Les vertus de la paresse

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Annelies Waegemans Journaliste

Dans une société où règnent travail acharné et agenda chargé, on méprise souvent ceux qui aiment flâner. Or ces personnes ont beaucoup à nous apprendre. La paresse, utilisée à bon escient, peut être une vertu. Si, si !

« J’aime commencer ma journée dans le fauteuil. Rester assis, là, à regarder dans le vide dans une espèce de rêve réveillé. Parfois, je suis encore là une heure plus tard alors que ma femme, qui comme moitravaille principalement à la maison depuis la crise, m’a déjà surpris deux fois à ne rien faire. Auparavant, j’aurais eu honte, mais plus maintenant. Elle sait que je travaille mieux si je prends régulièrement des pauses pour écouter de la musique, boire un café ou tout simplement flemmarder. Après ça, je suis deux fois plus concentré. Si je bosse trop longtemps sans faire de pause, alors mes pensées partent dans tous les sens. »

Pieter* est un ancien camarade de classe qui a toujours suscité un brin d’envie: il dormait tard, ne suivait que les cours qui l’intéressaient, étudiait en dilettante, mais a quand même fini ses études avec la grande distinction. Aujourd’hui il a un bon travail, même si selon ses dires il continue de ne faire que le strict nécessaire. Écrire son nom dans ce magazine ? Certainement pas! « Paresseux est une étiquette dont on se débarrasse très difficilement. Si on vous trouve fainéant, alors votre travail sera automatiquement perçu comme moins bon. Alors que ce n’est pas le cas. Je suis juste un excellent fainéant, un High functioning paresseux (un paresseux de haut niveau). Un talent dont je suis assez fier », rigole Pieter, qui continue de ne travailler que quelques heures par jour. Quelques fois, il a des périodes plus chargées et qu’il doit ensuite compenser.

Si on vous trouve paresseux, alors votre travail sera automatiquement perçu comme moins bon. Alors qu’il n’y a rien de mal dans mon travail. Je suis un fainéant de haut niveau. Un talent dont je suis assez fier. — Pieter

Ce n’est pas une blague, les paresseux de haut niveau existent bel et bien. Elke Van Hoof, la psychologue clinique et experte en matière de stress et burn-out, aime elle aussi flemmarder : « J’ai la réputation d’être quelqu’un qui travaille d’arrache-pied, mais dans mon entourage proche, je suis également connue pour être une personne très fainéante. Travailler dur et aimer se prélasser, les deux peuvent parfaitement cohabiter. » De plus, Elke Van Hoof ajoute que ces deux choses doivent cohabiter, car ne rien faire de temps en temps est indispensable pour notre santé mentale.

« Paresser est un temps de repos essentiel. Un moment qui est nécessaire pour se remettre du stress que l’on rencontre chaque jour. C’est dans les moments où nous ne sommes pas stimulés que nos capacités de récupération peuvent s’exprimer. Regarder les mouches voler est l’une des manières les plus efficaces de maintenir son énergie à niveau »

Honte de traînailler

Avant de vous lancer dans un marathon-Netflix sachez que toutes les formes de paresses ne se valent pas. Il y a une bonne et une mauvaise paresse. Qu’est-ce que la « bonne paresse » alors ? Elke Van Hoof : « Le binge-watching peut être distrayant, mais c’est une activité fatigante pour le cerveau. Lorsque vous regardez la télévision, ou que vous êtes en train de scroller sur votre smartphone, vous créez beaucoup de stimuli pour votre cerveau. Alors que par définition, flemmarder ne crée (presque) pas de stimulus. Idéalement, les moments de détente possèdent deux ingrédients : vous mettez votre corps au repos, en vous asseyant ou mieux, en vous couchant. Ensuite vous n’oubliez pas votre esprit qui doit lui aussi être au repos. Pour ce faire, utilisez des méthodes de médiation, ou si ce n’est pas votre truc, déviez vos pensées, par exemple en rejouant vos vacances comme un film dans votre tête. « Un voyage vers un moment positif est une forme efficace de pleine conscience. » Durant cette heure, l’idée est de ne rien faire du tout. Regarder par la fenêtre. Lézarder au soleil. Se tourner les pouces. L’année dernière, la journaliste Olga Mecking a rendu le mot « niksen » (se tourner les pouces) célèbre grâce à un essai dans le New York Times. Celui-ci est très rapidement devenu viral. À tel point que le livre Niksen, a été publié ; l’art néerlandais de la paresse, comment ne rien faire rend plus créatif, sain, et heureux. Selon Olga Mecking, l’idée que ne rien faire est de la paresse ou inutile est absurde. Beaucoup de flemmards auto-proclamés semblent d’ailleurs être des personnes productives qui peuvent faire en quelques heures ce que d’autres prennent des jours à faire. Malheureusement, il n’y a pas d’explication scientifique à cela. Mais Elke Van Hoof pense que c’est lié à l’attention qu’ils peuvent accorder à leur travail sans perdre de temps sur des sujets insignifiants. « Vous entrez dans une sorte de flux, qui vous permet de vous concentrer davantage sur ce que vous faites. »

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Selon Johan Braeckman, le professeur de philosophie de l’Université de Gand qui a donné avec succès des conférences sur le covid sous le titre Leve de luiheid (Vive la paresse), de nombreux génies étaient plutôt paresseux et faciles à vivre. « Travailler une ou deux heures par jour peut être suffisant, si ce que vous faites durant cette période est signifiant. Regardez Descartes qui restait au lit jusque midi. Il allait ensuite un peu se balader, il ne faisait pas grand-chose durant sa journée. Mais les connaissances qu’il a acquises en flânant sont parmi les plus brillantes du XVIIe siècle. Hugo Claus n’écrivait que huit cents mots par jour. Ce n’est pas énorme, mais il vaut mieux écrire huit cents beaux mots que des milliers qui n’ont pas de sens. Les choses importantes prennent du temps, trainasser également. En lambinant, vous créez un espace dans lequel votre cerveau peut travailler de manière indépendante pour trouver une solution. »

D’après ce qu’on dit, Paul McCartney aurait écrit Yesterday durant un rêve, et le philosophe Ludwig Wittgenstein se vantait que ses meilleures idées lui venaient dans son bain. Bon nombre de personnes exerçant un métier créatif le reconnaissent : les meilleures idées viennent toutes seules, en pliant le linge, en rinçant vos cheveux dans la douche ou en vous retournant de l’autre côté du lit. En bref, lorsque vous vous videz la tête. « Dans ces moments-là,il y a plus de place pour relier des choses entre elles qui n’ont a priori rien à voir. C’est à ce moment-là que les idées vraiment bonnes et significatives arrivent », explique Elke Van Hoof.

Dans son centre de thérapie, House for Resilience, il y a de larges rebords de fenêtre dans lesquels des coussins ont été placés. Les employés sont autorisés à s’allonger quand ils le souhaitent pour se détendre, réfléchir et, oui, même faire la sieste. « Au début, j’ai remarqué une certaine réticence. Il arrivait que les employés se lèvent, honteux, lorsque j’entrais. Je devais vraiment souligner que c’était autorisé, que ces bancs étaient là pour ça. Et plus important encore : je donne le bon exemple en m’allongeant moi-même pendant les réunions. J’ai également été la première à m’endormir pendant les heures de travail. Sans honte. Je veux encourager cette culture du travail et de la détente dans mon entreprise. Parce que ça marche vraiment. »

Ralentir et se relâcher

Jennifer McCartney, auteure de Leef als een luiaard (littéralement : la vie d’un paresseux) trouve également qu’il n’y a rien de mal à trainasser. Comme l’indique le titre de son livre, elle pense que nous devrions tous commencer à vivre un peu plus comme un paresseux — l’animal, pas l’homme. Les paresseux sont déterminés et concentrés, mais toujours détendus. Ils dorment dix à dix-huit heures par jour, se déplacent à un rythme tranquille d’à peine deux mètres par minute et pourtant ils survivent. Dans le journal De Morgen, elle dit : « Je ne dis pas que vous ne devriez plus jamais avoir à lever le petit doigt, mais que vous pouvez travailler selon vos propres capacités et votre propre rythme. » Son conseil : ralentir, faire la grasse matinée, se détendre. Une devise qui a déjà été promue par l’auteur à succès Tom Hodgkinson (L’art d’être oisif et The Idle Parent, entre autres) : vous pouvez être plus détendu et travailler à votre propre rythme. Ce faisant, ils se démarquent de ce que Johan Braeckman appelle notre mentalité « plus est en vous », qui consiste à toujours devoir faire mieux, plus vite, plus. Votre agenda doit être bien rempli du matin au soir, tant sur le plan professionnel que privé. Sinon, on se sent coupable.

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Comment se fait-il qu’une fois adultes, nous perdions le talent de nous coucher sur le dos dans l’herbe en regardant les nuages pendant des heures ? « Rester assis à ne rien faire, être improductif, pour beaucoup de monde ce n’est pas convenable. Dans notre société, tout est considéré selon une logique économique. La qualité de notre travail est mesurée en fonction du nombre d’heures que l’on preste. Nous apprécions quand quelqu’un est fiable et fait bien son travail : c’est logique. Mais l’idée qu’il est particulièrement bon de faire des heures supplémentaires et de continuer à travailler le week-end ne l’est pas. Nous nous sommes laissé imposer que l’idée que le temps ne peut être gaspillé. Tant au travail que dans nos loisirs, tout ce que nous faisons devrait avoir un but. Sauf que ce que beaucoup considèrent comme une ultime perte de temps peut être très précieux. S’allonger dans l’herbe par une belle journée d’été, écouter les grillons : autant d’expériences enrichissantes qui vous accompagneront pour le reste de votre vie », explique Johan Braeckman.

Mais être un bon flemmard, ce n’est pas donné à tout le monde. Ce qui parait naturel à l’un sera peut-être une tâche difficile pour un autre. Elke Van Hoof « Certaines personnes sont comme le lapin Duracell ; elles ne s’arrêtent jamais et sont convaincues qu’elles n’ont pas besoin de se prélasser. Si toute votre vie, tout ce que vous avez entendu c’est que ce n’est jamais assez, il est alors logique de ne pas savoir s’arrêter. Mais de temps en temps, il est vital d’appuyer sur le bouton stop. Notre corps n’est pas conçu pour être continuellement en mouvement. Si vous ne vous reposez jamais, vous chercherez d’autres moyens de vous détendre, comme l’alcool. »

Heureusement, paresser, cela s’apprend. « Commencez par définir ce qui fonctionne pour vous : se perdre dans ses pensées en écoutant un podcast, lézarder dans un hamac, observer la nature dans le jardin,… Planifiez ensuite délibérément vos moments de détente. Commencez par un quart d’heure, si vous n’êtes pas habitué à ne rien faire. Se retrouver dans ses propres pensées peut être déroutant au début. Durant votre temps libre, organisez également un weekend chill. Cela ne veut pas dire que vous ne ferez rien du tout. Mais planifiez vos activités en fonction. » Elke Van Hoof bloque des moments de détente dans son agenda : « Mes collègues savent que ces moments sont sacrés pour moi, car je trouve qu’ils profitent à la fois à la qualité de mon travail et à la façon dont j’interagis avec les autres ».

J’étais la première à m’endormir durant les heures de travail. Sans honte. Je veux encourager cette culture du travail et de la détente dans mon entreprise. Parce que ça marche, vraiment.

Éventail de possibilités

Els (54) partage ce point de vue. Il y a quelques années, elle a décidé de travailler à temps partiel afin d’avoir plus de temps pour elle. Elle remarque cependant qu’elle ne fait rien de particulier durant ce temps libre : « Je me demande parfois ce que je fais un jour de congé. Pas grand-chose en fait, mais je me sens complètement rechargée et pleine d’idées et de projets. Ces idées n’ont aucune chance d’éclore lorsque je croule sous le travail. Financièrement, ce n’est pas la joie, mais le sacrifice en vaut la peine. Je ne suis pas une personne sympathique quand je ne fais que travailler, et aucun somme d’argent ne vaut ça. De temps en temps, je dois tout de même travailler à temps plein, voire plus pour certains projets. Je sens alors que ce n’est pas bon pour moi: j’ai une boule à l’estomac, je dors mal et ne profite pas à la maison. »

Procrastiner, un devoir
Procrastiner, un devoir© Getty Images

En prime, il existe un autre avantage direct à la paresse. Effectivement, en ayant plus de temps pour vous, vous prenez conscience de la vie que vous menez et celle que vous aimeriez mener. Il y a quelques années, Johan Braeckman a pris une année sabbatique et ne peut que le recommander: « Avoir le temps et la liberté de remplir vos journées comme bon vous le semble, c’est une bénédiction pour votre santé et votre résistance morale. Cela vous donne également une nouvelle perspective des choses. C’est pourquoi de nombreuses personnes réalisent pendant leurs vacances qu’elles veulent faire les choses différemment, car elles peuvent enfin échapper à la pression du travail pendant un certain temps et prendre le temps de se détendre, sans se sentir coupables. Malheureusement, cette prise de conscience disparait presque aussi vite qu’elle n’est apparue. » Johan Braeckman travaille lui aussi délibérément à temps partiel. Cela lui laisse plus de temps pour d’autres choses qui lui sont chères, telles que la lecture et l’écriture. « Mon plaisir d’enseigner disparait lorsque je donne trop cours. La routine s’installe et les étudiants le ressentent. Choisir de ne pas travailler plus souvent n’est pas tant une question de fainéantise au départ, mais plutôt de sens et d’orientation que vous voulez donner à votre vie. Il est primordial de se demander de temps en temps si on est toujours sur la bonne voie. Quelles sont vos priorités dans la vie ? Est-ce avoir un gros compte en banque ? Plus de temps avec vos enfants ou vos amis ? Du temps libre pour apprendre une langue ou lire davantage ? Voulez-vous vraiment faire une carrière ou est-ce uniquement car c’est ce qu’on attend de vous ? Dans cette vie, nous recevons un éventail de possibilités. Il est important de savoir quelle voie vous voulez emprunter. »

Pandémie, la pause forcée

Vous ne choisissez pas toujours vous-même d’appuyer sur le bouton pause. Parfois, la vie s’en charge pour vous. À travers un licenciement, une maladie ou, comme récemment, à travers une pandémie. Durant la crise du coronavirus, Katrien (38) a vu un gros contrat tomber à l’eau. Un chômage temporaire et plus de temps pour réfléchir l’ont amené à réaliser qu’elle consacrait beaucoup de temps à réaliser les rêves des autres. Elle désire un changement : « Je ne veux plus travailler sept jours sur sept ‘sur l’ordre de’. À partir de maintenant, je veux prendre plus de temps pour mes propres projets. Mais également travailler de manière différente, plus comme freelance, mais plutôt comme entrepreneuse en développant mes propres idées. En prime, je ne veux plus que mes rêves se limitent à la sphère du boulot, je veux consacrer plus de temps à ma vie privée. Cette année, j’ai pris deux semaines de vacances à Noël pour la toute première fois, et passer autant de temps avec mon mari et ma fille a été un vrai plaisir. »

Pendant les (semi-)confinements, la vie sociale s’est éteinte. Le travail forcé à domicile et le chômage temporaire ont créé du temps libre supplémentaire pour marcher, lire, paresser. Nous ne devions plus être sous pression et beaucoup de gens ont déclaré énormément apprécier cela. Johan Braeckman espère que le covid aura ouvert les yeux : « Les gens ont passé beaucoup de temps avec leur partenaire et leurs enfants ces derniers mois et se rendent compte qu’ils les ont négligés. Ou bien ils ont découvert le plaisir de lire, de cuisiner, de jouer, de faire des puzzles… et voient maintenant combien il est gratifiant de prendre le temps. Serons-nous en mesure de maintenir ces effets positifs ? Je ne sais pas. Mais l’expérience sociale qu’est en quelque sorte la crise de la covid se poursuit depuis près d’un an maintenant. Si nous ne pouvons pas en tirer des leçons maintenant et voir que les choses peuvent être différentes, cela n’arrivera jamais. »

Elke Van Hoof voit également une énorme opportunité : « Nous avons à présent les cartes en main pour réécrire notre vie, mais également notre attitude dans le monde du travail et dans notre vie à la maison. Au plus on saisira cette opportunité, au plus nous irons vers une nouvelle manière de travailler.

Les entreprises doivent l’accepter, y compris les sociétés qui étaient contre les horaires de travail flexibles avant la pandémie. Dans de nombreuses entreprises, on craignait que les employés ne travaillent pas si le contrôle disparaissait : peut-être sont-ils tous allongés dans leur hamac ? Eh bien, laissez-les s’allonger dans ce hamac de temps en temps, s’ils retournent ensuite au travail reposé avec les idées claires. Les résultats sont là : à ce jour, la plupart des entreprises ont compris que la liberté des employés est bénéfique pour leur travail. Peut-être devrions-nous aller plus loin et commencer à célébrer le ‘meilleur employé paresseux de la semaine’ chaque vendredi. Et qu’enfin la paresse soit vue comme un atout, pour autant qu’elle aille de pair avec un bon travail. Car il s’agit de ne pas confondre : plus de paresse ne veut pas dire un travail à moitié fait. C’est plutôt un plaidoyer pour montre qu’un employé qui s’est distingué malgré plusieurs siestes est un employé de haut niveau. »

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