Retour à Brindisi

Phileas Fogg déposa le Times du jour sur le guéridon en poussant un soupir. Depuis son retour de son spectaculaire tour du monde, il n’avait jamais senti sa vie aussi vide, inutile. Et son club, le Reform Club, aussi sépulcral. Sir Reginald Lacross, un de ses rares amis, s’assit près de lui.

 » Vous me paraissez bien sombre, mon ami. Le thé a-t-il perdu sa saveur après quatre-vingts jours de boissons exotiques ? demanda-t-il en agitant son verre de whisky.

Fogg leva les sourcils.

– S’il ne s’agissait que du thé, cher Reginald. Plus rien n’a de saveur. Je m’ennuie. Comment parvenez-vous à rester si enjoué ?

– Un de mes amis m’invite cette nuit à une expérience hors du commun. Pourquoi ne pas m’accompagner ?

Fogg haussa les épaules.

– Mon domestique, ce cher Passepartout, m’a traîné dans tout ce que Londres propose comme spectacles extravagants, excentriques, parfois carrément sordides. Sans m’offrir le moindre frisson, même de dégoût. Alors…

Sir Reginald se rembrunit.

– Rien de pareil, cher Phileas. Je ne vous entraîne pas dans les bas-fonds. Et, désolé, ajouta-t-il avec un petit sourire, il n’y aura pas de dames. C’est une expérience scientifique. Mais je vous préviens, elle peut se révéler extrêmement dangereuse. Si elle tourne mal, nous pouvons y laisser la vie…

Fogg avala une gorgée de thé en faisant la grimace.

– Je croyais avoir déjà affronté tous les dangers possibles sur cette bonne vieille planète. Mais s’il existe un péril inédit et mortel, je suis votre homme, old chap !

Le rendez-vous était fixé à 23 heures, Tavistock House, dans le quartier de Bloomsbury.

– J’ai passé dans cette maison une excellente soirée il y a quelques années en compagnie de Charles Dickens.

– Il a déménagé depuis. L’actuel occupant, un physicien suédois, y a installé son laboratoire.

Le jeune homme qui les accueillit n’avait pas 30 ans. Lacross fit les présentations.

– Un jour, si nous survivons à cette nuit, Phileas, vous prendrez autant de plaisir à lire les oeuvres de H.G. Wells que celles de Dickens.

L’homme fit un sourire gêné sous sa courte moustache.

– Sir Reginald est toujours trop flatteur. C’est pour ça que tout le monde l’apprécie ! Je n’ai publié jusqu’ici que de petites choses. Mais, ajouta-t-il les yeux brillants et les rouges joues, je tiens peut-être le sujet de mon premier roman si l’extraordinaire expérience du professeur Svensson tient ses promesses.

Dans les sous-sols illuminés du vénérable bâtiment, trônait sur un tréteau une bizarre structure métallique aussi grande et inquiétante qu’un requin.

Un homme très grand, très maigre et très voûté s’avança vers eux. Il leur lança un regard sombre comme s’ils le dérangeaient en pleine activité. Devant son silence boudeur, Wells prit la parole. Il désigna l’appareil de la main.

– Je vous présente, Messieurs, la machine à remonter le temps !

A regrets, Svensson finit par écarter une ouverture pour exposer l’intérieur de son invention. Dans la cabine, décorée comme un salon victorien, devant un tableau de bord multicolore, une énorme poupée était installée dans un fauteuil.

– Si l’expérience réussit, reprit Wells, cette baudruche va voyager jusqu’au XXIe siècle. Si elle en revient indemne, le professeur Svensson enverra un être vivant.

La voix de Fogg retentit pour la première fois.

– Comment vous assurer que cette machine a rejoint le futur ? Vous n’espérez pas que le voyage ait donné à votre poupée le sens de la parole ?

– Vous préférez tenter vous-même l’expérience ? ricana Svensson.

– Pourquoi pas ? répliqua Fogg en montant à bord sans hésiter.

Lorsque la machine s’immobilisa, Fogg eut l’impression qu’il allait tomber en mille morceaux. Les vibrations l’avaient tant secoué que l’intérieur de son corps devait n’être plus que chaos. Sa tête lui faisait atrocement mal. Il se força à s’extirper de son fauteuil et à repousser la porte. Il la laissa aussitôt retomber. Dehors, le soleil était éblouissant. En tout cas, il ne se trouvait plus dans une cave humide de Londres.

Au prix d’un grand effort, il sortit de son véhicule. Dès que ses yeux se furent habitués à la lumière violente, son regard se posa sur deux épaisses colonnes romaines qui le surplombaient. Il tourna les yeux. Un large escalier de marbre descendait jusqu’à la mer. Ou plutôt à un quai où étaient amarrés des voiliers.

– By Jove ! Brindisi ! C’est ici que j’ai embarqué il y a trois ans pour la première étape de mon tour du monde ! Au lieu de m’emmener deux siècles plus tard, ce sacré Suédois m’a seulement déplacé de quelques milliers de kilomètres.

Il descendit, les jambes encore tremblantes, jusqu’à la mer, et fit quelques pas sur le quai absolument désert. Soudain, il fut interpellé par un uniforme, qu’il ne reconnut pas. Surtout, il n’avait jamais vu un militaire portant une espèce de masque sur la bouche.

 » Sorry, I don’t speak Italian. I am… « 

Le gradé enchaîna en anglais en demandant, plus surpris qu’irrité, ce que diable le  » gentleman  » faisait là.

Un peu de tourisme, répliqua Fogg. Avouer qu’il venait de la fin du XIXe siècle le ferait enfermer chez les cinglés. Or, à voir la tête que tirait le carabiniere, sa réponse qu’il croyait inoffensive, le faisait manifestement passer pour fou.

– Et le confinement ? Et l’interdiction des voyages ?

Phileas était de plus en plus perdu.

– Les voyages interdits ?

– Depuis le 9 mars 2020 ! éructa le flic de plus en plus enragé. Il s’étouffait tellement qu’il arracha son masque pour tousser.

Fogg, le voyant empoigner ses menottes, s’empressa de remonter les escaliers et de rejoindre sa machine qui aussitôt s’évapora.

En retrouvant après Dieu sait combien de temps les sous-sols de Tavistock House, il poussa un cri de soulagement qui s’acheva dans une épouvantable quinte de toux. Il se sentit fiévreux. La porte de sa machine à peine ouverte, il s’effondra entre les bras de ses trois amis.

 » Alors ? demandèrent-ils en choeur. Qu’as-tu ramené de ce voyage ?

– Une drôle de grippe, répondit Fogg, la voix rauque avant de tomber dans les pommes…

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