Frivole, la danse? « D’incroyables sacrifices se cachent derrière chaque mouvement »

La danse classique est tout sauf légère (surtout au Bolchoï) - Canva
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

La lecture n’est pas un passe-temps, c’est une promesse, celle de voyager dans le temps et l’espace au gré des ouvrages. Ivre de livres, Kathleen Wuyard vous emmène page à page dans ses périples papivores. Cette semaine, elle a dévoré le Bolchoï confidentiel de Simon Morrison.

Comme nombre de bibliophiles, il m’arrive de ressentir une pointe de culpabilité si d’aventure je délaisse trop longtemps les pages au profit d’autres passe-temps. Ainsi la découverte d’une nouvelle série aussi réussie qu’addictive s’accompagne-t-elle forcément du regret de mettre momentanément mes lectures de côté, car après tout, il n’y a que 24 heures dans une journée. Pourtant, loin d’être exclusifs, ces appétits culturels se nourrissent, et il n’est pas rare qu’une sortie en streaming soit le point de départ d’un périple dans les méandres de ma bibliothèque.

Prenez Etoile, l’hommage au ballet signé du couple à l’origine de Gilmore Girls pour Prime Video. Passant d’un grand jeté de Paris à New York, la série m’a donné envie de compléter l’immersion dans cet univers fascinant en faisant un détour par Moscou, et le Bolchoï confidentiel de Simon Morrison. Qui se languissait depuis longtemps du côté «non-fiction» de ma précieuse étagère à livres. Et c’est bien dommage, car tant que j’en suis à mettre les sources de divertissement en miroir, disons que sa lecture m’a rappelé à quel point un bon livre ressemble à un bon ballet. Le rythme est soutenu, l’histoire, captivante, et malgré les efforts que ça représente, la fluidité de l’exécution donne une illusion de facilité.

De la danse classique aux soubresauts du pouvoir

Il en va de la performance des étoiles, mais aussi de l’écriture de Simon Morrison, qui réussit le pari pourtant pas gagné d’avance de concentrer des siècles de danse et d’intrigue politique en un tome conséquent, certes, mais à la lecture tout ce qu’il y a de plus distrayante. Et instructive: qui eût pu imaginer que ce monument de la danse classique, outil en son temps de la propagande culturelle, ait été fondé non pas par un Slave mais bien par un Anglais débauché? Ce qui n’a pas empêché le pouvoir, qu’il soit impérial ou communiste, d’envisager le Bolchoï depuis son ouverture en 1825 comme un symbole, vaisseau amiral de l’image de la puissance que la Russie aime à projeter au reste du monde.

Après tout, n’est-ce pas là que fut proclamée la naissance de l’Union soviétique?

Dans ses murs, on croise Giselle, Paquita et le Prince Casse-Noisette, entre autres personnages dont les chorégraphies, exécutées face à un public exalté, sont parfois l’accomplissement de toute une carrière. Le Bolchoï est le repaire d’athlètes sur pointes, bien sûr, mais aussi de claqueurs, spectateurs professionnels chargés d’applaudir à tout rompre, ainsi que des fantômes de Tchaïkovski et de ballerines légendaires telles qu’Ekaterina Sankovskaïa ou Maïa Plissetskaïa. Pas mal de gangsters et autres figures louches, aussi, parce que le petit monde du ballet est décidément bien moins léger que le tulle de ses costumes ne pourrait le laisser penser.

Et ce n’est jamais plus vrai que dans «la plus russe des institutions culturelles nationales», consacrée qui plus est dans les mots de Morrison au «plus russe» mais aussi au «plus cruel» des arts, «oscillant entre le rêve et la discipline, créant des images angéliques à l’intérieur d’un processus de compétition infernal».

Au fond, il n’y a que les néophytes pour voir dans la danse classique quelque chose de frivole et de léger, plutôt que la discipline, les sacrifices et la physicalité inouïe qui se cachent derrière le moindre mouvement. Des arabesques et des sissonnes qui peuvent aussi parfois débouler sur jeux de pouvoir, heurts d’ego et manigances politiques.

Du moins, s’il faut en croire cette passionnante monographie consacrée par l’auteur américain, collaborateur régulier du New York Times, au Bolchoï. Laquelle, oserais-je le dire, virevolte de rebondissements en intrigues au rythme des meilleures séries. Et Etoile, dans tout ça? Disons qu’à votre place, j’ouvrirais plutôt un livre.

Bolchoï confidentiel, par Simon Morrison, Belfond.

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