Ces gros qui font peur
Le débat est réapparu dernièrement sur la Toile, suscité par une blague désobligeante de Jamel Debbouze sur une fille obèse. La grossophobie n’en finit pas de rabaisser les personnes en surpoids, alors qu’un Belge sur deux en souffre. Décryptage de ce racisme ordinaire, en voie de banalisation, à l’aube d’une épidémie annoncée.
« Après avoir été jugée pendant des années, j’ai décidé d’écrire et ce afin de ne plus m’excuser d’exister. » Gabrielle Deydier n’y va pas par quatre chemins. A 37 ans, cette Française a choisi de s’évader de sa prison de chair et de dénoncer le racisme quotidien que subissent les gabarits de sa trempe. Du haut de son mètre cinquante-trois, elle expose ses 150 kilos dans un récit (1), sans fards ni masque. Objectif : briser le tabou et sortir de l’omerta pour informer sur la façon dont la société traite ceux qui sont en surpoids.
S’il n’est pas encore entré officiellement au dictionnaire, le mot » grossophobie » résume à lui seul le calvaire physique et psychologique que subissent ceux dont l’IMC (indice de masse corporelle) est trop élevé, qu’ils soient bien en chair ou carrément obèses (2). Le terme regroupe toutes les discriminations : problèmes à l’embauche, harcèlement de rue, à l’école, au boulot, absence de représentation significative dans les univers de la mode et des médias…
Il y a peu, le vocable est encore apparu dans des Tweets dénonçant l’attitude déplacée du comique Jamel Debbouze sur un plateau télé (lire par ailleurs). C’est que ce racisme ordinaire est bien ancré dans les mentalités, relayé de génération en génération par des âmes bien-pensantes qui mettent au banc de la communauté les opulents qui dérangent. De quoi faire se retourner dans sa tombe Anne Zamberlan, icône qui a popularisé la grossophobie en 1990, déjà. L’actrice française, auteure de livres sur la thématique (3), a en effet révolutionné l’histoire des plus size en devenant l’égérie de Virgin Megastore dès 1988, dans des campagnes de pub plutôt audacieuses.
Un pied de nez à son embonpoint qui l’a réconciliée avec son miroir et l’a amenée à se battre contre la dictature de la minceur avec son association Allegro Fortissimo et d’autres initiatives. Elle fut la première à organiser un défilé avec des mannequins XXL et, avec le mouvement Size Acceptance, devint précurseur de la dénonciation du manque de compréhension et d’humanité envers ses semblables, cause véhiculée aujourd’hui par la leader du groupe Gossip, Beth Ditto.
Tyrannie du paraître
Si le terme » grossophobie » dit bien ce qu’il veut dire, Gabrielle Deydier s’étonne que certains lui reprochent de » sonner moche « . » Comme si la réalité n’était pas moche. Je me fiche du mot idéal à utiliser. Je sais simplement que pour qu’une pratique soit reconnue, il faut qu’elle soit nommée. Rappelons que l’obésité est une maladie chronique et multifactorielle reconnue par l’OMS depuis vingt ans. Il est temps que les a priori changent « , tempère l’auteure. Pas simple dans un monde où le culte de soi et de l’image est poussé à son paroxysme. Encore moins dans un contexte de surexposition due aux réseaux sociaux. A l’heure où l’OMS tire la sonnette d’alarme et prédit une épidémie d’obésité pour 2030 en Belgique, les individus les plus enveloppés restent les boucs émissaires.
A 16 ans déjà, Gabrielle Deydier était raillée pour ses 65 kilos d’alors. Etre simplement rond suffit à attiser les moqueries et l’exclusion dès la petite école. Et le nombre de souffre-douleurs ne risque pas de fondre : quasi 50 % des Belges sont en surpoids, 12 % sont obèses et les enfants ne sont pas épargnés (7%). Paradoxal, à l’ère de l’orthorexie et du mythe du corps svelte.
L’espace public nous appartient au même titre qu’aux personnes dites normales.
» Le diktat de la minceur est l’oeuvre de l’industrie publicitaire dont les médias se font le relais, en inondant le public d’injonctions culpabilisantes. Lutter contre la grossophobie, c’est d’abord résister à ces véritables machines stéréotypantes qui engendrent le formatage de l’image de soi. Mais le vrai combat doit avant tout s’inscrire dans une perspective de santé et non dans un but esthétique ! Il s’agit prioritairement d’un problème de santé publique, insiste Patrick Traube, psychologue et psychothérapeute. Etre gros est associé à une maladie honteuse qui gangrénerait la société. C’est une des raisons pour lesquelles on les rejette et on les » cache « .
On note cependant de vrais signes encourageants, comme l’émergence des mannequins corpulents ou d’acteurs en surpoids. Petit à petit, on commence à sortir des standards et il n’est pas rare d’avoir un héros black, beur, gay ou rond. » Parmi ces stars aux mensurations plus size, on pointera l’acteur John Goodman, la chanteuse Adèle, la comédienne et chanteuse Kelly Osbourne, la top Ashley Graham ou encore le premier rôle de la série française Camping Paradis, Laurent Ournac… qui, soit dit en passant, a, depuis ses débuts, perdu 53 kilos… » Reste à savoir si la multiplication de ces apparitions médiatiques permet juste de se donner bonne conscience ou si cela s’inscrit réellement dans une politique sincère de diversification « , s’interroge Patrick Traube.
» La presse féminine ne donne pratiquement aucune place aux personnes obèses ; mais il faut reconnaître que sa marge de manoeuvre est ténue, analyse pour sa part Béa Ercolini. Si elle le fait, on dit qu’elle se donne bonne conscience et qu’elle fait l’apologie de l’obésité. Si elle ne le fait pas, on le lui reproche. » L’ex-rédactrice en chef d’Elle Belgique observe néanmoins, elle aussi, depuis cinq à dix ans, une tendance à la diversification dans la mode et la publicité. » C’est heureux, se réjouit-elle. Cela signifie que le miroir qu’elles tendent n’est plus celui d’un modèle unique. «
Gabrielle Deydier, elle, regrette que les gabarits XXL soient remisés au rang de cobayes pour émissions de relooking ou autres programmes sur lesquels ils font figure de bêtes de foire. Depuis la sortie de son livre, elle n’en a d’ailleurs pas fini avec la tyrannie du paraître. » Chaque fois que je suis passée à la télé, à la radio ou en photo dans un article, le média a été accusé par les » haters » de faire l’apologie de l’obésité. Il faudrait nous cacher… Dans les faits, c’est ce qui se passe. Il y a en France presque 10 millions d’invisibles. Il est temps de montrer la diversité, dans tous les sens qu’elle peut avoir. J’entends par là d’avoir des médias, des oeuvres, un parlement réellement représentatifs de la société. La diversité ne s’arrête pas à la couleur de la peau, c’est aussi être gros, petit, amputé… Nous existons, nous, les hors-normes, l’espace public nous appartient au même titre qu’aux personnes dites « normales ». »
Ebauche d’avancée en Belgique : depuis mai 2007, la loi interdit toute discrimination sur la base d’un » handicap « . Or, dans un arrêt du 18 décembre 2014, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a reconnu que l’obésité peut constituer, dans certaines conditions, un » handicap » au sens de la législation qui prévient toute discrimination en matière d’emploi. Ce critère physique ne peut donc faire obstacle à la participation de l’individu concerné à la vie professionnelle et ce, sur un pied d’égalité avec les autres travailleurs.
Femmes vs hommes
Le vrai combat doit avant tout s’inscrire dans une perspective de santé et non dans un but esthétique.
Dans son ouvrage, véritable enquête mêlée à son témoignage, Gabrielle Deydier insiste également sur le fait que ce racisme soit genré, ce que confirment les chiffres de l’OIT (Organisation internationale du Travail). » Une fille obèse a huit fois moins de chance de trouver un emploi. Parmi celles touchant le RSA (revenu de solidarité active de moins de 500 euros), 30 % sont obèses, contre 5 à 6 % chez celles qui gagnent 4 000 euros et plus.
En France, 80 % des femmes sont au régime au moins une fois dans l’année. Avoir face à soi une grosse, c’est avoir affaire à quelqu’un qui, selon les préjugés, ne suit aucune règle et choisit de s’extraire de la société. Encore une fois, tout ceci est sans fondement « , soutient celle qui, déjà quand elle était à l’université, n’a jamais trouvé de job d’été. » Soit je n’étais pas assez mince, soit j’étais suspectée de ne pas être en forme. Pour mes stages en master, j’envoyais trois cents CV quand d’autres se contentaient de moins de dix… Et ce fut pire après.
D’anciens camarades me disaient avoir galéré pour trouver un boulot, en passant moins de dix entretiens. Moi, je rédigeais cinq cents candidatures pour une seule interview. Longtemps, on a minimisé le fait que j’accuse mon apparence d’en être la cause, comme si je fantasmais les discriminations. Aujourd’hui, on a des chiffres qui prouvent que je ne suis pas paranoïaque. » Et Gabrielle Deydier de regretter ces différences de genre dans le monde médical également : en France, parmi les patientes qui recourent à la chirurgie bariatrique, 80 % sont des femmes. En Belgique aussi, elles sont majoritaires.
Pour l’auteure, l’obsession du corps est radicalement différente d’un sexe à l’autre. Patrick Traube confirme que le diktat de la sveltesse est encore plus ancré dans la gent féminine, à qui l’on fait croire que la minceur est un désir masculin. » Le mythe du corps parfait fait partie intégrante de la constitution de l’estime de soi. Même être belle « pour soi-même » se construit dans le regard des autres, comme si c’est autrui qui devait valider notre silhouette « , constate le psychologue.
Par ailleurs, dans une société où l’image est devenue obsédante et le sésame de la réussite, Gabrielle Deydier déplore que les opérations de réduction de l’estomac soient devenues un vrai business, au même titre que la chirurgie esthétique. » La grossophobie médicale fait clairement partie du racisme ordinaire envers nous. Heureusement, ça ne concerne pas tous les médecins. Mais s’agissant de moi, c’est plus de la moitié de ceux que je rencontre qui ont des propos scandaleux. Comme ce gynécologue qui se demandait ce qu’il allait bien pouvoir voir dans tout ce gras… Ces docteurs contribuent à la fuite des obèses, certains meurent en silence en refusant de se faire soigner. La culpabilisation n’est pas un remède. »
La diabolisation du surpoids ne ferait donc qu’augmenter le problème. Si l’objectif de Gabrielle Deydier est d’alerter les pouvoirs publics, les injustices sont loin d’être neuves. En 1990 déjà, une enquête dans le Southern Medical Journal montrait que 9 obèses sur 10 préféreraient être amputés d’une jambe plutôt que rester ainsi, et trouveraient préférable d’être muet ou même aveugle. En 1992, la Britannique Mary Evans Young créait la Journée internationale sans régime, pour prôner la diversité corporelle. Gabrielle Deydier, elle, a frôlé les limites du supportable et décidé de ne plus avoir honte. » Je ne veux plus être traitée de handicapée ou être insultée. Je suis grosse. C’est mon corps. » A l’heure où l’excès de poids pourrait devenir une norme statistique dans notre pays, l’OMS rappelle que l’obésité est une maladie mortelle. Ce n’est pas un gros mot.
(1) On ne naît pas grosse, par Gabrielle Deydier, éditions Goutte d’Or.
(2) Un individu est obèse lorsque son indice de masse corporelle dépasse 30 kg/m2, selon les normes de l’OMS. On le calcule en divisant le poids (en kg) par le carré de la taille (en mètre).
(3)Mon corps en désaccord, par Anne Zamberlan, éd. Fixot, et Coup de gueule contre la grossophobie, par Anne Zamberlan, éd. Ramsay.
Par Aurélia Dejond
« Sexiste et grossophobe », Jamel Debbouze ? La twittosphère s’est en tout cas déchaînée en ce sens, début septembre, suite à un dérapage de l’humoriste dans le talk-show Quotidien de Yann Barthès sur TMC. Tout est parti d’une séquence vidéo, diffusée à l’antenne, qui montre une jeune femme obèse accusant le chanteur Usher d’avoir eu une liaison non protégée avec elle… alors qu’il était atteint d’herpès. Sur le plateau, Jamel s’exclame : « Menteuse ! C’est impossible ! » Puis, il ajoute, pour enfoncer le clou : « Moi aussi j’ai eu un rapport sexuel avec Usher. S’il pouvait me faire un virement, ça m’arrange ! » Il n’en aura pas fallu plus pour déclencher une volée de critiques, probablement pas dénuées de fondement. Peut-on rire de tout ? Le Franco-Marocain répondait récemment sur Europe 1 à cette question : « Il peut nous arriver de ne pas être fins et de faire des glissades. » Voilà chose faite !
F.BY.
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