Ta chaussure est un poème

Lisette Lombé © karel duerinckx

Il y a quelques semaines, j’avais photographié une paire de pantoufles en fausse fourrure rose fluo, déposées sur un boîtier métallique de raccordement de fibres optiques, juste en face de mon domicile. Cela faisait trois jours qu’elles étaient là. Impossible de les louper tant leur couleur flashy tranchait avec la grisaille ambiante. On aurait plutôt dit une installation artistique qu’un dépôt illégal d’immondices. Je sentais que je tenais un début de poème sur les objets abandonnés ou perdus, puis l’idée m’est simplement sortie de la tête comme elle était venue.

Et voilà que cherchant dans mon GSM une ancienne photo d’atelier d’écriture, je retombe sur ces fameuses pantoufles. Je ne saurai jamais à qui elles appartiennent, ni pourquoi elles ont été laissées à cet endroit précis. Par contre, lors de mes balades urbaines, je peux désormais décocher un coup d’oeil vers le sol, juste après avoir capté une parole inspirante, et commencer à écouter aussi ce qu’ont à me dire les chaussures sur leurs propriétaires. Rien de révolutionnaire, juste une légère variante.

Et si, d’aventure, je devais oublier d’ajouter ce nouveau mouvement à ma feuille de route d’arpenteuse-poétesse, ce ne serait pas bien grave. C’est que l’idée n’était pas assez inductrice de nouvelles ouvertures métaphoriques. L’important, c’est la mise en route avec le nouveau regard, c’est la confiance dans ces forces qui travaillent hors du champ de la réflexion, c’est l’expérience de la dépossession. Dans une société du tout au contrôle, il est doux de se laisser porter au gré du vent et de ses envies.

Cette semaine, j’ai entendu une jeune fille répondre à ses amies qu’elle aimerait bien se marier mais que ce n’était pas un rêve absolu pour elle. Elle portait des ballerines blanches. On aurait dit que le froid n’avait aucune prise sur elle et qu’elle était déjà prête pour sa cérémonie. J’ai entendu une femme, assise sur des marches près du Palais de Justice, qui parlait d’un moment inoubliable à côté d’une machine à bonbons. J’ai pensé que sa langue avait fourché et qu’elle voulait plutôt dire machine à café mais elle a répété le mot bonbons. Les lacets de ses baskets étaient arc-en-ciel, comme son sac. Nous n’étions plus dans la rue, nous étions dans la Chocolaterie de Charlie. Il y a eu aussi ce jeune type qui hurlait, après avoir claqué la porte d’un commerce de nourriture asiatique.  » Ta voiture, on va te la voler, sale bâtard! «  Fossé immense entre l’élégance du pied et le vocabulaire ordurier, entre le raffinement des boots et la violence de la menace. L’exercice me renvoie à mes propres stéréotypes. Comme s’il fallait porter des godasses crades pour s’énerver et intimider autrui! On y revient toujours, malgré soi, à cet habit qui fait ou ne fait pas le moine.

J’ai vu un ersatz de Karl Lagerfeld qui regardait avec du0026#xE9;dain mes baskets et mon training u0026#xE0; l’entru0026#xE9;e d’un festival de littu0026#xE9;rature.

Ce mardi-là, je suis rentrée de ma balade en me demandant si le jeune type allait passer à l’acte. J’ai pris une feuille de papier. J’ai écrit les mots  » ballerines « ,  » bonbons « ,  » boots «  en grand, et je me suis donné quinze minutes pour voir quelles associations, sonorités et images émergeraient. J’ai vu apparaître mon père, employé modèle, qui cirait chaque soir ses chaussures. Le cuir était tellement brillant qu’il ressemblait à du bois enduit de cire d’abeilles. Je me suis souvenue de son proverbe d’enfance.  » Je me croyais malheureux, marchant pieds nus, jusqu’à ce que je croise une personne sans pieds.  » J’ai vu aussi se dessiner un ersatz de Karl Lagerfeld qui regardait avec dédain mes baskets et mon training à l’entrée d’un festival de littérature. J’aurais aimé lui expliquer comment le confort participe à mon ancrage dans le sol et comment cet ancrage me permet de donner de la puissance à mes textes de slam. J’ai vu aussi des tas de mots commençant par la lettre B. Baiser. Biberon. Bégonias. Blablabla. J’ai vu aussi les talons hauts qui me métamorphosaient en diva le temps d’un numéro de cabaret. J’ai vu Pierre Cardin, créatif jusqu’au dernier souffle. J’ai vu Papa Wemba et sa bande de sapeurs. J’ai vu des semelles rouges, des pompes bijoux, des savates d’or et encore et toujours ces pantoufles en fausse fourrure rose fluo qui tentaient de me dire quelque chose sur moi-même ou sur le monde.

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

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