Patricia van der Smissen, avocate:  » Les féministes se réapproprient ce qu’on nous a pris, ce qui a été détruit « 

Elle est venue au féminisme peu à peu, en prenant la mesure des violences faites aux femmes qu’elle rencontrait dans son cabinet d’avocate et de médiatrice, à Bruxelles. Patricia van der Smissen, également conférencière avec « Mes mondes de l’invisible », déroule le fil de sa pensée, de ses lectures et de ses combats. Transmettre, c’est outiller.

Comment est né votre féminisme, pour autant qu’il y ait eu une naissance ?

Il est né de mon premier combat, de ma lutte contre le sentiment d’injustice. Je me suis toujours sentie du côté des opprimés. Quand j’étais enfant, quand on jouait à  » cowboy-indien « , j’étais toujours une Indienne. Adolescente, j’ai vu le film  » Nuit et brouillard  » qui m’a profondément marquée, et j’ai lu tout ce que je trouvais sur le génocide nazi, j’ai aussi été sensibilisée à la question de la traite et de l’esclavage en regardant des films américains, puis à la haine envers les Arabes dans la France profonde via le film  » Dupont Lajoie  » … Quand je suis devenue avocate stagiaire, fin 1985, l’un de mes premiers dossiers concernait un Kurde venu de Turquie qui demandait l’asile politique et dont les droits avaient été bafoués par nos gendarmes. Ce traitement réservé aux étrangers dans notre pays fut donc l’une de mes premières indignations politiques.

A l’époque, vous ne vous inscrivez donc pas encore dans un combat féministe ?

Les femmes ne me semblaient alors pas une minorité prioritaire à défendre dans nos pays. Quand j’étais enfant, ado, jeune adulte, j’étais consciente qu’il y avait eu des combats, que les suffragettes s’étaient battues pour nos droits civiques et les militantes du MLF pour le droit de disposer de son corps – l’avortement était sur le point d’être légalisé à cette époque-là. Je ne voyais donc pas la nécessité de m’engager dans un combat pour les femmes, surtout qu’il me semblait dirigé contre les hommes, en tout cas, c’est l’image que j’avais des militantes. J’avais l’impression que la vie des femmes était  » facile  » … Même si bien sûr, j’étais consciente du patriarcat, du machisme et du paternalisme de certains, souvent d’une bêtise stupéfiante. Ma sensibilité s’est peu à peu développée parce que dans le cadre de mon métier, j’ai été confrontée à des femmes battues par leur mari, je me suis rendu compte qu’il avait là d’évidentes discriminations. Et puis surtout, je suis devenue l’avocate de victimes de viols graves durant l’enfance, de viols organisés, ce qu’on appelle des faits de pédo-criminalité et que la justice et les médias à l’époque refusaient de prendre en considération. Il existait alors ce phénomène de déni très puissant, les médias en faisaient uniquement des titres accrocheurs et les victimes qui avaient le courage de parler faisaient l’objet d’un lynchage médiatique.

Dans l’écoute de ces victimes, constate-t-on une différence selon le genre ?

Les victimes d’abus sexuels sont souvent des femmes dont la parole est confisquée par l’auteur qui leur a intimé la loi du silence, par menaces ou violences psychologiques. En sortir, en parler, se rendre visible nécessitait qu’elles se fassent violence pour briser cette loi qui avait été intégrée. Rendre visible l’indicible, cela prend des années, parfois toute une vie… On a nié longtemps l’existence de ce qu’on appelait une pédo-criminalité organisée. Le pédopsychiatre Jean-Yves Hayez l’a analysé, ce phénomène de déni. Il explique que c’est  » un mécanisme spontané d’autodéfense qui protège un individu de la représentation mentale d’idées, de questions ou d’images très pénibles marquées par la culpabilité, l’angoisse, la honte, le chagrin, la peur. L’individu refoule cette représentation insupportable mais il affirme bruyamment émotionnellement avec indignation le contraire « . En fait, dit d’une manière plus simple,  » c’est la politique de l’autruche, partagée par le plus grand nombre, celle-là même que l’on reproche violemment aux mères qui sont témoins d’inceste et qui ne veulent pas le voir « . Ce phénomène de déni a été très puissant en Belgique lors de l’affaire Dutroux et d’autres dossiers encore. Plusieurs magistrats estimaient que ces faits, pourtant décrits par de nombreux témoignages concordants, étaient trop incroyables pour être vrais.

Aujourd’hui, ce phénomène déni est-il toujours vivace à l’ère de #MeToo ?

Je vois bien que les choses ont évolué. La parole s’est libérée, ce qui ne veut pas dire qu’elle sera entendue et suivie en justice d’une condamnation mais je pense qu’il y a une grande évolution dans la préhension de la parole des femmes et dans l’écoute. Je pense à l’affaire DSK, avant la révolution #MeToo : on a vu que le prédateur était un puissant, avec peu de considération à l’égard de la victime qui a été tout de suite traitée de menteuse, qui était fragile, pauvre, racisée. Certains parlaient même de troussage de domestique… On a pu constater une solidarité de genre qui unit les hommes contre les femmes, une solidarité de race qui unit les blancs contre les non-blancs et une solidarité de classe, qui unit les riches contre les pauvres. On n’a pas voulu parler de viol mais d’un jeu de séduction, d’une erreur de jugement… Et pourtant, dans cette affaire, les femmes de chambre syndiquées aux Etats-Unis ont défilé dans la rue pour dire qu’elles vivaient ce genre d’expériences. Depuis, les langues se délient. Pour preuve, l’affaire Matzneff qui a éclaté alors qu’il faisait partie d’une élite intellectuelle qui lui permettait de recevoir des prix pour des livres immondes qui faisaient ouvertement l’apologie de sa pédo-criminalité.

Vous vous intéressez aux féministes dites décoloniales…

Ce sont souvent des universitaires issues du contexte anglo-saxon (du Black feminism), latino-américain et caribéen, pour qui le féminisme doit être une libération et pour cela viser à la convergence des luttes contre le sexisme, le racisme, le capitalisme et l’impérialisme.

Pour moi, le féminisme n’a de sens que s’il vise l’émancipation de toutes, donc s’il est à la fois une conscience et une lutte contre toutes les discriminations qui sont à l’origine de l’oppression des femmes. J’adhère à l’approche systémique qu’est l’intersectionnalité. Plus je lis à ce propos, plus je trouve que c’est complexe, mais pour faire court, c’est à la fois un outil et une politique.

Un outil qui permet le diagnostic, c’est bien cela ?

Oui, un outil qui permet de nommer, donc de sortir de l’invisibilité le caractère cumulatif et aggravant des violences et des discriminations de genre, de classe, de race. Le mot lui-même a été inventé par une juriste africaine-américaine en 1989, Kimberlé Crenshaw. Elle a forgé ce concept pour situer à l’époque les femmes noires américaines à l’intersection de plusieurs discriminations à la fois, en tant que femmes d’une part, en tant que noires ou migrantes ou socialement désavantagées d’autre part. Elle démontre en fait que ces femmes-là sont en marge des politiques qui prennent en charge les discriminations. Elle explique qu’elle s’est inspirée du procès en 1976 intenté par plusieurs femmes noires, dont Emma Degraffenreid, qui ont attaqué General Motors pour discriminations racistes et sexistes : l’entreprise avait mis en place une division du travail basée sur une ségrégation à la fois par le sexe et la race ; les emplois de bureau étant implicitement réservés aux femmes blanches et les plus physiques aux hommes noirs. Or, il n’y avait pas dans la loi le cas des doubles discriminations, elles n’étaient pas prises en compte par les tribunaux. Elles n’avaient donc pas de nom, et on ne pouvait dès lors pas le résoudre. Kimberlé Crenshaw en a tiré la conclusion qu’il fallait une dimension intersectionnelle, montrer les croisements entre les discriminations pour pouvoir faire reconnaître ne serait-ce que l’existence de ces discriminations. Et il faut dépasser l’idée que c’est une addition de discriminations, il faut comprendre que les rapports de pouvoir ne s’ajoutent pas les uns aux autres mais qu’ils s’imbriquent et se génèrent les uns aux autres.

L’intersectionnalité se mue également en finalité politique, dites-vous. Comment passer de l’analyse à l’action ?

Ce concept permet de penser ce que serait – ou ce qu’est – une véritable politique d’émancipation qui prenne en compte l’expérience vécue des victimes ou des minorités. Il me semble que la pensée et la pratique féministes, par tradition et par nécessité, doivent être concernées par les thèmes de l’égalité mais aussi de la différence, de l’altérité, de la diversité. Dans ce sens-là, le féminisme porte en lui les potentialités d’un renouvellement de pensée sur des thèmes qui excèdent les seules questions féministes au sens strict. Il ouvre alors des voies nouvelles et peut être envisagé comme laboratoire du contemporain.

Dans ce laboratoire, l’écoféminisme et sa politique de  » reclaim  » font preuve d’inventivité, dites-vous. Que recouvrent ces mots ?

L’écoféminisme est un mouvement très large. Il naît dans les années 70 plutôt aux Etats-Unis, en France et en Grande-Bretagne. Ces femmes luttent alors contre l’armement nucléaire. L’une d’entre elles, que j’ai découverte grâce à la philosophe Isabelle Stengers, se fait appeler Starhawk, elle se dit sorcière néopaïenne et se revendique de l’écologie, du féminisme, de l’anticapitalisme et de l’antiracisme. Elle pense à partir du milieu ravagé qui nous invite à accepter comme normal et malheureusement nécessaire ce qui, dès qu’on y pense, devient absurde et intolérable. Une autre écoféministe, Greta Gaard entend  » chercher à la clarifier les connections conceptuelles entre tous les systèmes de domination, ce qui conduit à repenser le féminisme comme un mouvement destiné à abolir toutes les formes d’oppression « . Réactivant l’histoire, elles parlent d’ailleurs de HERstory au lieu de HIStory, elles rappellent le coup de force qui s’est joué en Europe, à partir du XVIe siècle. C’est l’époque des mises en clôture des  » commons « , les communs en français, des terres autrefois exploitées collectivement par les villageois. L’attaque est dirigée contre les communautés paysannes et contre les sorcières, qui vivaient en interdépendance. Karl Marx donne à ce mouvement de suppressions des  » commons « , que l’on a appelées  » enclosures « , un rôle actif dans le développement du capitalisme. La manière d’occuper le sol de toutes ces communautés humaines, païennes, est détruite, le droit de propriété prime, les paysans appauvris sont chassés vers les villes où ils seront exploités sans limite dans l’industrie. Des femmes rebelles ont alors tenté de résister mais elles seront soumises, sous l’autorité des hommes. C’est la même chose avec les pays que nous avons colonisés. Le passé vit dans le présent. Cette histoire d’expropriation et de répression se poursuit jusqu’à aujourd’hui. En pensant le capitalisme non pas seulement comme exploitation mais comme expropriation, les écoféministes développent, par des pratiques expérimentales, la politique du  » reclaim « , la réappropriation : se réapproprier, aussi bien l’idée de nature que ce qui relève de la féminité ; se réapproprier non seulement ce qu’on nous a pris mais ce qui a été détruit, guérir, régénérer, redevenir capable d’affirmer, de coopérer et de lutter pour ce à quoi on tient. Je crois à la transmission, à la coopération, à l’urgence d’inventer et de mettre en pratique de nouvelles utopies collectives.

Concrètement ?

Cela pourrait être une fabrique de fictions d’hospitalité, imaginer des fictions qui ne fassent pas appel aux bons sentiment mais qui nous mettent au travail sur la phobie de la mixité qui guident nos politiques. A l’instar de la proposition de Bruno Latour, définir le territoire qu’on a envie d’habiter… Si je pense à l’Europe et à ce cimetière qu’est la Méditerranée, il est urgent de revaloriser la solidarité.

Plusieurs associations féministes ont lancé un appel à la grève des femmes le 8 mars. Vous mettrez-vous en grève ?

Oui, symboliquement certainement, d’autant que cet appel rejoint notamment les préoccupations de reconnaître et valoriser les métiers du Care, le  » prendre soin « , tel qu’en parle Cynthia Fleury, c’est-à-dire tout ce qui nous permet d’être ensemble, tous les métiers de la solidarité, ce qu’on appelle le capital social, que les politiques néolibérales invisibilisent en les féminisant et les naturalisant, qu’elles considèrent comme du coût et non comme un investissement et dans le budget desquels elles ont opéré des coupes drastiques. Or, sans ces métiers, la société s’effondre. Il faut mieux comprendre la force que constitue l’interdépendance entre les humains et entre les humains et le vivant, développer l’économie solidaire et sociale, prendre soin de nos écosystèmes. Ce qui est d’autant plus nécessaire et urgent en ces temps où les atteintes à nos droits fondamentaux sont très inquiétantes.

 » Mes mondes de l’invisible  » (Durée: 1h32 )

A l’invitation de la Compagnie de la Casquette qui a initié et filmé cette conférence, Patricia Van der Smissen y aborde les sujets qui lui tiennent à coeur, notamment dans le monde de la justice pénale, dans le féminisme (à 40:55), dans le monde de la répression des minorités et dans la création d’une action collective.

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