Les vertus du conflit
Si au lieu de contourner un problème on l’attaquait de front ? Et si le conflit était bénéfique ? Le karaté kit du coach Jacques Debatty.
La plupart d’entre nous ont tendance à fuir le conflit. Nous préférons souvent éviter de faire des vagues et continuer à mordre sur notre chique plutôt que d’exprimer notre mécontentement. Question d’éducation. La colère étant rangée dans le tiroir des comportements à éviter. Or, la violence, intrinsèque à notre condition animale, est inscrite dans notre mode de fonctionnement depuis la nuit des temps. Question de survie. Face à un mammouth en rut, périlleux, en effet, de démarrer une discussion sur les nuisances sonores de la reproduction pour le voisinageà Mais dans notre société » civilisée « , exempte de pachydermes en liberté, nous avons appris à refouler nos pulsions agressives. Probablement même un peu trop ! » L’individu ne maîtrise plus les codes de la violence, pointe Jacques Debatty, professeur de karaté, coach formateur en entreprise spécialisé dans la gestion des conflits et auteur, avec Béatrice Gérard, d’ Osez le conflit (aux éditions Luc Pire). La compétence de nos sociétés est essentiellement verbale. Elles sont donc démunies face aux expressions physiques de la violence. Or, en situation de stress qui se développe dans toute crise, le savoir-vivre disparaît au profit d’une colère difficilement maîtrisableà »
Pourtant cette colère est un message. Positif. Qui nous invite à nous confronter. Mais en pleine crise, la communication verbale est souvent rompue. Il est donc essentiel d’apprendre une communication adaptée à la crise. Jacques Debatty propose le conflit rituel, un mode d’emploi qui mêle la philosophie des arts martiaux à la communication et au rituel animal. L’idée ? » Une lutte rituelle, où deux protagonistes sont consentants, ce n’est pas de la violence, c’est de la communicationà » Faisons la différence entre un combat où tout est permis et un conflit rituel où l’on respecte son adversaire et n’ayons plus peur de lutter.
Trois cerveaux pour l’a priori d’un seul
Pour comprendre d’où vient notre stress ou notre colère, et comment ils agissent sur notre comportement, un survol de la morphologie de notre cerveau est nécessaire. Trois parties, indépendantes et complémentaires, le composent : le cerveau reptilien, le cerveau limbique et le néo-cortex. Le cerveau reptilien, le plus ancien et le plus petit, gère les fonctions vitales de notre organisme, ainsi que les fonctions d’alerte. C’est lui qui, suite à un stimulus, nous signale que nous sommes en danger. Le cerveau limbique, lui, est le centre de nos émotions, tandis que le néo-cortex est celui de l’intellect, de la raison et de l’apprentissage.
En refusant notre côté animal, en réfléchissant à l’excès, on finit par réduire à néant les signaux envoyés par notre cerveau reptilien, ce qui nous prive de ses précieuses ressources. » Tout ce qui est produit par le néo-cortex et qui ne tient pas compte de la dynamique pro-survie risque d’induire gravement en erreur, explique Jacques Debatty, Les comportements antagonistes à la survie font surgir la dualité, le conflit interne, l’anxiétéà et son cortège de conséquences. «
Combien de fois, en effet, n’avons-nous pas conclu une erreur de jugement en s’exclamant » j’aurais dû m’écouter ! » Quand le » reptilien » nous envoie un message d’anxiété, soit le signal émotionnel préventif qui signifie danger, le néo-cortex doit l’écouter et rester vigilant pour le rassurer. Si nous ne répondons pas à ce signal, le processus émotionnel naturel se bloque et l’anxiété devient peur panique qui entraîne la fuite. » Plus tôt on écoute les émotions, moins elles prennent de place, poursuit Jacques Debatty. On peut alors les canaliser et les utiliser à bon escient. » Conscient de ce qui se passe en nous, on peut redevenir propriétaire de soi-même. » La violence est un langage de survie qui ne peut être éradiqué, mais qui peut être ritualisé. Inspirons-nous du système préventif du règne animal : marquons notre territoire pour prévenir la violence. «
Hara-kirira bien le dernier
La technique de base, celle qui occupe 80 % de la méthode, est lancée : marquer son territoire. Même si l’image est amusante, l’idée n’est pourtant pas de se soulager un peu partout. Mais plutôt de cadrer les relations que l’on entretient (*). Au quotidien, cela se fait naturellement : ce sont les petites phrases, les comportements et les gestes simples qui ponctuent nos relations, » et remplissent une fonction de » lubrifiant » social qui permet d’éviter les conflits et de se rassurer sur les intentions d’autrui « . C’est ce qu’on nomme également la politesse.
Et en situation de crise ? » Le marquage de territoire garantit le caractère rituel du conflit au cas où il se déclencherait, souligne Jacques Debatty. C’est l’étape la plus efficace en termes de dissuasion de la lutte physique et mentale, en sachant que démontrer que l’on peut vaincre sans combattre est le but ultime à atteindre. » Le but de la man£uvre est clair : signifier que l’on ne désire pas se battre mais que l’on assume la confrontation si elle se présente.
Sur le lieu de travail, lorsqu’un conflit oppose un employé avec son chef, il est donc impératif de trouver un endroit neutre où tous deux puissent s’exprimer. Ensuite, il faut démarrer la discussion en marquant le territoire : l’employé en reconnaissant l’autorité de son supérieur, et le chef en dissociant la personne de la fonction vis-à-vis de son employé. Même chose visuellement : une distance rituelle de 1,50 m doit être maintenue. Ne reste plus qu’à poser le cadre de la perception. » Considérer dès le départ que toute perception est vraie, par définition, sans pour autant exprimer la vérité, c’est dessiner le cadre, baliser l’expression de la communication et la relation, martèle Jacques Debatty. Cela nous évite de débattre sur qui a raison ou tort, et nous permet de nous concentrer sur le mode d’emploi à suivre pour sortir de la crise. «
Selon le coach, 99 % des conflits trouveraient une solution par le marquage du territoire, et 1 % seulement par la lutte. Mais pour être efficace, le marquage doit être explicite et convaincant. En effet, même inconsciente, la perception de l’odeur de la peur a un effet immédiat sur les comportements. Idem pour une voix tremblante, mal posée ou criarde, voire des gestes hésitants, qui émettent des signaux peu convaincants quant au respect des limites à ne pas franchir. Gardez à l’esprit qu’un prédateur choisira systématiquement la victime la plus faibleà Parce qu’il n’a pas envie de lutter, ni de s’affaiblir ou risquer de se blesser.
Donc plutôt que de fuir, ce qui confirme la peur, donc la faiblesse, il faut faire face. Et gonfler le torse. Il y a de fortes chances pour que le prédateur fasse demi-tour et se cherche une autre victime. » En situation de crise, il est essentiel de pouvoir gérer ses émotions car le témoignage de celles-ci à un moment inadéquat peut faire de vous l’enjeu de la prédation. » Pendant une mise au point, les règles à respecter sont simples : pas de regard défiant ni fuyant, chaque propos est tenu calmement, de façon posée et à voix basse, et une posture souple est adoptée (tête levée, corps légèrement de côté, muscles relâchés, mains ouvertes, colonne vertébrale étirée, jambes légèrement fléchies) pour permettre de s’adapter plus rapidement.
Des différends différents
» Un marquage de territoire n’est jamais définitif, il doit sans cesse se renouveler. » Les leaders doivent même veiller à ce que celui-ci soit explicite pour qu’il ait un impact plus important. » Une porte de bureau ouverte en permanence risque d’être interprétée comme une invitation à entrer alors que ce n’était peut-être pas l’intention de l’occupant du lieu, mais juste une négligence « , épingle Jacques Debatty. Une personne, après avoir frappé à la porte, entre sans y avoir été invitée doit donc être immédiatement recadrée au risque de lui laisser l’opportunité de poser diverses requêtes et d’imposer sa présence non désirée. La meilleure façon ? » L’esquive verbale : dès son entrée, invitez l’intrus à prendre rendez-vous. Notez toutefois qu’une porte ouverte symbolise un territoire ouvertà «
Et si malgré tout, il faut lutter, comment s’assurer la victoire ? En acceptant de mourir. Au sens figuré du terme, évidemment. Mourir, c’est aussi renoncer. » Les renoncements nécessaires, quoique douloureux, nous bousculent, nous allègent du superflu, nous propulsent dans l’énergie des grands engagements. » Comme en prenant la décision de quitter un poste parce que la situation jugée insoutenable n’évoluera pas. Pour y aller sereinement, il faut se concentrer sur un projet, un objectif vivant. Dorénavant, lorsqu’on prendra une décision, rien ne nous empêchera d’atteindre notre objectif, qu’elle qu’en soit l’issue. » Il y a un temps pour naître, et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté. Il est parfois nécessaire de mourir à soi, à ses habitudes, pour renaître à la vie. «
(*) La méthode s’adapte également au cadre de la famille. Pour des raisons d’espace, nous avons limité les exemples au cadre professionnel.
Valentine Van Gestel
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