Soleil dehors cherche soleil dedans

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Cette chronique ressemble à un événement organisé en plein air, sans tonnelle: elle est totalement dépendante des caprices de la météo. S’il fait beau, c’est bingo, promesse de gens dans la rue et récolte aisée de mots. Parfois, à quelques mètres d’intervalle, plusieurs phrases jaillissent. Phrase numéro un: « Bien sûr que je m’amuse, je viens de boire un Martini! » Phrase numéro deux: « On ne compte pas pour du beurre ni pour de la margarine! » Phrase numéro trois: « Je ne veux plus de pansements dans ma life! » C’est comme un tapis rouge qui se déroule pour l’écriture… Mais s’il fait dégueulasse, que la drache est au rendez-vous, il faudra relativiser comme à une noce: « Mariage pluvieux, mariage heureux! » Il faudra patienter, redoubler d’attention, se poster à un endroit où les gens s’abritent de la pluie, attendent leur bus ou leur test PCR…

Les masques ne sont-ils pas une excuse commode pour ne plus faire l’effort de ce pas vers l’autre?

Je repense à ce dessin animé de mon enfance, à ces personnages, Esteban, Zia, Tao et à ce soleil invoqué à l’aide d’un médaillon… On n’est pas dans Les cités d’or, on est en Cité ardente… Aujourd’hui, tandis qu’il pleuvait des cordes, un homme a crié à un autre homme, de l’autre côté du trottoir, de lui filer une cigarette. L’homme d’en face lui a répondu: « Tu rêves, mec! Quand on m’appelle de Berlin pour me gratter une clope, c’est non! Bouge ton cul et vient me parler ici! » L’expression me fait rigoler. Je n’avais jamais entendu une réplique pareille. Cela tient presque de la punchline. Je crois que cette réponse saugrenue est en passe de détrôner « Et ma gueule pour la fumer, ta clope, tu la veux? » dans mon top 10 des inoubliables.

Je me demande si ces deux hommes se connaissent. Je me demande si, d’ordinaire, ils parlent avec ces grands gestes et cette véhémence. Ont-ils un passif qui les oppose, ont-ils un oeuf à peler? Est-ce que quelque chose dans la manière de demander cette cigarette a provoqué cette manière de riposter? Je les remercie intérieurement, ces deux hommes. Grâce à eux, ma fabrique à images s’active sous la pluie. Je vois se dessiner deux pays, deux territoires. Les rangées de voitures deviennent des frontières métalliques. Il y a nous ici et lui, là-bas. Ce n’est plus simplement deux trottoirs parallèles. L’eau mouille ma vision. Je vois aussi deux rives et un fleuve qui charrie toutes les crasses de la ville et de la vie. L’un des deux hommes va devoir traverser le guet, faire quelques pas vers l’autre pour qu’il y ait rencontre et partage. Mais cet homme juge visiblement que l’effort n’en vaut pas la chandelle. Noms d’oiseaux. Chacun trace sa route…

Comme il pleut, je ne peux pas sortir mon téléphone. Je murmure juste leurs phrases pour tenter d’en garder le sel et ne pas les déformer. Ce bref échange me renvoie à mes questionnements du moment sur l’évolution des relations depuis le confinement. On aspire à se reprendre dans les bras l’un de l’autre sans penser virus, à se repartager un verre sans penser microbes, à revoyager sans penser tracasseries administratives. Mais est-ce que la boisson et l’ivresse étaient vraiment communes avant cette crise sanitaire? N’étions-nous pas déjà ces êtres nareux et méfiants? Est-ce que l’accolade était réellement franche, la générosité toujours de mise, l’ouverture évidente? Les masques ne sont-ils pas une excuse commode pour ne plus faire l’effort de ce pas vers l’autre? Les réseaux sociaux n’ont-ils pas bon dos pour justifier notre fiel et notre pouvoir de nuisance? Et ces papiers de laboratoires, ces autorisations à présenter à la descente du train et dont nous nous plaignons tant, ne restent-ils pas de menus désagréments en comparaison de l’absence de papiers tout court?

Ce jour-là, à l’entrée de ma rue, je vois cette tarte aux cerises, éjectée de son emballage industriel, écrabouillée sur le pavé. Elle n’était pas là lorsque je suis sortie de chez moi. Le geste maladroit a dû se produire il y a peu. Une personne a dû pester, être contrariée, peut-être même pleurer. Une surprise pour quelqu’un ou une douceur pour soi-même a dû tomber à l’eau. Dans tous les cas, une envie gourmande a été gâchée. Je regarde cette tarte et je me dis que la réponse à mes questions se trouve aussi là, sous cette pluie battante, sur ce trottoir.

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