Écrivain, géographe et dessinateur, Emmanuel Ruben, 44 ans, trace des lignes sur les cartes comme dans ses récits, à la croisée du politique et du poétique. Dans L’usage du Japon, il pratique une géographie de plain-pied en parcourant l’archipel nippon à bicyclette, carnet de notes et crayon en main. Itinéraire d’un adulte tatamisé.
Bienvenue en Zyntarie
Imaginer, c’est se préparer au voyage. Quand j’étais enfant, j’ai inventé un pays : la Zyntarie. C’était le 9 novembre 1989, jour de la chute du mur de Berlin. À ce moment-là, les frontières se redessinaient sur la carte de l’Europe : des pays retrouvaient leur indépendance, d’autres éclataient, comme la Yougoslavie. Je me suis dit, pourquoi pas un pays de plus ? Au départ, j’avais annexé une partie de l’Allemagne, et plus précisément les sources du Danube. Mon grand-oncle, ancien parachutiste, m’a fait remarquer ce geste impérialiste. Penaud, j’ai décidé de déplacer mon pays, de le fragmenter. Il est devenu un archipel, que j’ai installé en mer Baltique. Pourquoi là ? Je ne saurais le dire exactement, mais ce déplacement m’a donné envie de voyager en vrai. La Zyntarie, cet archipel voyageur de l’enfance, m’a poussé à étudier la géographie. Ce monde que je dessinais m’a appris à habiter l’ailleurs, à le désirer sans l’exotiser. L’imagination, c’est le premier pas du voyageur. Créer un pays, c’est éprouver le besoin d’en traverser d’autres. Un besoin que je n’ai jamais perdu.
Un autre monde est possible
Le Japon c’est l’ailleurs absolu. Un pays resté à l’écart de la colonisation, dont la langue nous est étrangère, peu parlée hors de ses frontières. C’est justement cette distance, cette altérité radicale, qui nourrit notre fascination. Pour ceux de ma génération, il est partout depuis l’enfance : dans le judo, les Game Boy, les vélos Shimano, les mangas… Ce que les Japonais appellent être tatamisé, c’est cette empreinte culturelle intime et profonde. Voyager au Japon, c’est retrouver les traces de cette enfance-là. C’est aussi expérimenter une autre manière d’habiter : plus calme, plus attentive, plus respectueuse. Là-bas, chaque rivière, chaque montagne est un kami, un esprit. Ce respect du vivant imprègne tout, dans un territoire dense et montagneux qui contraint la circulation humaine. Le Japon me rappelle qu’un autre monde est possible.
L’art du mouvement
Vivre, c’est passer d’un espace à un autre sans se cogner. Cette phrase de Georges Perec me hante depuis longtemps. Elle dit quelque chose d’essentiel sur la manière dont j’essaie d’habiter le monde : non pas en le traversant comme un couloir plein de portes à ouvrir, mais comme un espace fluide. J’ai toujours ressenti un inconfort à rester dans un lieu clos. Plus tard, j’ai marché, pédalé, pagayé, écrit, dessiné, pour habiter autrement les espaces. Le Japon m’a confirmé cela. C’est un territoire qui oblige à ralentir, à prêter attention, à comprendre sans vouloir posséder. Ce souci de l’attention aux seuils, aux autres, irrigue l’art de vivre japonais. C’est un art du mouvement, du respect de la densité, de l’élégance discrète.
La contemplation n’est pas un luxe pour les oisifs.
La lenteur active
Le développement de la mobilité douce fait naître l’espoir. Dans un monde parfois désespérant, la généralisation de la mobilité douce est l’un des rares signes d’espoir. C’est une forme de lenteur active, une manière de respirer dans la ville. À Toulon, où je vis depuis deux ans, les pistes cyclables se multiplient. Il y a dix ou vingt ans, personne n’envisageait de faire du vélo ici sans risque. Aujourd’hui, les automobilistes commencent à respecter les cyclistes. Le dessin même des villes change. En Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, cette culture est ancienne, mais elle gagne toute l’Europe. Le vélo n’est pas juste un moyen de transport : c’est une manière de redessiner notre rapport à l’espace.
Une subjectivité assumée
Tracer, c’est déjà comprendre. J’ai toujours dessiné. Dans mes carnets, le trait précède souvent le mot. Le dessin me permet de suspendre le jugement, d’entrer dans une forme d’attention active. Il ne s’agit pas de reproduire fidèlement, mais de ressentir les lignes de force d’un paysage. En cela, je me sens proche de ces cartographes japonais comme Inō Tadataka. Ils arpentaient le territoire à pied, en relevaient la forme avec une subjectivité assumée. Le territoire n’est pas une donnée neutre : c’est une rencontre.
Résister à l’effacement
Ce que j’ai aimé au Japon, c’est le respect du support. Le papier, par exemple, y est traité comme une matière noble, un lieu de mémoire. On y vend des feuilles à l’unité, choisies pour leur grain, leur odeur, leur transparence. Ce soin me touche. J’ai besoin de cette fréquence lente du manuscrit. Écrire à la main, c’est résister à l’effacement. Dans mes carnets, je fais des taches, des ratures, des repentirs. Tout cela fait partie du texte.
Habiter les lieux
Un livre est un lieu autant qu’un récit. Il y a un livre de George Steiner que j’aime beaucoup, Tolstoï ou Dostoïevski. Il y défend l’idée qu’on ne peut pas aimer les deux à la fois, sous peine de n’avoir pas de personnalité. L’un plonge dans les gouffres de l’âme, l’autre déroule l’espace autour de ses personnages. Moi, je suis un Tolstoï. J’ai besoin qu’un roman me plante le décor. Je ne peux pas flotter dans un espace indéfini, suspendu à des dialogues. J’ai besoin d’habiter les lieux, de les voir, de les sentir. C’est aussi pour cela que j’écris en géographe : pour relier les voix aux paysages. L’écriture est pour moi proche de la peinture : elle prend appui sur le réel pour lui donner une texture. Le lecteur ne doit pas seulement entendre des pensées, il doit traverser un monde.
Contempler
Continuer à rêver, c’est une forme de fidélité. Si je devais dire quelque chose à l’adolescent que j’étais à 16 ans, ce serait : continue à rêver. Continue à être zyntarien. On nous pousse très vite à quitter l’enfance, à renoncer aux digressions, aux divagations. Or ce sont elles qui forgent un rapport sensible au monde. La contemplation n’est pas marginale dans la culture nipponne. Elle n’est pas un luxe pour retraités ou oisifs. On peut passer des heures sous un arbre à regarder les cerisiers en fleurs. Ce sens de l’attention, de la disponibilité à ce qui vient, c’est peut-être ce qui nous manque le plus.