Sexiste la haute horlogerie? L’heure est au changement
L’histoire de l’horlogerie mécanique a longtemps été écrite par des hommes pour les hommes. Mais les lignes commencent tout doucement à bouger. Les montres « mignonnes » pour femmes cèdent la place aux modèles non genrés. Et les pubs sont enfin moins clichés.
Il suffit de lire les principaux ouvrages de référence, Watch Wiki et les pages « A propos » des sites de grandes marques pour se rendre compte que l’histoire de l’horlogerie mécanique semble être écrite exclusivement par des hommes. Mais en réalité, la dextérité des femmes se cache derrière la confection de ces prouesses techniques, et ce, depuis des lustres.
En effet, à la fin du XVIIIe siècle, les horlogères étaient déjà louées en raison de la finesse de leurs mains et de leur savoir-faire dans la manipulation de minuscules pièces. Au milieu du XIXe siècle, des centaines d’entre elles étaient employées dans les manufactures helvétiques.
Aujourd’hui, elles représentent plus de 40 % de la main-d’œuvre du secteur, en Suisse, et elles sont plus impliquées que jamais. Certaines assurent la pose, d’autres le réglage et la réparation du mécanisme, ou encore l’ornementation, le polissage et le contrôle qualité. Quant aux pionnières telles que Carole Forestier-Kasapi (Tag Heuer), Marie-Laure Cérède (Cartier), Magali Métrailler (Jaeger-LeCoultre) et Annegret Fleischer (anciennement A. Lange & Söhne, maintenant free-lance), elles créent des calibres et donnent forme à des boîtiers de montres.
Suisse sexiste
Pourtant, la haute horlogerie demeure un univers masculin et conservateur. Car les postes à responsabilités restent souvent inaccessibles à la gent féminine : actuellement, elle occupe moins de 20 % des jobs de direction. « Cela est peut-être dû au fait que cette nation est depuis toujours très sexiste », déclarait la coprésidente de Chopard, Caroline Scheufele, en 2015 au Financial Times.
En effet, dans ce pays, les femmes n’ont acquis le droit de vote qu’en 1971. Et aujourd’hui encore, la Suisse compte parmi les plus mauvais élèves de la classe européenne en matière d’égalité des genres. De plus, pour ces marques dont les origines remontent aux XVIIIe ou XIXe siècles, la conservation du passé et l’évitement de changements radicaux relèvent de leur marque de fabrique.
Même les Webshops ont longtemps été bannis, jusqu’à ce que la pandémie s’en mêle. En outre, pendant des décennies, cette industrie a développé des joyaux fonctionnels pour le monde militaire, l’aéronautique, le sport automobile et les expéditions. Des cibles plus exclusivement masculines qui ont contribué à créer ce contexte machiste.
Féminisation en marche
Fondée à Genève en 2021, Watch Femme est une association de professionnelles qui encourage le leardship féminin dans le secteur. Elle critique notamment le sexisme ringard et le fait que les postes à responsabilités soient fortement politisés. « Certes, de nombreuses femmes qualifiées entrent en ligne de compte, mais elles ne peuvent pas s’appuyer sur un réseau », explique la cofondatrice Nathalie Veysset à Innovation Time.
Concrètement, en 2023, seuls Chopard, Jaeger-LeCoultre et Harry Winston comptent une femme à leur tête (lire notre encadré). Peu avant l’été, Audemars Piguet, l’un des ‘big three’ de l’horlogerie de luxe aux côtés de Vacheron Constantin et Patek Philippe, a également annoncé l’engagement d’Ilaria Resta en tant que CEO.
Cette dernière, qui prendra ses fonctions le 1er janvier 2024, est non seulement une ancienne de chez Procter & Gamble et Firmenich et donc une outsider, mais elle est surtout la première femme qui dirigera l’entreprise vieille de 148 ans. Cela a suffi pour que Vogue et le site de montres Hodinkee parlent de « changement séismique » pour la haute horlogerie.
Montres pour Barbie
Un autre motif d’exaspération de Watch Femme et d’une armée croissante de commentatrices est le sexisme qui caractérise les collections. « Nombreux sont les hommes qui pensent que les femmes veulent une montre de Barbie », écrit la collaboratrice d’Hodinkee, Cara Barrett, en 2021. Dans une interview accordée au magazine en ligne Luxury Society, l’horlogère indépendante Fiona Krüger évoque, elle, le paternalisme, les stéréotypes et les montres typiquement fillettes.
Sur la base de l’idée largement répandue selon laquelle les femmes ne s’intéressent par définition pas à la technique, de nombreuses prétendues « ladies collections » en quartz voient le jour. En comparaison avec les montres mécaniques, ce sont des joyaux plus simples qui ne nécessitent pas beaucoup d’ingénierie et qui se caractérisent par un cadran coloré, des pierres précieuses brillantes et des motifs clichés tels que petits cœurs, fleurs et papillons.
De plus, il existe une multitude de groupes Facebook et WhatsApp pour passionnées de haute horlogerie, ainsi que des sites Web tels que dimepiece.co, bien que le lieu de rassemblement le plus populaire des amatrices soit sûrement Instagram.
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Sur cette plate-forme, des influenceuses comme Zoë Abelson (@watchgirloffduty), Misha Daud (@watch_fashionista), Britt Pearce (@watch.gringa) et Cara Barrett
(@its.cara.time) étalent régulièrement des cadrans sophistiqués et cassent des stéréotypes qui ont la peau dure.
Les références féminines
Caroline Scheufele, Chopard
La coprésidente de l’entreprise suisse Chopard a fait de la marque une valeur sûre sur le marché des bijoux. Elle est aussi le cerveau derrière la Happy Sport, une montre à diamants mobiles, le best-seller de la maison.
Catherine Rénier, Jaeger-LeCoultre
Catherine Rénier a travaillé chez Cartier et chez Van Cleef & Arpels. Elle est devenue CEO en 2018. Elle est la première femme à occuper ce poste en 195 ans d’existence de la marque, qui appartient également au groupe Richemont.
Nayla Hayek, Harry Winston
Depuis 2013, elle est CEO de la marque de bijoux et de montres Harry Winston et présidente du conseil d’administration de Swatch Group, où elle a succédé à son père Nicolas Hayek après son décès en 2010. A noter : la direction générale du plus grand groupe de montres mondial ne compte que deux femmes sur dix-sept personnes.
La valeur de revente de ce genre de modèles pour femmes est quasi nulle, a confirmé cette année au New York Times l’experte Isabella Proia de la maison de ventes Phillips : « Les créations féminines des marques au cours des cinquante dernières années n’intéressent ni les collectionneurs ni les maisons de vente aux enchères. »
Pourtant, les accessoires mécaniques tels que chronographe, fonction calendrier ou deuxième fuseau horaire ne séduisent pas seulement les hommes. Et ce n’est pas neuf. Ainsi, des marques comme Zenith, Cartier et Rolex et des plates-formes telles que Farfetch et Watches of Switzerland reconnaissent depuis des années que beaucoup de femmes s’offrent aussi des montres masculines élaborées.
« Les médias sociaux, en particulier Instagram, ont une énorme influence sur cette industrie traditionnelle, a confié l’an dernier Laetitia
Hirschy à The Zoe Report. De plus en plus de femmes y postent leurs montres. Il n’y a pas si longtemps que ça, les hommes en étaient les principaux acquéreurs. A présent, les femmes commencent à conquérir cet espace. »
Des collections non genrées
Si côté coulisse la mutation se fait sentir, c’est aussi le cas du côté de la communication vers les consommatrices. Alors qu’il y a quinze ans, les marques misaient sur des slogans comme celui d’IWC « Engineered for Men », aujourd’hui on a surtout affaire à des ambassadrices et à des initiatives comme l’expo internationale Her Time d’Omega.
De plus, les collections évoluent à grande vitesse. Ainsi, un nombre croissant de marques cessent de concevoir des montres mécaniques spécifiques pour elle et lui au profit de modèles proposés en plusieurs dimensions et avec différentes fonctionnalités.
Il appartient à l’acheteur ou l’acheteuse de décider si une tocante lui convient ou non. « Qui sommes-nous pour dire qu’une montre est conçue pour un homme ou une femme ? », s’interroge Julien Tornare, CEO de Zenith, dans le Financial Times.
Reste que, tant qu’il y aura peu de femmes dans les départements techniques et les conseils d’administration, ces montres non genrées seront conçues selon un point de vue masculin.
« Si nous disons aux horlogers qu’ils ne doivent plus se concentrer sur les montres de femmes, ils retomberont dans leurs travers », avertit Barbara Palumbo, qui tient le blog sur les montres Whats On Her Wrist et est active sur le site Business of Fashion. Et de conclure : « Je ne veux pas que les femmes deviennent un élément accessoire. »
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