prendre. Longtemps affectée à la communication d’un grand groupe, Céline Braun Debourges est aujourd’hui coach spécialisée dans la gestion du stress et du sommeil. Une reconversion née de sa propre expérience de l’insomnie. Pour elle, adopter une routine matinale « peut être une bonne chose, si l’on respecte ses besoins et si l’on ne prive pas son corps de sommeil nécessaire ». Ses conseils pour parvenir à se lever plus tôt, outre celui de déterminer le nombre d’heures de sommeil dont on a besoin et de le respecter, quitte à avancer l’heure du coucher? « Il faut toujours dormir en fonction des cycles, sachant qu’un cycle de sommeil fait 1h30 et qu’il ne faut pas descendre en dessous de quatre cycles par nuit. Ensuite, il faut mettre son réveil hors d’atteinte et ne surtout pas utiliser la fonctionnalité snooze, parce que ça envoie le mauvais message à notre cerveau, qui ne sait plus s’il doit continuer à dormir ou non quand le réveil sonne. Enfin, dès le réveil, il faut allumer une lumière très vive et/ou prendre un bol d’air frais pour indiquer à notre cerveau qu’il est l’heure de se réveiller. » Tout en gardant à l’esprit que, quoi qu’en disent les fans de la #morningroutine, il est malheureusement virtuellement impossible de devenir « du matin » à force d’efforts et de persévérance. « C’est comme naître avec les cheveux blonds ou bruns, explique Céline. En faisant une teinture, on pourra corriger la teinte, mais on ne changera jamais notre couleur de cheveux naturelle qui nous rattrapera toujours, ce sera une lutte permanente. » Et ô combien fatigante.

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