Les enfants Youtubeurs, un phénomène inévitable?

. © Brecht Vandenbroucke

Ils ont entre 6 et 16 ans et nous exhortent à rejoindre leur famille. Le phénomène des enfants YouTubeurs prend de l’ampleur, avec toutes les dérives – nombrilistes ou publicitaires – que cela comporte.

Ryan, de la chaîne Ryan’s World, totalise près de 30 millions d’abonnés et cumule environ 50 milliards de vues sur ses vidéos. Déballage et critiques de jouets offerts par les marques – ce qu’on appelle dans le jargon l’unboxing -, réalisation d’expériences scientifiques ou challenges variés: c’est toute son enfance qui est filmée et postée sur les réseaux sociaux de manière presque quotidienne. Il a 9 ans, et selon le magazine Forbes, il serait le YouTubeur le mieux payé de la plate-forme, avec un gain de près de 30 millions de dollars sur l’année 2020.

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De notre côté de l’Atlantique, en France, ce sont Swan et Néo qui mènent la danse. Avec leur chaîne commune, ils regroupent plus de 5 millions d’abonnés. Sans compter leurs chaînes personnelles secondaires et celles de leurs parents. A l’instar de leur confrère américain, tout y passe. Chaque instant de vie est édité, publié, partagé et commenté. La famille a même créé des fournitures scolaires, un tas d’objets dérivés et même une BD. De quoi engranger facilement des bénéfices très alléchants.

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Comment en sommes-nous arrivés là? C’est la question que se pose l’autrice Delphine de Vigan dans son dernier roman, Les enfants sont rois, qui raconte le drame d’une famille de YouTubeurs. « Et si la vie privée n’était plus qu’un concept dépassé, périmé, ou pire, une illusion? (…) La vidéosurveillance, la traçabilité des communications, des déplacements, des paiements, cette multitude d’empreintes numériques laissées partout avaient modifié notre rapport à l’image, à l’intime. A quoi bon se cacher puisque nous sommes si visibles, semblaient dire tous ces gens, et peut-être avaient-ils raison? », interroge-t-elle de façon acerbe.

Les enfants ont toujours été une arme de marketing incroyable

En quête de lumière

Selon David Hachez, expert en nouveaux médias et en communication digitale, l’avènement des enfants sur YouTube s’explique de plusieurs façons: « Il y a d’abord la multiplicité des écrans dans le foyer. Au cours de ces vingt dernières années, l’évolution a été fulgurante et certaines familles en totalisent un nombre titanesque.

Ensuite, la qualité des technologies a énormément évolué, ce qui permet de partager plus qu’hier… et moins que demain. Enfin, il y a une explication plus sociologique mais qui a toute son importance: c’est la volonté qu’on a tous d’être dans la lumière. Avec l’apparition des réseaux sociaux et des téléréalités, on observe une course à la notoriété qui se couple avec un désir de laisser une trace, et donc d’exister. »

Les enfants Youtubeurs, un phénomène inévitable?
© Brecht Vandenbroucke

Cependant, comme l’explique Bernard De Vos, Secrétaire général aux droits de l’enfant, le cas des enfants YouTubeurs suit des tendances déjà bien établies. « Cela peut faire froncer les sourcils, mais ce n’est pas si différent de l’arrivée des enfants stars dans les années 90, les jeunes mannequins ou les concours de mini-miss. Certes, dans le cadre de YouTube, il y a une logique économique malsaine mais il n’y a rien de révolutionnaire là-dedans. Les enfants ont toujours fait vendre. Ils ont toujours été une arme de marketing incroyable. Le souci avec cette plate-forme de vidéos, comme dans tout finalement, c’est l’excès. »

C’est peut-être cette démesure qui rend la situation si effrayante. Cette chasse aux abonnés vorace, cette quête de notoriété constante et l’exhortation aux pouces bleus et cloches de notifications donnent le tournis. L’effet pervers? Tout cela semble innocent, voire attendrissant. Ce ne sont que des mômes qui jouent et se mettent en scène. Quand on s’y penche de plus près, pourtant, on observe surtout un raz-de-marée de jouets, poussant à la surconsommation et l’idéalisation continuelle de l’enfant. Pas si naïf…

A qui la faute?

Qui est responsable? Les parents ou YouTube? Certains estiment que les dérives sont en partie dues à ceux qui poussent leur progéniture sur la pente glissante. « Franchement, je ne vois aucun souci à voir une famille ouvrir un jouet ensemble en se filmant, une fois de temps en temps, relativise Bernard De Vos. Mais là où le bât blesse, c’est quand ce déballage devient presque quotidien. Quand les parents lâchent leur travail pour se consacrer pleinement à cela. Là, je pense que ça devient problématique. »

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.© Getty Images

D’autres considèrent que cela devrait être à YouTube de réguler la situation, d’être plus restrictive et d’imposer un meilleur contrôle sur les vidéos partagées. Cependant, comme le précise David Hachez, cette approche est un peu trop idéaliste… « Il est clair que YouTube ne va pas prendre des mesures contraignantes qui restreindraient ses créateurs de contenu.On ne scie pas la branche sur laquelle on est assis. Le concept même de la plateforme, c’est d’offrir à des vidéastes la possibilité de partager leurs oeuvres avec le plus grand nombre. Il y a donc une double relation, chacun a besoin de l’autre pour avancer. » Le média social a besoin de concepteurs à l’imagination débridée pour exister, et ceux-ci ont besoin de ce canal pour garder leur job.

Et puis, il y a l’argent. YouTube s’enrichit et les créateurs sont rémunérés en fonction du nombre de vues qu’ils génèrent et, donc, des pubs insérées dans les vidéos. « Une fois que l’on a compris cette relation, on se rend bien compte qu’il est totalement utopiste d’espérer une quelconque réaction du géant américain, affirme David Hachez. Toutefois, l’entreprise a mis en place des guidelines assez précises, notamment dans le cadre de chaînes de personnes mineures. Mais ce sont juste des conseils… »

Autre point important du débat: les conséquences que le phénomène pourrait avoir sur les enfants. C’est d’ailleurs le sujet du livre de Delphine de Vigan, qui entrevoit un avenir sombre pour ces jeunes coqueluches de la Toile… « Pour moi, ces enfants sont victimes de violence intrafamiliale. (…) Les parents prétendent que c’est un loisir – qui rapporte des millions – moi, j’appelle ça du travail dissimulé. Un travail pénible, harassant et dangereux, quoi qu’ils en disent », fait-elle dire à l’un de ses personnages.

Les enfants Youtubeurs, un phénomène inévitable?
© Brecht Vandenbroucke

L’impact à long terme

David Hachez se veut plus nuancé: « Je pense qu’il est un peu trop tôt pour dégager des effets clairs. » Mais si on se base sur le passé, cela peut effrayer. Il y a déjà eu des cas d’enfants stars qui ont eu des fins tragiques. Je pense à Macaulay Culkin, le héros de Maman j’ai raté l’avion, qui a eu de gros problèmes de drogue. De plus, c’est assez effrayant de voir ces kids qui sont groomés à devenir influenceurs. Qui ne se mesurent que par les mentions « j’aime », le nombre de vues, les partages et les commentaires. Leurs échelles de valeurs doivent être fortement impactées. » Et de poursuivre en pointant aussi les dérives classiques du Web et la haine qui peut s’y déverser sans filtre. « Faire face à cela, pour un môme, ça ne doit pas être évident. Après, j’espère que les parents sont là pour gérer… »

Pour Bernard De Vos, il paraît toutefois « un peu rétrograde et hypocrite » de s’insurger contre l’arrivée des enfants YouTubeurs: « Ils sont là, et cela ne va pas disparaître du jour au lendemain, prévient-il. C’est clair qu’ils n’apportent pas vraiment de plus-value en déballant des jouets ; cela serait tellement plus intéressant d’avoir, imaginons, un gamin doué en math qui ferait une chaîne pour expliquer la matière aux autres… Mais le travail des enfants a toujours existé. Un fils de boulanger qui aide à la boutique le dimanche matin et qui a 10 ans, c’est aussi un job… Le gros avantage de YouTube, c’est que tout est visible. Tout est sur les réseaux et il est très facile de repérer les dérives, les écarts et les éventuels problèmes que cela peut poser. D’autant qu’en Belgique, nous avons un cadre légal assez complet là-dessus. » Certes, comme le relève encore le Secrétaire général aux droits de l’enfant, la loi est loin d’être parfaite mais donne les moyens de limiter et de restreindre ( lire l’encadré ci-dessous).

Tout est donc une question de mesure. Comme pour tous les nouveaux médias, il n’est pas question d’interdire mais d’inciter à une meilleure utilisation, plus raisonnée et raisonnable. En la matière, les parents qui fustigent ces chaînes familiales doivent aussi mettre en perspective leur propre responsabilité: celle de laisser leur marmaille regarder ces programmes et alimenter, à leur manière, ce système pernicieux. Une tirade trouvée dans le bouquin Les enfants sont rois résume très bien cette idée. Elle est prononcée par le commissaire en charge des faits, qui se rend compte que ses filles sont elles aussi accros à ces vidéos. « Tant qu’elles ne regardent pas du porno, tu sais, on se dit que tout va bien. On n’a pas pensé une seconde à la quantité de pubs qu’elles se sont bouffées l’air de pas y toucher… Tu sais, je suis sûr que c’est la même chose pour la plupart des parents. De loin, ils ne voient pas le mal. Leurs mômes regardent d’autres mômes en train de jouer, au pire c’est un peu cucul mais ça ne présente pas de danger. (…) Mais maintenant je comprends mieux pourquoi ma petite m’a fait une véritable crise au Carrefour pour acheter des figurines Disney. Et sa passion soudaine pour les biscuits Oreo. » Beaucoup s’y reconnaîtront.

Le cadre belge

La loi du 3 juillet 1978 sur les contrats de travail, mise à jour le 31 décembre 2020, protège et réglemente le travail des enfants, en Belgique. Elle a, pour principe général, l’interdiction de faire ou de laisser travailler les jeunes encore soumis à l’obligation scolaire à temps plein, c’est-à-dire tout mineur de moins de 15 ans. Cependant, des dérogations, accordées par le Service public fédéral Emploi Travail et Concertation Sociale, existent pour les acteurs, chanteurs, musiciens, danseurs et les petits travaillant dans le monde de la publicité, ce qui inclut les YouTubeurs.

Si ce travail est légalisé, il s’accompagne néanmoins de restrictions quant à la durée, la fréquence et la rémunération. Tout montant perçu est obligatoirement reversé sur un compte épargne au nom de l’enfant qui en est le seul titulaire et pourra en bénéficier à sa majorité.

Un cadre légal entend protéger l’enfant au maximum et met en place des sanctions en cas de non-respect de ces règles. Est-ce suffisant? On vous laisse juger.

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