Tristan voyage avant qu’il ne soit trop tard: «La vie, c’est maintenant ou jamais»

Tristan Boedts devant la skyline de Brisbane, en Australie. © TRISTAN BOEDTS
Elke Lahousse
Elke Lahousse Journaliste

Pour Tristan Boedts, 25 ans, 2022 est l’année du voyage ultime. Machu Picchu, Galápagos, vol en parapente au-dessus de l’Himalaya: il ne rentrera pas chez lui tout de suite. Condamné au fauteuil roulant à cause d’une maladie musculaire, il brûle l’instant présent et rien d’autre.

«J’aimerais raconter mon histoire, à condition de ne pas faire dans le pathétique. Je suis très fier de ce que je fais et je ne veux pas que les autres aient pitié de moi. Tout être humain mérite de l’empathie, et pas seulement quand tout va mal. J’essaie de me concentrer sur ce qui est encore possible, et non l’inverse. Je suis à Delhi, les deux prochaines semaines sont chargées, mais si le Wi-Fi est meilleur à Katmandou, on peut s’appeler.» Ces mots sont ceux de Tristan Boedts, jeune Gantois qui s’est lancé seul dans un tour du monde. Nous avons entendu parler de ses projets d’aventure, et nous avons décidé de le suivre, de SMS en appels téléphoniques. Quel est son regard sur le monde, au lendemain de la pandémie? Et, surtout, comment monter les escaliers ou grimper dans un train quand on est atteint de dystrophie musculaire des ceintures, une maladie chronique qui affaiblit les muscles et touche donc parfois le cœur?

Je ne peux pas avancer sans m’aider de mes bras ou d’une rampe. J’ai parfois du mal à entrer dans une auberge… sans parler de monter le Machu Picchu.

Ce terrible diagnostic, pour le vingtenaire, a été posé l’année dernière. «J’ai toujours su que j’avais une maladie musculaire, mais les médecins ont enfin pu trouver laquelle, et surtout, me donner un pronostic, confie-t-il. Je sais désormais que je serai dans un fauteuil roulant avant mes 30 ans.» En outre, son espérance de vie est réduite de vingt à trente ans, suite à une maladie pulmonaire et des cicatrices cardiaques. «Je vivrai entre cinquante et soixante ans, mais ça ne me dérange pas tant. C’est comme ça. En revanche, quand j’ai reçu cette nouvelle, j’ai pris conscience que la vie, c’était maintenant ou jamais. Je venais d’obtenir mon diplôme et j’aurais pu commencer à postuler, mais je n’en avais plus vraiment envie. Le soir de cette annonce, je suis allé voir une amie, et, autour d’un feu de camp, ses parents nous ont raconté leurs longs voyages. J’ai été conquis. D’autant plus que si marcher est encore envisageable, me lever sans aide et monter des marches devient de plus en plus difficile. J’ai tracé un itinéraire le long de plusieurs continents, acheté le billet le moins cher pour l’Amérique du Sud, puis je suis parti pour l’Equateur en octobre 2021. Un départ compliqué, car beaucoup de gens suivaient encore les mesures sanitaires à la lettre. Mais j’ai 25 ans et, chaque jour, je sens que mon corps me lâche. Je n’ai plus beaucoup de temps.»

Mourir un peu, à 5 364 mètres d’altitude, au camp de base de l’Everest.
Mourir un peu, à 5 364 mètres d’altitude, au camp de base de l’Everest. © TRISTAN BOEDTS

Sauvé par un passant

Tristan poste des actualités et des photos avec ses amis et sa famille sur Polarsteps, un carnet de voyage en ligne, «pour ne pas avoir à envoyer le même message cinquante fois». En faisant ça, il compile également ses souvenirs pour plus tard: le site permettra d’imprimer toutes les photos dans un livre. Ce dernier montrera comment, de l’Equateur, il a filé aux îles Galápagos, où Darwin a développé sa théorie de l’évolution. Là, Tristan a vécu parmi les otaries, les tortues géantes, les flamants roses et les iguanes. Ou comment, au Pérou, il a eu le Machu Picchu pour lui tout seul pendant trois heures, délaissé des touristes bloqués par la crise sanitaire. Tristan partage aussi sur cette plateforme ses nuits blanches dans un bus de nuit, sa déception de tomber dans un piège à touristes et ses frustrations physiques. Comme la fois où il a fait une erreur de jugement lors d’un trek à Ushuaïa, en Argentine. Après huit heures de marche, il a vu devant lui une immense montagne, ses jambes ne le portaient plus et il était seul. La nuit s’annonçait glaciale et Tristan avait faim. Depuis la Belgique, sa famille aurait pu savoir où il se trouvait«Je partage toujours mon itinéraire quand j’entreprends des randonnées de la sorte» – mais il aurait fallu un certain temps avant qu’elle ne donne l’alerte. Heureusement, au bout d’une heure, un passant l’a trouvé. Tristan s’est accroché à lui, et ensemble, ils ont mis une heure pour marcher un kilomètre, avant qu’un bus ne vienne le chercher. «Ce n’était pas très malin», convient-il.

Une conscientisation nécessaire

Mais si Tristan refuse la pitié, il ne peut pas nier son handicap physique. Le 28 février dernier, c’était la Journée internationale des maladies rares, moment que le jeune homme a choisi pour publier sur Facebook un texte évoquant l’évolution de sa maladie. «Contrairement au cancer ou à la mucoviscidose, les maladies musculaires ne font pas l’objet d’une journée thématique annuelle avec beaucoup d’attention et d’argent récolté pour la recherche, explique-t-il. Chaque année, à l’occasion de cette journée, j’essaie de réfléchir à ce que je fais, pour moi et pour mon entourage. Une maladie chronique ne se guérit pas avec une thérapie, c’est comme une vague qui vous submerge parfois, vous obligeant à demander de l’aide, avant de se calmer. 2021 a été infernale, en partie à cause du Covid mais aussi parce que mes muscles se sont beaucoup détériorés. On n’a pas conscience que les escaliers deviennent mon cauchemar, que mes muscles s’abîment cinquante fois plus vite que ceux de n’importe qui d’autre. Mais, moi, je le ressens. Alors, à cette occasion, il me tient à cœur de le souligner. Le reste de l’année, je me contente d’être Tristan, le gars qui a d’autres atouts, et pas juste le type qui a une maladie musculaire. J’ai suffisamment souffert de cette stigmatisation en primaire, en étant victime de harcèlement.»

En voir de toutes les couleurs au Machu Picchu, Pérou.
En voir de toutes les couleurs au Machu Picchu, Pérou. © TRISTAN BOEDTS

Sa publication Facebook comprend une vidéo retraçant l’année écoulée. On y voit Tristan descendre une volée de marches. Comme un vieil homme, lentement et pas à pas, en s’accrochant à la rampe. «Je ne peux pas avancer sans m’aider de mes bras ou d’une rampe. J’ai parfois du mal à entrer dans une auberge… sans parler de monter le Machu Picchu», lance-t-il.

Entre père et fils

Néanmoins, cela ne l’empêche pas d’explorer ses limites et de faire des projets. Aujourd’hui, Tristan a visité 17 pays. «Je fais suffisamment de pauses. Je ne dois pas trop solliciter mon corps. Mais ça peut arriver même en Belgique. J’essaie donc de découvrir le plus d’endroits possible tout en respectant mes limites. Les efforts de ce voyage m’ont coûté six mois de ma vie de randonneur, mais ils m’ont permis de survoler l’Himalaya en parapente au Népal, de faire un road trip avec d’autres jeunes de 20 ans en Australie ou d’admirer l’étonnant temple d’Angkor Vat au Cambodge, la chose visuellement la plus impressionnante que j’aie jamais vue. Donc tout ça en vaut la peine.»

Fin mars, Tristan nous envoie un message, depuis l’Australie: «Quand votre photographe peut-il me prendre en photo à Brisbane? Après, je m’envole pour le Népal afin de tenter l’ascension du mont Everest, si je ne meurs pas en chemin. Haha!» Avant son départ, Tristan et son père ont en effet convenu de voyager ensemble pendant un certain temps. Une fois parti, le globe-trotteur a envoyé quatre options à son père: Singapour, la Thaïlande, le Viêt Nam ou l’ascension du mont Everest au Népal, non pas jusqu’au sommet, mais jusqu’au camp de base. «J’ai cru qu’il allait me prendre pour un fou, nous avoue-t-il. Quel imbécile atteint d’une maladie musculaire et pulmonaire voudrait escalader l’Everest? Mais à ma grande surprise, il a répondu: «Si nous sommes accompagnés, et que tu as le temps de tout arranger, on se retrouve là-bas.»»

Survol de l’Himalaya en parapente, au Népal.
Survol de l’Himalaya en parapente, au Népal. © TRISTAN BOEDTS

Sur le toit du monde

Deux semaines plus tard, nous recevons à nouveau signe de Tristan. «Ramper, grimper, marcher, tomber, être porté par un cheval ou par notre accompagnateur, souffrir et mourir un peu. Mais j’ai réussi!», nous écrit-il. Une photo accompagne son message: lui devant un rocher qui indique qu’il se trouve à 5 364 mètres d’altitude, au camp de base de l’Everest. Un cliché qui force l’admiration et la fierté par procuration. Quand avons-nous été aussi loin dans l’extrême? «C’est le point culminant de mon tour du monde, dit-il. Je n’aurais jamais pu y arriver tout seul. Je n’ai jamais rien fait d’aussi éprouvant physiquement. Je suis heureux d’avoir pu le vivre avec quelqu’un qui me connaît. Si nous avions dû nous arrêter après un seul jour, cela m’aurait aussi convenu. Dormir par -10 °C, avoir le mal de l’altitude pour cause d’air raréfié, continuer à force de volonté, faire tout cela avec mon père et ensuite prendre un hélicoptère qui nous ramène en bas… Ce sont des souvenirs que me resteront jusqu’à ma mort.»

C’est d’ailleurs grâce à son papa et à son éducation que le voyageur a su ce qu’il voulait faire dans la vie. «Quand les choses sont difficiles, on trouve des moyens de s’en sortir, c’est ce qu’il nous a appris, à ma sœur et moi. Elle aussi est touchée par cette maladie. Mon père m’a aidé à devenir plus fort verbalement et mentalement, à me servir de sa séparation avec ma mère et de mon handicap pour grandir. Il y a pire: l’extrême pauvreté que j’ai vue en Inde, où une femme lépreuse m’a parlé et où les gens sont brûlés dans les rues. J’ai énormément d’opportunités et j’essaie d’en tirer le meilleur parti. Je camoufle parfois à quel point ma maladie est déstabilisante, donc je suis très fier de ce voyage. Mais en même temps, ce n’est pas si spécial.»

Eléphants en liberté à Udawalawe, au Sri Lanka.
Eléphants en liberté à Udawalawe, au Sri Lanka. © TRISTAN BOEDTS

Après le mont Everest, Tristan a passé dix jours au lit pour récupérer. Son paternel, lui, est rentré chez lui et Tristan est reparti seul. Sur sa liste: le Viêt Nam et la Thaïlande. En août, il reviendra en Belgique, car en septembre, il commence des études sur le comportement de consommation en Angleterre. «Avant mon départ, j’étais engagé politiquement en tant que président des jeunes VLD en Flandre-Orientale. Mais mon parcours m’a amené à naviguer entre les idéologies. Je savais que le changement climatique nécessitait d’agir vite et que nous, en Europe, faisions partie des 1% les plus riches. Mais ce n’est qu’en voyant la nature sauvage de la Patagonie ou l’extrême pauvreté de l’Inde que l’on comprend vraiment ce que cela signifie. Je porte un regard neuf sur la façon dont la politique devrait aborder certaines questions sur le long terme, au lieu de perdre son temps sur Twitter. Je verrai ce qui se présente à moi et comment je peux apporter quelque chose au monde. Mais là, un bateau m’attend pour traverser la jungle du Viêt Nam, avant de partir découvrir Bangkok», nous glisse-t-il enfin.

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