La vie de prof de Kris Van Assche et An Vandevorst: « J’ai l’impression de pouvoir inculquer un sens de la réalité aux étudiants »

Kris Van Assche et An Vandevorst © Renaud Callebaut et Aaron Lapeirre

An Vandevorst et Kris Van Assche ont troqué leur métier de créateurs contre des postes à l’école de mode italienne Polimoda. Elle comme responsable du Fashion Design Department, lui en mentor pour le master Creative Direction. Ces deux grandes figures belges de la mode nous racontent le début de cette vie dans la Botte.

Après onze ans à la tête des collections masculines de Dior et trois ans chez Berluti, Kris Van Assche s’est soudainement retrouvé sans emploi fixe. An Vandevorst et son partenaire Filip Arickx avaient, eux, mis un terme à leur label A.F. Vandevorst. Mais la terre ne s’est pas arrêtée de tourner. L’année dernière, An Vandevorst a pris les commandes du département Fashion Design de la prestigieuse école de mode italienne Polimoda. Et elle a attiré Kris Van Assche à Florence, où il est maintenant mentor dans le cadre du master Creative Direction de la même école. Elle passe deux semaines par mois là-bas. Lui s’y rend pour quelques jours toutes les quatre à six semaines pour rencontrer et conseiller ses élèves.

Avec eux, nous avons évoqué le passé et le présent. Tous deux ont par contre gardé le silence sur d’éventuels nouveaux projets dans le domaine de la mode… Elle, nous répondait de son bureau à Anvers, lui de sa maison à Paris. La magie des nouvelles technologies… « L’absence des médias sociaux à notre époque était un grand avantage, nuance Kris Van Assche, qui comme An Vandevorst est diplômé de l’Académie d’Anvers. Impossible de trouver des photos de mes erreurs de jeunesse en ligne et Dieu merci! » « D’un autre côté, grâce aux médias sociaux, présenter des collections coûte moins cher, répond An Vandevorst. Auparavant, nous devions organiser un défilé à Paris pour pouvoir toucher la presse et d’éventuels acheteurs. Aujourd’hui, d’innombrables créateurs fabriquent un pull ou une chemise à la table de leur cuisine, les photographient, les postent exactement au bon moment, et le tour est joué. Le tout avec un budget quasi nul. » Le ton est posé, entre répartie et complicité.

Polimoda

Cette école privée basée à Florence a été fondée en 1986 par Shirley Goodman, ancienne vice-présidente exécutive émérite de l’école de mode américaine FIT, et le marquis Emilio Pucci, fondateur de la marque éponyme. En 2018, Polimoda comptait environ 2 300 étudiants originaires de 75 pays.

Outre An Vandevorst et Kris Van Assche, Linda Loppa est également très impliquée dans Polimoda. L’ancienne directrice de l’Académie d’Anvers en a longtemps été directrice et est aujourd’hui consultante en stratégie et vision.

A quel point est-ce difficile de s’arrêter du jour au lendemain?

An Vandevorst: Mettre un terme à A.F. Vandevorst n’est pas une décision que nous avons prise sur un coup de tête. Nous y avons longuement réfléchi, sans en parler publiquement. Nous voulions proposer une dernière collection. Nous avons informé notre personnel étape par étape, dès que cela a été nécessaire. D’abord les assistants et les stagiaires, qui commençaient à se demander quand nous allions enfin commencer à travailler sur la prochaine collection. Tout le monde a été extrêmement loyal. Il n’y a eu aucune fuite. Je ne l’ai dit à ma famille qu’au tout dernier moment. Nous avons officiellement annoncé notre décision à la mi-février 2020. Le 29 février, nous avons organisé une grande fête d’adieu à Paris et une semaine plus tard, le monde était confiné. Nous sentions qu’il était temps d’arrêter. L’univers de la mode a énormément évolué. Nous nous sommes dit: soit nous prenons une direction complètement différente, soit nous finissons en beauté. Il nous a fallu presque un an pour tout clôturer. Filip et moi avons continué à nous rendre au studio tous les jours.

‘Il n’y a rien de pire qu’un emploi de rêve pour lequel on finit par passer en pilote automatique.’ Kris Van Assche

Kris Van Assche: J’ai été diplômé en 1998, au siècle dernier. J’ai été assistant, j’ai eu ma propre marque pendant onze ans, j’ai dirigé Dior Homme onze ans également, puis Berluti trois ans. Je n’ai jamais connu un jour sans travail. Quand tout s’arrête du jour au lendemain, la transition est rude. La pandémie m’a aidé: j’étais déjà habitué à ne me rendre au bureau qu’une fois par semaine, voire pas du tout, pendant les périodes de confinement. Mais ça n’a pas été simple, je ne vais pas le nier. Je suis un bourreau de travail. J’adore mon job. Cependant quand on conçoit jusqu’à huit collections par an, on n’a jamais l’occasion de prendre du recul, de s’évaluer. Je crois qu’il n’y a rien de pire qu’un emploi de rêve pour lequel on finit par passer en pilote automatique.

C’est ce qui vous est arrivé?

K.V.A.: Oui et c’est normal. Le jour où vous présentez votre collection, vous travaillez déjà sur la suivante. Vous n’avez pas le temps de vivre l’instant présent. L’avantage d’un arrêt aussi net est que j’ai pu prendre le temps de réfléchir. Je me suis plongé dans mes archives. J’ai même créé un second compte Instagram à cet effet. J’essaie également de faire des choses pour lesquelles je n’avais pas le temps auparavant. Je reçois pas mal d’offres. Mais aujourd’hui, j’ai envie de faire des choses complètement différentes, qui me motivent à me donner corps et âme dans ce que je fais. Mon regard a évolué. Je me sens plus proche de l’étudiant en mode que j’étais autrefois, dans une sorte de zone de danger. Le mentorat pour Polimoda arrive au bon moment. Alors que je me demandais ce qu’il restait du rêve que j’avais à 18 ans, An m’a offert la possibilité d’entrer en contact avec la nouvelle génération. Je suis le mentor de 25 jeunes rêveurs, et je peux encore m’identifier à eux après toutes ces années.

A.V.: Quand j’ai reçu l’offre de Polimoda, j’ai aussi été attirée par cet aspect « jeunesse ». Le paysage de la mode est en train de changer du tout au tout. Ce n’est plus comme avant et c’est pour cela que voir comment cette génération aborde la mode est intéressant. A l’époque, la mode rythmait notre quotidien. C’était toute ma vie, et c’était bien. Aujourd’hui, les jeunes ont aussi une vie à côté. Leur rythme est moins effréné que le nôtre. Ils ne travaillent pas moins et ne sont pas paresseux. Ils ont juste d’autres centres d’intérêt. Nous, nous travaillions jusqu’à l’épuisement et si on ne bossait pas jour et nuit, on passait pour des imposteurs.

A l’Académie, vous voulez dire…

A.V.: Oui, ça a commencé à l’Académie. On devait travailler sans arrêt, le soir, la nuit, le week-end. Je dis « devoir » maintenant, mais nous nous imposions ce rythme nous-mêmes. Pour moi, étudier à l’Académie était un rêve. Si un professeur était malade et que nous étions autorisés à rentrer chez nous, je restais à l’école. La mode est une passion particulière.

K.V.A.:La nouvelle génération porte un autre regard sur la mode. On nous a appris à faire les meilleures collections possibles, à créer une histoire très forte. Et ces collections devaient parler d’elles-mêmes. Lorsque vous parlez aux étudiants de leur travail, ils commencent par leur plan de médias sociaux, puis ils vous disent à quoi ressembleront leurs boutiques, leurs campagnes et les organisations caritatives avec lesquelles ils travailleront. Ils n’ont que « durabilité » et « inclusivité » à la bouche. Et après avoir expliqué tous ces détails techniques, ils présentent éventuellement quelques croquis. Cette approche est un peu déstabilisante. Mais on ne peut pas leur en vouloir. Aujourd’hui, beaucoup de collaborateurs dans les grandes maisons sont davantage concernés par la communication que par le design.

La vie de prof de Kris Van Assche et An Vandevorst:
© sdp

N’est-ce pas la preuve qu’il faut être polyvalent dans la mode de nos jours?

K.V.A.: C’est la question à un million! Qu’est-ce que la mode et qu’est-ce que la « direction créative »? Pouvoir exprimer ses envies, développer une stratégie de communication et créer une histoire suffit-il, ou faut-il encore une formation classique? Je pense toujours que le design est très important. J’ai beaucoup de mal à rester intéressé si un élève a besoin d’une demi-heure pour sortir un premier dessin. Mais il y a aussi des étudiants en master qui ne veulent pas forcément défiler à Paris. Qui ne veulent faire que des sous-vêtements, par exemple, ou des robes de mariée. C’est à moi de découvrir leur univers.

A.V.:Kris est le mentor du programme de master « Creative Direction », au cours duquel les étudiants ont notamment pour exercice de relancer une maison existante qui s’est un peu endormie. Dans le programme Fashion Design, l’accent est davantage mis sur le design pur. C’est comme ça que nous fonctionnions pour A.F. Vandevorst, et ça nous a parfois posé problème. Nous étions tellement absorbés par une collection que nous négligions l’aspect communicationnel. Nous organisions alors un événement bien trop tard et presque personne ne venait, car tout le monde avait déjà quelque chose d’autre de prévu ce jour-là. La génération actuelle ne connaîtra pas de tels soucis. Leur collection ne sera peut-être pas prête. Mais le public sera là. (rires)

K.V.A.:Instagram et Google n’existaient pas encore quand nous étions aux études. Quand nous devions faire des recherches, nous allions à la bibliothèque, et nous prenions notre temps. La nouvelle génération est très impatiente. Les jeunes veulent tout, tout de suite. Leur première question est souvent: comment puis-je travailler pour Dior? Je réponds que je peux leur donner le numéro de téléphone du P.-D.G., mais que ça ne les aidera pas beaucoup. Intégrer une grande maison ne se fait pas par hasard. Ce n’est pas facile. Ils me répondent alors: « A votre époque, vous deviez travailler comme assistant pendant plusieurs années, mais maintenant c’est plus rapide. » Etre étudiant, c’est aussi être un peu naïf. Cette règle s’applique aussi à notre génération. Je me considère chanceux d’avoir été assistant pendant six ans avant de lancer mon propre label. Sinon, je n’aurais pas survécu deux semaines. Le problème aujourd’hui est qu’il y a beaucoup de concurrence, de la part d’autres créateurs, mais aussi de stylistes et de célébrités. Kim Kardashian lance une ligne de sous-vêtements et celle-ci se transforme immédiatement en une affaire d’un million de dollars. Cela explique l’impatience des étudiants. A ma propre surprise, je défends Kim Kardashian, qui a travaillé dur pour y arriver. J’essaie de souligner qu’un peu de patience ne fait pas de tort.

Que voulez-vous apporter aux étudiants?

A.V.: Je pense que la beauté, la qualité et la patience sont importantes. Tout comme le respect, envers soi-même et envers les autres. Dans ce cas-là, vous n’avez plus besoin de termes comme « inclusif » et « durable ». Cela commence par soi-même, à la maison et à l’école. Il faut élargir nos horizons autant que possible. Il faut prendre le temps d’apprendre d’autres choses, de connaître d’autres personnes. La spécificité de Polimoda est qu’elle est très liée à l’industrie de la mode italienne. C’est différent d’Anvers, par exemple, où l’accent est entièrement mis sur la créativité. C’est également une force. A Anvers, j’ai appris à me connaître et j’ai pu développer mon talent. Ici en Italie, on travaille avec de grandes maisons, comme Gucci et Ferragamo. C’est une autre approche.

‘On peut travailler dans la mode de manière humaine, même si on dit souvent le contraire.‘ An Vandevorst

K.V.A.: J’ai été surpris quand An m’a proposé ce mentorat, car je ne suis pas vraiment enseignant. Mais je suis à 100% dans la réalité. Relancer une marque qui s’est endormie, étudier la stratégie et le positionnement, ce sont des choses que je connais, que j’ai faites. J’ai l’impression de pouvoir inculquer un sens de la réalité aux étudiants. Je n’ai pas peur de partager mes propres expériences. J’ai moi-même été confronté à des blocages. J’en parle ouvertement avec eux.

A.V.: Un créateur de mode est largement un « résolveur de problèmes ». Sinon, il n’arrivera nulle part. Il faut savoir accepter les compromis, et transformer tout ce qui vous déçoit en défis. Savoir critiquer est utile, mais il faut aussi pouvoir donner des réponses et fournir une base à approfondir aux étudiants. Ils en sont alors très reconnaissants. J’essaie toujours d’être honnête. Parfois, quelqu’un n’a tout simplement pas de talent. Et parfois, un élève décolle. Il faut pouvoir le voir, et le dire.

Vous optez pour une approche humaine…

A.V.: J’ai toujours trouvé cela essentiel. On peut travailler dans la mode de manière humaine, même si on dit souvent le contraire. Le fabricant de chaussures d’A.F. Vandevorst fabrique toujours mes souliers. Ces collaborateurs sont presque devenus une famille au fil des ans.

K.V.A.:En tant qu’assistant, j’ai travaillé jour et nuit pendant six ans. Lorsque j’ai créé mon propre label, je voulais continuer à travailler dur, mais je voulais aussi que cela reste agréable. Il y a des créateurs qui, comme certains artistes, ont besoin d’une sorte d’agonie, qui atteignent une sorte d’apogée à travers la souffrance. Si vous n’êtes pas à moitié mort, alors vous n’êtes pas allé assez loin. Ce n’est pas mon truc. Lorsque je suis retourné chez Dior en tant que directeur de la création, j’ai toujours respecté mon équipe. Ces personnes ont une vie de famille, dans des circonstances normales, une semaine se compose de cinq jours de travail et de deux jours de repos… Des conditions que je n’avais jamais connues en tant qu’assistant. J’ai quitté Dior le coeur brisé, car j’ai dû laisser des personnes avec lesquelles j’avais travaillé jour après jour pendant onze ans, et avec lesquelles j’avais construit un lien personnel.

Si vous sortiez des études aujourd’hui, referiez-vous les mêmes choix?

A.V.: Je ne pense pas. Je prendrais plus de temps, je m’entourerais mieux et je n’essaierais pas de tout faire toute seule.

K.V.A.: Moi, je dirais que oui. Bien sûr, je ne referais pas tout à l’identique. Mais je pense que je m’en suis bien sorti. J’ai beaucoup appris en tant qu’assistant. Qu’on a besoin des bonnes personnes au bon endroit, par exemple.

A.V.: Cela dépend aussi de là où vous travaillez comme assistant. J’ai bossé pour Dries Van Noten, et il faisait tout lui-même ( rires). C’est un passionné, un bourreau de travail. Mon assistanat a été différent de celui de Kris.

K.V.A.:Il y a une différence entre Anvers et Paris. J’ai évolué entre les deux, et j’ai plus ou moins trouvé un équilibre. Anvers est plus artistique. La vision d’un créateur est centrale. Dans une maison comme Dior, vous êtes l’énième créateur à réinterpréter un style.

A.V.:En effet, c’est une autre école. Avec Dries, j’ai appris qu’il ne faut jamais être satisfait trop vite. Il faut constamment repousser les limites. Il faut aller plus loin, encore et encore, jusqu’à ce que vous fassiez ce pas que personne d’autre ne fera.

En bref An Vandevorst

Elle a rencontré son partenaire, Filip Arickx, lors de leur premier jour de cours à l’Académie des beaux-arts d’Anvers. Ils en sont sortis en 1991.

Après plusieurs années en tant qu’assistante de Dries Van Noten, elle a lancé A.F. Vandevorst, en 1997, avec Filip. Ils ont mis fin au label en 2021, après une quarantaine de saisons.

An Vandevorst est désormais à la tête du département Fashion Design de Polimoda.

En bref Kris Van Assche

Il a obtenu son diplôme de l’Académie d’Anvers en 1998.

Il a commencé comme assistant d’Hedi Slimane, d’abord chez Saint Laurent puis, en 2000, pour Dior Homme.

En 2004, il a lancé son propre label, Kris Van Assche.

Après le départ d’Hedi Slimane en 2007, le Belge est devenu directeur de la création de Dior. Il y est resté pendant onze ans.

Entre 2019 et 2021, il a été directeur artistique de la marque française pour hommes Berluti.

Il est désormais mentor pour le master en Creative Direction de Polimoda.

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