Comme on n’en fait plus

© karel duerinckx

Un événement récent remis en perspective à l’aide de références historiques ou pop culture, de mauvaise foi occasionnelle et d’une bonne dose de désinvolture.

En automne 1990, il y a pile trente ans, sortait dans les salles un film comme on n’en fait plus – les cinéphiles avertis songent tout naturellement à Dancing Machine, avec Alain Delon en prof de danse infirme et acrimonieux, quelque part entre Dr House et Kamel Ouali, mais non. L’objet de notre attention? Pretty Woman. Cent-douze centimètres de jambes sur le Strip ou dans un bain moussant, le shopping en open bar sur la carte de crédit et une séquence de mondanités hippiques comme dans My Fair Lady ; on connaît la chanson, une bonne vieille scie de Roy Orbison en l’occurrence. Ce qui est moins connu, c’est le scénario original, titré 3000$, soit le montant payé par Edward pour sa semaine avec Vivian. Une tout autre histoire, un drame réaliste ayant pour toile de fond les dérives de la haute finance, dans lequel Edward Lewis incarnait un lointain cousin de Gordon Gekko, l’infâme yuppie de Wall Street, sorti trois ans plus tôt. Le récit initial devait même se conclure sur Vivi, jetée par son ex-pygmalion, avec deux issues possibles, selon les sources: certaines se contentaient d’un final dans une morne ruelle sale, d’autres mentionnent un bus, dans lequel elle embarque, direction Disneyland pour claquer l’argent durement gagné. Ironie du sort, c’est lors du rachat des droits par Disney que ce dénouement un peu plombant est envoyé aux oubliettes, comme quoi toute pub n’est pas toujours bonne à prendre. On a ensuite pu compter sur l’efficacité de la Company pour édulcorer l’aura licencieuse de ce qui est finalement resté une romance tarifée entre un vautour grisonnant, spécialisé dans le démembrement d’entreprises en difficulté, et une pute au grand coeur, tirée d’une routine faite de copines accros au crack et de serial killers ; la rencontre de deux êtres qui « baisent les gens pour de l’argent », comme c’est joliment dit dans le texte. La magie Disney, ce n’est pas d’avoir gommé la critique du capitalisme vulgaire, mais peut-être de l’avoir reléguée au dixième rang, évoquée du bout des lèvres, mais toujours ponctuée d’un sourire, calibre 38 dents. L’argument principal, l’affiche le dévoile avec une naïveté de romcom presque touchante: « Il s’est offert ses charmes… Elle a volé son coeur. » Et là, avec tout le respect dû au culte trentenaire de ce « conte de fées moderne », on commence aussi à mieux comprendre pourquoi on n’en fait plus, des films comme ça.

La magie Disney, ce n’est pas d’avoir gommu0026#xE9; la critique du capitalisme vulgaire, mais peut-u0026#xEA;tre de l’avoir relu0026#xE9;guu0026#xE9;e au dixiu0026#xE8;me rang, u0026#xE9;voquu0026#xE9;e du bout des lu0026#xE8;vres, mais toujours ponctuu0026#xE9;e d’un sourire, calibre 38 dents.

D’accord pour l’étroitesse du propos, concéderont les fans les plus conciliants, mais au moins, il y a un happy end, et ça, ça fait du bien. Cette fin alternative devenue officielle, parlons-en. Contre-plongée, musique à fond, coups de klaxon, vol de pigeons, Richard Gere s’extirpe du toit de sa limousine, brandissant dans une main un bouquet de roses rouges, dans l’autre un parapluie, ustensile bien pratique pour se hisser jusqu’à la scène finale, celle du balcon en métal ; oeillade, punchline, bisou, montez les violons. On n’apprend rien aux mélomanes, mais ces envolées de cordes sont celles de La Traviata, en écho à la fameuse scène de l’opéra – mais oui, celui qui était si merveilleux que Vivian a failli faire pipi dans sa culotte. Sans trop creuser et toutes proportions gardées, ça a l’air mignon comme idée. Au détail près que La Traviata (La Dévoyée), sous ses airs enjoués, c’est tout de même le destin tragique d’une courtisane déchue, voulant s’extraire de sa condition pour vivre un amour interdit, qui ne connaît pas de happy end mais s’éteint après une longue et solitaire agonie. Quel rabat-joie, ce Verdi.

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