Michelin ou… Pirelli? Le sexisme dans l’Horeca relancé par un calendrier « lunaire »
Le grossiste anversois Claessens s’est attiré les foudres de plusieurs restaurants en leur offrant un calendrier de femmes nues. Une initiative jugée pour le moins rétrograde, qui n’a pas manqué de choquer. Very bad buzz.
Clara Freitas n’en revient toujours pas. « Totalement irréel », souffle au téléphone la cheffe du restaurant bruxellois Pénar. Mi-décembre, parmi les caisses de fruits et légumes livrées par le grossiste Claessens, elle découvre un calendrier. À la veille de la nouvelle année, rien de surprenant jusque-là. Mais en tournant les pages, le cadeau promotionnel dévoile les photographies de douze femmes dénudées – posant au bord d’une rivière, dans un appartement, sous un ciel azuré… – accompagnées d’une liste des végétaux disponibles mois par mois.
Michelin ou Pirelli, il faut choisir
« J’ai d’abord pensé à une blague, explique-t-elle, mais j’ai vite compris que ce n’en était pas une. Ce contenu pornographique envoyé avec autant de légèreté, comme si de rien n’était, m’a scandalisé. » Choquée, la cuisinière envoie un message au commercial avec lequel elle est en contact. La réponse la sidère : « Si ça ne vous plaît pas, remettez-le dans le bac, on le reprendra ». Clara Freitas insiste et finit par recevoir une réponse « probablement rédigée avec l’aide de ChatGPT » disant en substance « Toutes nos excuses, en espérant que cela ne remette pas notre collaboration en cause. »
Après une discussion avec son confrère Paul Ravet, qui travaille sur le pop-up Loading à Boitsfort, le duo décide de mettre fin à la collaboration avec Claessens. « Il est impossible de travailler avec des personnes qui ne partagent pas les mêmes valeurs. En tant que femme, je me bats tous les jours pour exister dans ce milieu, une telle objectivation, combinée à un désaveu pareil, n’est pas admissible », commente celle qui a rejoint S.H.I.F.T., un groupe de soutien et de promotion pour les femmes travaillant dans l’Horeca à Bruxelles. Engagée, cette structure emmenée par Alice Jaroszuk (Goods) a évoqué sa possible intention d’interpeller différentes locomotives du secteur – Michelin, Gault&Millau, North Sea Chefs… -, dont Claessens est sponsor officiel, afin qu’elles clarifient leur position sur le sujet.
Probablement perçues à la façon d’épines communicationnelles dans le pied, les réponses attendues ne risquent pas d’arriver si tôt. Pour preuve, fin de non-recevoir chez Michelin qui n’a pas donné suite à notre demande… et position on ne peut plus helvétique du Gault & Millau qui « s’estime non concerné » et « laisse aux parties concernées le soin d’échanger librement sur le sujet et dans le respect mutuel ». North Sea Chefs, pour sa part, n’a pas été contacté.
Dommage, car le discrédit rejaillit sur l’ensemble des acteurs de la restauration dans un pays où le sexisme est puni par la loi. Sur le site Police.be, une définition particulièrement pertinente rappelle que le sexisme inclut « des remarques méprisantes et stéréotypées au travail en raison de votre sexe ». Nul besoin de préciser qu’assimiler une femme à une paire de seins en fait tristement partie.
Calendrier « lunaire »
Justine Mangin, jeune cheffe débarquée à Bruxelles depuis 8 mois, chez Grabuge, résume bien ce qui se joue là, à savoir l’image souillée d’un secteur d’activités tout entier. « C’est profondément choquant. Je suis très surprise que cela se produise à Bruxelles où jusqu’ici j’avais observé plus de bienveillance qu’en France où le milieu est très élitiste. Jamais je n’aurais pu imaginer que débarque un tel objet conçu pour être accroché en cuisine. Je pensais naïvement peut-être que c’était le fait des années 80 et des marques de pneus de tracteurs. La plus grosse déception est de savoir que ce calendrier plaira certainement à certains chefs et qu’ils l’afficheront. Je m’effraie à l’avance pour les femmes qui évoluent dans ce type d’environnement », détaille-t-elle.
« Il n’y a pas de mots », remarque Jocasta Allwood de l’enseigne Nightshop. « Il est question de rien de moins que de la distribution de matériel pornographique par un fournisseur de légumes sans consentement, et plus encore de l’absence de remords ou de réflexion dans la foulée », déclare la sommelière d’origine britannique. Elle insiste sur ce point : « Pourquoi une entreprise enverrait-elle du contenu à caractère pornographique ? Il s’agit là d’une inquiétante incapacité à faire la distinction entre ce qui est approprié et ce qui ne l’est pas. »
Bien entendu, l’affaire a également fait réagir sur les réseaux sociaux. Des échanges que résume parfaitement une publication signée Saskia Neirinckx, fondatrice de l’agence de food communication anversoise The Wicked : « Les femmes font de leur mieux pour gagner leur place en cuisine et on leur distribue quelque chose comme ça ? Bonjour, sommes-nous de retour dans les années 70 ? ».
Quid du côté du « Groothandel » Claessens? Contacté par nos soins, Tom Claessens, à la tête de l’entreprise familiale, « comprend que le calendrier ait pu choquer ». Ses explications, en revanche, sont loin de convaincre. Le chef d’entreprise évoque « une tradition mise en place depuis plusieurs années » et « des clients qui apprécient ce cadeau ».
« Le calendrier n’aurait jamais dû être distribué à une aussi grande échelle », admet-il. Cependant, il évite soigneusement toute remise en question de l’initiative en elle-même, préférant invoquer une « tradition » impossible à défendre. Les arguments de l’intéressé n’apaiseront pas l’indignation générale. D’autant plus qu’aucun engagement concret ne semble avoir été pris pour éviter qu’une telle situation ne se reproduise, laissant planer le doute sur la volonté réelle de l’entreprise de progresser vers l’égalité et la justice dont la société a tant besoin.
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