Et si la clé d’une vie heureuse et équilibrée était de réapprendre à patienter
Calés sur le tempo d’un quotidien accéléré, boostés à la dopamine, mariés à nos smartphones: aurions-nous perdu la notion du temps au point de ne plus supporter la moindre minute à ne rien faire? Un bilan de notre tolérance à la lenteur s’impose pour (ré)apprendre à savoir patienter.
« C’est quand qu’on arrive? »
Avez-vous remarqué notre propension à nous comporter au quotidien comme un enfant qui se plaint déjà de la durée du voyage alors que la bretelle de l’autoroute qui mène à la mer n’est pas encore en vue? Une caisse de supermarché bloquée à cause d’un fruit non pesé et c’est l’exaspération. Un ralentissement du trafic s’accompagne d’un concert de klaxons. Une boutique en ligne qui ne livre pas en un claquement de doigts est écartée au profit d’un concurrent plus rapide. Un mail qui ne trouve pas de réponse dans les heures suivant l’envoi et l’on hurle au manque de professionnalisme ou de respect. Il y a fort à parier que nous considérerions la possibilité de réduire les neuf mois de grossesse si nous avions une prise sur la gestation humaine. C’est que nous n’avons pas de temps à perdre, voyez-vous.
Dans les faits, nous en avons pourtant justement… toujours davantage. Au début du XXe siècle, sur une vie estimée à 500.000 heures, il en restait environ 100.000, une fois retirés le travail et le sommeil. Cent ans plus tard, chaque individu se retrouve avec un capital de périodes libres quatre fois plus important. Mais, avec cette profusion, est venue une certaine forme d’avarice affichée.
L’offre récréative est telle que nous refusons de « gaspiller de précieuses minutes ». Alors on râle, on est sous tension, on essaye de faire trois choses en parallèle et on cherche à expédier certaines tâches le plus rapidement possible.
Carl Honoré s’est brusquement interrogé sur sa hiérarchie de valeurs alors qu’il achetait pour sa fille un recueil d’histoires du soir dont la promesse était qu’elles pouvaient être lues en une minute. De ses réflexions est né le best-seller sans cesse réédité Eloge de la lenteur. Au fil des pages, il met en garde: « Notre impatience rend même nos loisirs plus dangereux. Chaque année, des millions de personnes de par le monde souffrent de blessures occasionnées par le sport et l’activité physique. Beaucoup sont dues au fait d’avoir poussé le corps trop loin, trop vite et trop tôt hors de ses limites. Même le yoga n’est pas à l’abri ».
On veut être capables de courir un semi-marathon tout de suite ou on décide de griller les étapes d’apprentissage. Bref, pour utiliser une métaphore, on veut sauter directement du grand plongeoir.
Tout, tout de suite
C’est officiel, l’impatience s’est immiscée partout.
« Nous avons oublié ce qu’est l’attente et comment profiter du moment où arrivent les événements, déplore Carl Honoré. Les restaurateurs ont noté que de plus en plus de dîneurs pressés demandaient à régler la note et commander leur taxi avant même d’avoir entamé leur dessert. Beaucoup de fans quittent le lieu d’une rencontre sportive avant son issue, simplement pour prendre de l’avance sur leur trajet de retour. Et puis, il y a cette malédiction de faire plusieurs choses à la fois ».
Accomplir deux choses simultanément nous paraît si intelligent, si efficace, si moderne… Et pourtant, cela équivaut souvent à faire moins bien les deux activités.
Carl Honoré
Le multitasking est l’une des manifestations les plus flagrantes de notre course contre la montre. On remplit les minutes de trajet en bus, les conversations téléphoniques peu intéressantes ou les réunions un peu molles par d’autres actions ou réflexions. Ce faisant, nous mettons nos facultés cognitives à rude épreuve.
Clifford Nass, professeur de communication à Stanford aujourd’hui décédé, résumait de la sorte ses études sur les personnes multitâches: « Les individus qui font sans cesse plusieurs choses à la fois ne sont pas capables d’éliminer les informations non pertinentes. Ils ne savent pas gérer leur mémoire de travail. Ce sont des distraits chroniques. Ils activent des parties bien plus importantes de leur cerveau qui sont inutiles à l’exécution de la tâche souhaitée, ce sont vraiment des loques mentales. »
Inquiétant! Vous connaissiez la procrastination? Sachez que son opposé existe. Quand l’envie de tout faire immédiatement, et de manière concomitante, conduit à ne plus donner de priorités aux tâches à effectuer, on parle de précrastination. Un trouble de l’organisation qui génère un stress important.
Dopamine contre sérotonine
Si tout peut être lié, Jean-Christophe Bier, neurologue à l’hôpital Erasme, à Bruxelles, précise que les mécanismes de la patience et ceux qui ont trait à la concentration sont différents. « La première est une capacité à résister à une pulsion ou une envie. C’est une capacité d’inhibition. » Quand vous retournez votre smartphone pour voir si vous n’avez pas de notification Instagram au milieu d’une activité, vous ne manquez pas de concentration, mais bien de self-control.
« La faculté de prévoir l’avenir et de poser des actes en lien avec celle-ci nécessite un certain nombre de capacités cognitives qui peuvent s’altérer », complète-t-il. Ces aptitudes sont liées à une zone du cerveau localisée dans les lobes frontaux. En cas de lésion frontale, les patients pourront présenter des problèmes de contrôle, agir comme s’ils n’avaient plus de filtres et par exemple manifester leur envie d’avoir quelque chose tout de suite, sans comprendre la nécessité d’attendre.
Pour mieux décoder certains de nos réflexes d’exaspération, il faut s’intéresser aux circuits de récompense: « Ce réseau est particulièrement activé par la dopamine, un neurotransmetteur que l’on libère quand on obtient quelque chose, explique le Dr. Bier. Ce n’est pas une donnée que l’on utilise lors de diagnostics neurologiques mais l’on peut constater que l’on est dans une société dans laquelle ces circuits sont hyperstimulés. Cela pousse à ce que les gens cherchent un plaisir immédiat plutôt que la construction d’un bien-être général qui serait probablement plutôt lié à la sérotonine (que l’on retrouve comme cible préférentielle dans nombre d’antidépresseurs) et pourrait permettre que l’on n’ait pas besoin immédiatement de combler une envie, un désir. Pour caricaturer : la dopamine serait associée au plaisir et la sérotonine au bonheur ».
Les créateurs d’applications et designers de smartphones se sont engouffrés dans notre faiblesse face à la dopamine. « Si votre cerveau comprend que consulter votre écran est un comportement récompensé, il ne tardera pas à libérer de la dopamine chaque fois que vous pensez à votre smartphone. Vous commencerez à ressentir ce besoin irrépressible de le consulter à longueur de journée », décrypte Catherine Price dans son ouvrage Lâche ton téléphone. La récompense peut être positive – découvrir un nouveau message -, mais aussi négative -échapper à un moment d’ennui, d’angoisse, d’attente. La patience est donc affaire de contrôle et aurait bien plus d’implications qu’il n’y paraît à première vue.
Patienter pour mieux profiter
Si vous deviez manger un marshmallow maintenant ou attendre quinze minutes et en obtenir deux, que feriez-vous?
Cette question à haut indice glycémique est devenue une référence dans le domaine des sciences sociales. Testée sur de jeunes enfants par le psychologue américain Walter Mischel dans les années 70, elle lui a permis d’avancer que patience et contrôle de soi menaient à la réussite. Un quart d’heure, à hauteur de môme, c’est une éternité, mais d’après le spécialiste, cet intervalle avant de recevoir la double ration de friandises valait le coup. Les marmots qui avaient résisté à la tentation ont présenté dans les trois décennies suivantes de meilleurs résultats scolaires, une meilleure santé et des revenus plus importants.
Vous auriez pris le bonbon immédiatement? Tout n’est pas perdu. Les conclusions de cette expérience emblématique, qui commence à dater, sont régulièrement remises en cause. Une reproduction du test en 2018 a par exemple montré que la capacité à attendre des plus petits serait liée à leur milieu social, autant ou davantage qu’à un trait de caractère prégnant. La maîtrise de soi en vue d’obtenir quelque chose ultérieurement serait en outre une faculté que l’on peut travailler.
Floréal Sotto est d’ailleurs persuadée de cette faculté de (ré)apprentissage. Cette ancienne incorrigible empressée vient d’ailleurs de publier 50 super activités pour cultiver la patience en toutes circonstances. « J’ai constaté que dans la plupart des moments d’impatience, on se tournait vers une solution extérieure comme son fil Facebook ou Twitter. J’ai eu envie de donner des idées pour devenir autonome face à cela ».
On se réapproprie aussi un large temps disponible en profitant de ces intervalles pour s’enrichir, grandir à l’intérieur de soi, se concentrer sur soi. On a l’impression d’être sollicités par tellement de choses, de ne pas avoir le temps, mais c’est oublier ces instants que parfois l’on gâche, en quelque sorte.
Floréal Sotto
Pour affronter l’irritation dans laquelle nous plongent certaines périodes de pause forcée, l’auteure suggère par exemple de « dézoomer », c’est-à-dire de remettre cet événement en perspective par rapport à sa journée, sa semaine, mais aussi pourquoi pas à l’univers entier, afin de relativiser tout en apprenant à rire des situations.
« Une activité fondamentale de mon livre est le no complain challenge, précise-t-elle. L’origine du bouquin est que je me suis rendu compte que je formulais en permanence des plaintes sur de toutes petites choses; mes moments d’attente étaient soit sujets à ces ruminations, soit occupés d’une manière qui ne me satisfaisait pas – comme quinze minutes dans le métro sur Facebook. J’ai donc commencé par arrêter de râler, ce qui a impliqué de sortir de cette dimension négative ».
Ainsi, par exemple, pour les attentes qui s’étirent comme celle de résultats d’examens, Floréal Sotto suggère de se créer une déclinaison d’un calendrier de l’Avent, récompensant la capacité à rester zen malgré l’incertitude.
Et si l’on en croit les données sur l’impact de notre obsession de l’immédiateté, les récompenses d’une patience retrouvée surpasseront les petits cadeaux que l’on pourra y glisser.
Trois outils pour (ré) apprendre à patienter
Montre hors du temps
Slow ambitionne de bouleverser notre rapport au temps. Oubliez les deux aiguilles des montres traditionnelles. Sur ces cadrans, vous ne trouverez qu’un seul indicateur, une ligne unique, qui vous indique approximativement votre situation au sein de la journée qui est en train de s’écouler. Le message? « La montre slow est un rappel subtil que le temps est la chose la plus précieuse que nous avons, que nous devons profiter de ce que nous faisons et cesser de courir après les minutes. »
Pleine conscience
On vous le concède, cette technique semble être la panacée du xxie siècle, prescrite pour tous les maux. Mais il faut avouer que se concentrer sur l’ici et le maintenant est un excellent moyen de gagner en patience. On oublie la projection permanente dans le futur, qui crée l’envie d’être toujours plus loin, on se reconnecte à l’instant et on profite! Si vous cherchez un exercice de base: centrez-vous sur votre respiration, ça marche à chaque coup. Vous pouvez aussi vous inspirer du livre de Ruby Wax, Réveille-toi! (Le Cherche midi).
Sevrages
Les applications pour apprendre à vivre sans considérer son smartphone comme l’extension de son bras sont légion. Parmi les dernières-nées intéressantes, notons Space, un programme de « sevrage » sur soixante jours. Un questionnaire d’admission permet de mesurer votre type d’attachement à votre portable pour mieux vous aider par la suite. Si ce « contrôle » vous stresse, vous pourrez toujours négocier avec l’application pour qu’elle vous ménage un sevrage plus en douceur. Mais on vous le déconseille.
(1) Eloge de la lenteur, par Carl Honoré, Marabout.
(2) Lâche ton téléphone, par Catherine Price, Le Livre de Poche.
(3) 50 super activités pour cultiver la patience en toutes circonstances, par Floréal Sotto, éditions Jouvence.
Lire aussi: Ode aux vertus de la paresse
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