Sa majesté le N°5 de Chanel, par son gardien, Olivier Polge
Depuis sa création en 1921, le succès du plus mythique des parfums Chanel ne s’est jamais démenti. Audacieux jusque dans la forme du flacon, ce sillage a révolutionné le secteur. Olivier Polge est aujourd’hui le gardien de ce trésor centenaire qu’il se doit de préserver tout en lui donnant les contours de l’air du temps.
Gabrielle Chanel a toujours cultivé sa légende. Superstitieuse, elle affichera toute sa vie une passion presque fétichiste pour les nombres. Le 5 en particulier. Adolescente déjà, il marque à jamais son esprit, gravé dans les mosaïques du pensionnat d’Aubazine dont l’univers austère influencera son style et sa mode, devenant ainsi son chiffre porte-bonheur. Lorsque le parfumeur Ernest Beaux lui présentera, en 1921, 24 échantillons de celui qui s’apprête à devenir le sillage le plus célèbre du monde, l’essai qu’elle préfère – hasard ou coïncidence? – porte le numéro 5.
Elle décide alors tout simplement de le baptiser ainsi et de le lancer, en marge de le présentation d’une de ses collections, « le 5 du mois de mai, cinquième mois de l’année », dans l’espoir avoué que cette constellation de 5 lui portera bonheur. Cet alignement d’étoiles d’ailleurs n’en restera pas là. Cent ans après sa création, son flacon mythique ( lire par ailleurs) n’a vu ses lignes changer que cinq fois. Quant au jus lui-même, que Coco Chanel considérait comme son double olfactif, il n’a connu que cinq déclinaisons, toutes signées par l’un des quatre parfumeurs attitrés de la maison.
Le N°5 fait partie de ces parfums qui sont au-delà de tout jugement, qui forcent l’admiration.
C’est à Olivier Polge, arrivé chez Chanel en 2013 pour prendre la succession de son père Jacques Polge, que revient désormais la charge de faire vivre ce joyau de la parfumerie. Une fragrance qui l’a pour ainsi dire accompagné inconsciemment pendant toute son enfance. « Personne ne le portait pourtant dans ma famille, se souvient-il. Et néanmoins c’est un parfum, comme tous les parfums Chanel d’ailleurs, que je connaissais même avant de savoir qu’il s’agissait du N°5. Mon père avait coutume de ramener ses essais à la maison et de les laisser dans l’entrée. La sensibilité olfactive se développe très jeune. J’ai sans doute appris tout naturellement à aimer ce parfum. » Avant même d’avoir à en apprivoiser l’architecture complexe. Et de le voir devenir l’une de ses préoccupations quotidiennes.
Le N°5 est incontestablement le parfum le plus connu au monde mais n’est-il pas, dès lors, comme tous les monstres sacrés, un peu intimidant?
Sans doute, d’ailleurs il y a plus de gens qu’on ne pense qui ne l’ont jamais senti. Pourtant, tout le monde a une opinion sur le N°5. C’est ce qui fait sa force mais aussi sa faiblesse car sa renommée le dépasse, en quelque sorte. J’ai à coeur en tout cas que lorsqu’on le découvre, on le sente sans a priori. Ce qui n’est pas facile. L’olfactif a ceci de particulier qu’il se laisse aisément influencer, par les histoires qui entourent le parfum, par l’état d’esprit du jour où on le sent ou le souvenir d’une personne qui l’a déjà porté.
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec lui?
C’est impossible pour moi de dater ce moment avec précision pour les raisons que je viens d’évoquer. En revanche, je me rappelle très bien avoir dû l’étudier lors des séances d’exercices de ma formation de parfumeur pendant lesquelles on nous demandait d’analyser l’architecture des grands classiques. Je devais avoir 20 ans à peu près. On commence d’abord par des Cologne, il faut déjà pas mal d’expérience pour s’attaquer au N°5.
Qu’en dit-on justement dans le métier?
Le N°5 fait partie de ces parfums qui sont au-delà de tout jugement, qui forcent l’admiration et il y en a très peu. Grâce à sa construction si particulière, organisée autour de ces extraits de fleurs très riches, il est devenu une sorte de maître étalon de tous les sillages fleuris et aldéhydés qui se sont créés par la suite et qui sans lui n’auraient pas pu exister.
Quel est d’après vous le secret de sa longévité?
L’état d’esprit dans lequel une oeuvre, quelle qu’elle soit, est créée traverse les époques. On peut faire le parallèle avec l’architecture des années 20 qui a le même âge que le N°5 et a su, elle aussi, conserver toute sa modernité. Pour y parvenir, c’est un travail quotidien. De préservation d’abord afin de protéger l’identité du 5 sous la forme originale de l’extrait tout en restant libres de proposer de nouvelles variations, comme L’Eau Première et N°5 L’Eau qui se voulaient à la fois différentes et fidèles. Mon père, par exemple, s’était mis au défi de recréer le N°5 à partir de matières premières comme le musc blanc, qui n’existaient pas à l’époque d’Ernest Beaux. Ce sont ces points de vue toujours nouveaux qui confèrent au N°5 toute sa vivacité.
S’est-il facilement laissé apprivoiser?
En découvrant pour la première fois la formule, bien sûr j’ai pu appréhender tous ces petits détails qui ont tant d’importance et qu’on ne mesure pas avant d’intégrer la maison, mais surtout j’ai compris que ce qui se cachait derrière cette composition c’était d’abord tout le métier, le savoir-faire acquis au fil des années. Notamment grâce au fait que, dès le départ, Gabrielle Chanel ait tenu à créer la société des parfums Chanel et à embaucher un parfumeur maison. Ernest Beaux a été le premier. Henri Robert, qui lui a succédé, n’a jamais créé de déclinaisons du N°5 mais en revanche, il lui a fait traverser les années difficiles entre fin 1950 et début 1970 où beaucoup de parfums historiques de grandes maisons ont été maltraités. Quand mon père a pris sa suite, il a eu entre les mains un sillage merveilleusement conservé. Et ce, bien avant que tout le monde ne réalise la valeur d’un tel patrimoine.
‘Je me vois un peu comme un acteur face au texte d’un auteur qu’il va interpréter sur scène. ‘
Influence-t-il d’une certaine manière la création de tous les parfums Chanel?
Il n’y a pas de signature olfactive commune en tout cas. Mais plutôt une certaine quête de l’abstraction qui venait de la volonté initiale de Gabrielle Chanel de ne pas créer un parfum qui ne soit qu’une odeur de fleurs aisément reconnaissable. Si le N°5 est dans le fond de ma tête, tout le temps, c’est parce que sa production rythme l’année, au fil des saisons et de la récolte des différents ingrédients. Tous les 15 jours environ, il faut statuer sur différentes qualités, choisir celle qui se rapproche le plus de nos attentes, vérifier que sa présence n’altérera pas le résultat final.
Est-il devenu un peu le vôtre aussi, au fil du temps?
Je me vois un peu comme un acteur face au texte d’un auteur qu’il va interpréter sur scène: il y a une forme d’appropriation sans plagiat. Je m’en sens responsable car c’est mon devoir d’en assurer la production, de garantir la qualité des matières. Lorsque je suis arrivé chez Chanel, j’ai tout de suite commencé à travailler sur le concept du N°5 L’Eau. J’ai abordé l’original un peu comme un « débutant », si l’on peut dire, en le déconstruisant pour m’appuyer ensuite sur les ingrédients incontournables qui font qu’avec eux on reste dans le 5 et sans eux on sort de l’histoire. Et cela m’a aidé à le comprendre. Aujourd’hui, lorsque je croise quelqu’un dans la rue qui le porte, j’ai un sentiment un peu étrange, comme s’il y avait une forme de connivence entre nous. Ça fait partie de ces petites choses qui égayent le quotidien.
L’époque est à la transparence mais est-ce compatible avec le désir de préserver une part de mystère autour du N°5?
Je n’ai pas envie, en tout cas, de rendre publique sa formule, je pense qu’il perdrait beaucoup de sa poésie. Cela ne veut pas dire pour autant que les enjeux de santé et d’écologie ne nous concernent pas. Au contraire, nous sommes déjà depuis longtemps, chez Chanel, très vigilants sur chacune des étapes de sa fabrication et nous cherchons sans cesse à nous améliorer sur toutes nos filières végétales. Sa longévité tient à son mystère justement. A cette abstraction qui permet à chaque personne qui le découvre de le ressentir à sa manière. Il est presque impossible de le décrire si ce n’est en disant de lui qu’il est un parfum d’une incroyable féminité et d’une élégance rare. Le genre de sillage que l’on ne crée plus aujourd’hui. Plus les années passent et plus il devient original. J’aime l’idée selon laquelle, chez Chanel, nous aidons le N°5 à traverser les âges.
Le 5 en 5 dates
1921. Création du N°5 par Ernest Beaux, qui ose un mélange inédit de fleurs et de molécules de synthèse – les fameuses aldéhydes – qui lui confère tout son mystère. Celui qui deviendra le premier parfumeur de la maison Chanel signera également l’eau de toilette trois ans plus tard.
1952. Marilyn Monroe confie dans une interview à Life Magazine ne porter pour aller dormir que quelques gouttes de N°5. Les ventes explosent. Elle rejoint en 2013 la cohorte des égéries de la fragrance, succédant ainsi à Brad Pitt qui n’endossera le rôle qu’un an.
1959. Le MoMA, à New York, expose le flacon du N°5. Il intègre alors la collection permanente du musée. Il fera aussi l’objet d’une sérigraphie d’Andy Warhol, en 1985.
1987. Chanel initie un partenariat avec la famille Mul, à Grasse, pour la culture, la récolte et le travail de la rose et du jasmin. Une manière de sécuriser la production des fleurs entrant aussi dans la composition de l’eau de parfum créée l’année précédente par Jacques Polge, à qui l’on devra également L’Eau Première, lancée en 2008.
2013. Olivier Polge arrive chez Chanel pour prendre la relève de son père et crée, trois ans plus tard, N°5 L’Eau. Destinée à une cible plus jeune, il s’agit de la cinquième déclinaison du parfum aujourd’hui centenaire.
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